Chapitre 3
La conservation de l’élément arménien est absolument indispensable au bien-être et à la prospérité de l’empire ottoman. Il a été prouvé, au cours des siècles, que les chrétiens et les musulmans peuvent vivre en paix et en amitié dans cette Turquie qui est leur patrie commune.
On hésite, en principe, à donner des conseils ou à faire des remontrances à une nation belligérante sur ses propres intérêts.
Dans une lutte de vie et de mort telle que cette guerre est devenue, il serait naturel de supposer qu’une nation et ses gouvernants sont les meilleurs juges de ce qui leur est avantageux. Un conseil de source étrangère risque de paraître intéressé. Et toute protestation, si même elle n’implique pas une impertinence, ne trahit-elle pas l’impuissance de son auteur ? Toutefois, dans l’Empire ottoman, les conditions sont toutes différentes de ce qu’elles sont ailleurs en Europe. Il n’y a pas un nombre d’hommes cultivés parmi les éléments non chrétiens pour former et guider l’opinion publique ; le pouvoir a toujours été entre les mains d’un cercle étroit et corrompu, et la nation ottomane ne s’est pas développée dans des institutions populaires, de manière à pouvoir se gouverner elle-même, comme les autres nations de l’Europe.
Le nouveau Régime fut salué avec joie au dehors, et non moins joyeusement dans l’Empire par les éléments non musulmans. La Constitution de 1908 apparaissait comme une aurore ; sans distinction de races ou de religions, tous les éléments allaient, semblait-il, commencer de réagir contre l’absolutisme d’Yildiz-Kiosk, également nuisible et même oppressif, en pratique, pour toutes les nationalités soumises à sa tyrannie.
On ne tarda pas à voir cependant que liberté, égalité et fraternité n’entraient pour rien dans la conception que les Jeunes-Turcs avaient, un Etat constitutionnel. C’était tout simplement une clique qui en remplaçait une autre. Il y avait bien des Jeunes-Turcs honnêtes, sincères, mûs par des motifs au-dessus de tout soupçon et qui pensaient ce qu’ils disaient. Mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne purent l’emporter sur la masse personnifiée au sein du Comité Union et Progrès, par des hommes tels que Talaat, Enver, Djavid, Djémal, Haïri, Ahmed-Riza, Dr. Nazim, Hadji Adil, Bédri et Hussein-Djahid. La population musulmane de Turquie étant profondément ignorante, les quelques rares esprits sincères ne pouvaient compter sur elle pour soutenir les principes constitutionnels. la population chrétienne, au contraire, bien plu cultivée et aant beaucoup plus de raisons d’apprécier le régime nouvellement proclamé, constituait l’élément solide où pouvait s’appuyer une Turquie politiquement régénérée. C’est pour ce seul motif que l’élément arménien devint immédiatement une cause de danger pour la bande qui remplaçait Abdul-Hamid.
Ces « Jeunes-Turcs » se tournèrent contre les Arméniens – exactement comme l’avait fait Abdul-Hamid, - pour les empêcher d’apporter leur part d’activité dans la régénération de la Turquie. et cette Constitution, que la malheureuse nation avait saluée comme l’aurore de son émancipation politique, devint presque immédiatement et inévitablement pour elle, une cause de mort.
Il n’est nul besoin d’une étude approfondie, il suffit de lire l’histoire de l’Empire ottoman depuis l’époque où la Grande Bretagne et la France sauvèrent les Turcs par la guerre de Crimée, pour se convaincre que du jour où la question des « Réformes » fut introduite par les Puissances dans leurs rapports avec la Sublime Porte, les Arméniens ont été, à leur insu, les victimes des progrès de la civilisation en Orient. Le Congrès de Berlin reconnut pleinement ce fait. La politique transcaucasienne de la Russie et la politique de toutes les grandes Puissances dans les Balkans ont amené le premier réveil, comme elles ont été, depuis, le plus fort stimulant du fanatisme des Musulmans de Turquie contre les Arméniens. Avant le jour où la Question d’Orient devint aiguë, avions-nous eu de grands massacres en Arménie ?
Et cependant l’Europe chrétienne n’a jamais fait effort pour sauver cette race infortunée des conséquences de ses propres démêlés avec les Turcs.
