Chapitre II
La race arménienne n’a jamais été et n’est pas une menace pour la sécurité de la Turquie. Elle ne mérite en rien l’accusation de déloyauté portée contre elle pour justifier le massacre et la déportation.
Commentant le rapport que le Comité américain a publié sur les atrocité commisses en Arménie, Djélal Munif Bey, Consul Général de Turquie à New-York, a dit : « Quelque déplorables que soient ces terribles événements, nous ne pouvons dire en dernière analyse qu’un mot : c’est que les Arméniens n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes et qu’ils sont seuls à blâmer. » Djélal Munif Bey a ajouté : « Les Arméniens ont fomenté une révolution et n’ont été mis à mort par les soldats turcs qu’après avoir été surpris en armes et le sang aux mains, en rébellion contre l’autorité et la loi. »
Telle est, en Turquie, l’invariable explication des tueries arméniennes. Nous l’avons entendue en 1895-1896 et en 1909. Nous l’entendons encore en 1915. mais de cette prétendue rébellion des Arméniens, jamais personne n’a donné la preuve par un seul fait. Au contraire, il y a preuves multiples et du caractère le plus convaincant, que l’explication mise en avant est inadmissible et que le grief est totalement dénué de fondement. Personnellement, j’ai eu des entretiens avec des missionnaires américains et des consuls de toutes nationalités, qui ont été témoins oculaires des massacres de 1895-1896, et j’ai reçu d’eux lettres et rapports.
A cette époque, comme conséquence d’un régime de persécutions et d’injustices intolérables, certaines organisations de jeunes gens, composées d’ « exaltés », comme on dit en France, s’étaient formées en sociétés secrètes, à l’instar des organisations intérieures en Russie, et avaient créé une agitation, soit dans l’Empire Ottoman soit à l’étranger, pour obtenir un traitement plus équitable en faveur des Arméniens et des autres chrétiens. Plusieurs de ces « exaltés » ont sans doute plaidé et travaillé pour l’indépendance de l’Arménie. Mais cette propagande ne fut jamais accueillie par les cercles ecclésiastiques ; elle n’eut pas de prise non plus sur la grande masse de la population arménienne de Turquie. A l’exception du vilayet de Van, les Arméniens ne forment nulle part la majorité de la population. Ils sont trop dispersés dans toute l’étendue de l’Empire pour pouvoir entretenir sérieux espoir de gagner leur indépendance, comme les Grecs, les Bulgares, les Serbes et les Roumains l’acquirent dans la presqu’île balkanique.
Je n’entends nullement nier, par ce que je viens de dire, que les Arméniens cultivés, comme tous les autres peuples vivant sous le joug étranger, n’aient pas ardemment souhaité, dans leur sentiment le plus intime, de voir le jour où leurs aspiration nationales seraient satisfaites. Mais les Arméniens sont avant tout gens pratiques et ils n’ont pas cherché à réaliser ce qu’ils savent être impossibles. Dans toutes les correspondances des Chancelleries des grandes Puissances, concernant le peuple arménien, et dans les archives de la Sublime Porte, il n’a jamais été question que d’obtenir des Réformes qui assureraient aux Arméniens les seuls privilèges et les seules mesures de sécurité et de liberté auxquels ils ont droit de prétendre, comme sujets Ottomans.
En 1913, les Puissances, y compris l’Allemagne, proposèrent au Gouvernement turc un plan de Réformes en Asie Mineure, qui fut accepté et décrété par la Turquie, mais qui n’aboutit pas. Jusqu’au moment où les terribles crimes des derniers mois ont été commis, les Arméniens n’avaient demandé que ces Réformes, et ils étaient tout heureux de les avoir obtenues du Gouvernement ottoman qui avait accepté de les mettre à exécution.
Pendant les massacres de 1909, je me trouvais sur les lieux et j’ai examiné ces accusations. Je me suis convaincu (et j’ai pu convaincre un certain nombre de publicistes, parmi lesquels des Allemands) de l’inanité absolue des reproches lancés contre les Arméniens de Cilicie. Pas un Arménien sur cent n’avait à faire avec les sociétés révolutionnaires. Les classes inférieures de la nation étaient beaucoup trop ignorantes pour que la propagande pût avoir la moindre prise sur elles. L’Eglise arménienne désavouait la folie de ceux qu’elle traitait de visionnaires. Les professeurs des écoles s’élevaient contre eux et écrivaient pour les combattre. Quant aux classes aisées, elles avaient franchement fait comprendre aux agitateurs que non seulement elles répugnaient à leur propagande, mais qu’elles étaient décidées à agir contre elle. Ainsi les Turcs n’avaient rien à craindre des révolutionnaires arméniens. Ils en étaient convaincus. Mieux encore, ils connaissaient exactement quels étaient ces exaltés. le Gouvernement turc était le premier à savoir que ces propagandistes n’étaient pas à redouter. S’il les avait craints, il lui eût été bien facile de mettre, à toute heure, la main sur eux. En arrêter seulement trente ou quarante, c’eût été en finir avec tous les brouillons. Au lieu de cela, six mille personnes furent massacrées et la moitié de la ville fut brûlée. Et « la révolution arménienne » fut donnée pour excuse !
Le hideux déni de justice de la cour martiale après les horreurs d’Adana, fut comme la première preuve du déclin du nouveau Régime, la faillite évidente des belles promesses tant de fois données par les Jeunes-Turcs, que l’Empire ottoman allait être enfin reconstitué sur les principes de Liberté, d’Egalité et de Fraternité. Et depuis lors jusqu’à présent, tous les actes de ces « libéraux » ont démenti leur profession de foi. J’ai dit : hideux déni de justice, parce qu’aucun des éléments de l’Empire n’avait accueilli plus cordialement l’avènement du Régime constitutionnel, ni plus loyalement soutenu les Jeunes-Turcs que l’élément arménien . Son unique faute, si faute il y a, pendant les neuf premiers mois de l’ère constitutionnelle, fut de manifester ouvertement – et combien allègrement ! – sa touchante confiance envers les hommes de Salonique. Il applaudit à la révolution parce qu’il la crut sincère. Il accorda partout au nouveau Régime son appui spontané et enthousiaste. Bref, il eut foi dans les Jeunes-Turs jusqu’au jour où les Jeunes-Turcs se chargèrent eux-mêmes de le désabuser.
Après que les massacres eurent cessé sur un mot d’ordre de Stamboul, j’ai entendu un officier Jeune-Turc prendre la parole devant les survivants, dans la cour de la Mission américaines à Tarsous. Il leur déclara que tout danger était passé : le récent désastre n’était dû qu’à la contre-révolution d’Abdul-Hamid ; désormais ils pouvaient être assurés que règnerait pour eux le Régime de la Liberté, de l’Egalité et de Fraternité. Il ajouté que les Jeunes-Turcs avaient souffert de la tyrannie tout autant que les Arméniens et qu’ils avaient partagé les mêmes infortunes. Avec une foi sublime – sublime bien que stupide, - la masse de la population arménienne crut, ce jour-là encore, à la sincérité du parleur. Elle accepta l’explication du massacre et ne cessa de soutenir le Gouvernement ;
Après les événements d’Adana, j’ai passé, pendant quatre ans, la plus grande partie de mon temps à Constantinople et j’étais constamment dans la société des chefs de la nation arménienne. jamais je n’ai entendu un ecclésiastique arménien, ni un Arménien notable ou jouissant de quelque réputation, parler contre le Gouvernement ottoman. Je sais positivement qu’ils ne songeaient pas à travailler contre lui. Les Turcs eux-mêmes, - de cela j’ai toute certitude, - savaient qu’ils pouvaient compter sur le loyal appui et la coopération des Arméniens ; ils eurent la preuve évidente de ce loyalisme pendant la guerre avec l’Italie et les deux guerres des Balkans. les Arméniens enrôlés dans l’armée turque combattirent bravement pour la commune Patrie, à côté de leurs frères musulmans. Ils versèrent leur sang pour la Turquie ; et quand, aux heures de danger et d’humiliation, ils se trouvèrent aux côtés des autres sujets ottomans, personne ne put les soupçonner de souhaiter en secret le succès de l’ennemi. Ce qui ne fut pas le cas des Grecs de l’Empire.