Les Arméniens ont certes toujours soufferts de par leur seule situation sociale et politique, sous la domination musulmane. Ils ont pourtant vécu pendant des siècles, comme sujets ottomans, dans une sécurité relative et même dans des conditions de prospérité. les relations personnelles entre Turcs et Arméniens n’étaient nullement mauvaises. J’eus l’occasion de le constater en divers points de la Turquie. Les Turcs ne sont pas, comme les Arabes, un peuple fanatique de nature. La persécution et les massacres d’Arméniens ne sont pas une très vieille question de luttes religieuses, comme Européens et Américains, en général, se le sont figuré par erreur. Encore moins ces atrocités ont-elles pour motif le fait que les Arméniens seraient des prêteurs d’argent, pressurant à l’excès les pauvres Turcs simples d’esprit, comme l’on trop souvent avancé ceux qui ont eu l’audace de vouloir expliquer et excuser le forfait.
La réfutation de la première de ces croyances répandues dans le public, est que les grands massacres n’ont eu lieu que depuis un quart de siècle, tandis qu’Arméniens et Turcs ont vécu côte à côte en Asie Mineure depuis près de sept siècles.
La réfutation de la seconde est que les tueries n’ont pas été le privilège des plus grandes villes, où se trouvent en grand nombre les Arméniens aisés, mais se sont toujours produites exactement de la même façon, exactement avec la même intensité, dans des centres où les Arméniens étaient à la fois très ignorants et très pauvres.
Ils n’y a rien de plus absurde, il n’y a rien de plus contraire à la nature et à l’histoire que de vouloir résoudre la question arménienne par un émigration en masse des ver l’Amérique ou vers quelque autre pays. Les Arméniens sont un élément indigène dans la Turquie d’Asie. Leur émigration en masse pourrait sauver la vie de plusieurs centaines, de milliers d’individus. Mais elle briserait les cœurs de la plupart de ceux qui seraient ainsi sauvés ; elle consommerait la ruine des Arméniens, comme race et comme nation, aussi sûrement qu’une extermination sanglante poursuivie jusqu’au bout.
Qu’a fait la race arménienne pour être supprimée, pour disparaître ? Et « le droit de terre » n’est-il pas aussi fort que « le droit de père », surtout en ces terres où le soleil a tant d’éclat ?
La conservation de l’élément arménien en Asie Mineure est indispensable au bien-être et à la prospérité des Turcs eux-mêmes. Politiquement aussi bien qu’économiquement, il est impossible pour les Turcs d’exister comme nation indépendante et, dans une certaine mesure, comme nation se suffisant à elle-même, sans l’aide des Arméniens. Les massacres arméniens illustrent le vieux conte où l’homme imbécile tue sa poule aux œufs d’or. Dans leur pitoyable ignorance, dans leur frénésie de luxure sanguinaire, les Turcs attaquent et détruisent ceux-là mêmes dont l’existence est infiniment précieuse à leur propre communauté, indispensable à leur vie nationale. Voyagez où vous voudrez à travers la Turquie et d’un bout à l’autre du grand Empire : vous n’y trouverez aucun centre prospère sans Arméniens. Tout le long des rivages de la mer, les Grecs jouent un rôle important dans la vie économique de la Turquie. Mais dans l’intérieur, les Arméniens sont pour les Turcs l’élément vital, sine qua non.
Des Arméniens en Turquie, on aurait pu dire sans crainte d’être contredit, avant les terribles événements des derniers six mois, qu’ils ne se trouvaient nulle part numériquement assez forts pour mettre en péril l’indépendance politique de l’Empire ottoman ; mais que partout ils étaient en nombre suffisant pour garantir l’indépendance économique du pays.
Les Turcs intelligents et patriotes se rendent certainement compte que la tentative d’exterminer les Arméniens ou de bannir de l’Asie Mineure ce qui en reste, est un coup mortel porté à l’indépendance turque, au point de vue politique aussi bien qu’économique ; L’extermination des Arméniens est bien dans l’intérêt d’une certaine nation, - mais cette nation n’est pas la Turquie !
Les Derniers Massacres d'Arménie
« La page la plus noire de l'Histoire moderne »
par Herbert Adams Gibbons
Paris, Nancy, Berger-Levraut, 1916