Le Gouvernement est injuste lorsqu’il base ses griefs contre ses sujets arméniens sur le fait que beaucoup d’Arméniens combattent dans les armées russes. A la suite de la guerre de 1877, la Turquie fut obligée de céder à la Russie une partie de l’Arménie, y compris Etchmiadzine, siège de S.S. le Catholicos. Les Arméniens de ces territoires et du Caucase sont donc, depuis près de quarante ans, régis par les lois russes et se trouvent naturellement comme sujets russes dans les arméniens du Tsar qui combattent contre la Turquie.
En donnant la présence d’Arméniens dans les armées russes comme un raison de douter de la loyauté des Arméniens de Turquie, les Turcs et les Allemands leurs apologistes, ont voulu profiter de la connaissance imparfaite que l’on a généralement en Europe et en Amérique, de l’histoire et de la géographie des régions d’au-delà de Van. la formation de corps de volontaires arméniens dans les troupes alliés et l’appui ouvertement accordé à la cause des Alliés par les colonies arméniennes de France et d’Angleterre, ont été regrettables. Individuellement, ceux qui ont quitté la Turquie ont le droit de faire ce qu’ils croient bon, mais pour les colonies comme telles, il eût été préférables, - et il l’est maintenant encore, - de se tenir tranquilles. En effet, quelque mal fondé que soit l’argument, les Turcs et les Allemands se sont servis des manifestations des petites colonies arméniennes à l’étranger pour présenter celles-ci comme reflétant l’esprit et les intentions des Arméniens de Turquie ; ils ont ainsi réussi à jeter la confusion dans l’esprit de plusieurs pays neutres, et à dénaturer les faits réels de la situation arménienne.
Si les Arméniens, au cours des présents massacres et des déportations forcées, ont, en quelques points, comme à Adana en 1909, défendu les armes à la main leurs foyers et les êtres qui leur étaient chers, il ne l’ont fait qu’après que le Gouvernement ottoman les eût abandonnées, et seulement quand ils eurent conviction que leur extermination était décidée. Et même dans ce cas, comme à Adana, lorsqu’ils reçurent des Gouverneurs l’assurance qu’ils seraient protégés par le Gouvernement de Constantinople contre le fanatisme musulman local, ils reprirent confiance encore. Dans tous les cas de cette nature, - et je demande de nouveau qu’il me soit permis de rappeler à mes lecteurs que j’ai des témoignages authentiques de témoins oculaires, - leur bonne foi fut trahie. Les fonctionnaires du Gouvernement ottoman violèrent leur parole et égorgèrent les Arméniens lorsque ceux-ci, sur promesses formelles, eurent déposé les armes.
A la seule exception de Van, il n’y a pas eu une seule localité où les Turcs pussent avoir le moindre sujet de soupçonner que les tentatives locales des Arméniens de défendre leurs femmes et leurs enfant, étaient faites de connivence avec l’ennemi. Et Van n’a été, en Asie Mineure, qu’un des trente centres de massacres de déportation !
Si le Gouvernement Ottoman peut citer des faits pour établir que les Arméniens de Turquie complotaient contre la sécurité de l’Empire, qu’il les apporte ! Le monde verra.
Les Derniers Massacres d'Arménie
« La page la plus noire de l'Histoire moderne »
par Herbert Adams Gibbons
Paris, Nancy, Berger-Levraut, 1916