Chapitre I
En avril 1915, le gouvernement ottoman a commencé à mettre à exécution un plan systématique, soigneusement préparé, pour exterminer la race arménienne. En six mois, près d’un million d’Arméniens ont été massacrés. Le nombre de victimes et les moyens employés pour leur destruction n’ont pas de précédent dans l’histoire moderne.
Dans l’automne de 1914, les Turcs commencèrent à mobiliser pour la guerre les chrétiens aussi bien que les musulmans. Pendant six mois dans toutes les provinces, ils appelèrent les Arméniens sous les armes. Des exemptions furent acceptées moyennant paiement. Quelques semaines après, il est vrai, nul cas n’était fait des certificats d’exemptions ainsi obtenus, et leurs détenteurs étaient quand même enrôlés. Les plus jeunes classes d’Arméniens, provenant des régions peu éloignées de Constantinople, furent placées, comme pendant la guerre des Balkans, dans l’armée active. Les classes plus anciennes et celles recrutées dans les régions plus distantes, étaient affectées aux services des routes, des chemins de fer, et à la construction des fortifications. En quelque point qu’ils aient été appelés et quelle que fût la tâche à eux assignée, les Arméniens firent partout leur devoir et travaillèrent pour la défense de la Turquie. Ils prouvèrent qu’ils étaient braves soldats, bons et intelligents travailleurs.
En avril 1915, des ordres furent envoyés de Constantinople aux autorités locales d’Asie Mineure de prendre toutes précautions jugées utiles pour empêcher d’avance toute tentative de rébellion de la part des Arméniens. Pareils ordres firent penser à ces autorités locales que les Arméniens constituaient un grand danger pour le salut de l’Empire et que la défense de l’Etat exigeait impérieusement de recourir aux mesures préventives de la plus rigoureuse sévérité, pour rendre les Arméniens tout à fait inoffensifs.
Dans certaines régions, les fonctionnaires répondirent qu’ils n’avaient rien observé de suspect de la part des Arméniens et rappelèrent au Gouvernement que ces Arméniens n’étaient pas à craindre, vu qu’ils n’avaient pas d’armes et que, de plus, les hommes les plus vigoureux avaient été déjà pris pour l’armée. Il reste à quelques Turcs encore des sentiments de pitiés et de pudeur. Mais la majorité des fonctionnaires répondit avec empressement aux suggestions venus de la capitale ; ceux qui ne marchèrent pas furent bien vite remplacés.
Une nouvelle ère de massacres s’ouvrit donc.
Au début, afin que la tâche pût être accomplie avec le moins de risques possible, toute la population virile arménienne qui restait encore dans les villes et les villages, était mandée et réunie à l’endroit convenable, généralement hors de la ville ; la gendarmerie veillait à ce que chacun répondit exactement à l’ordre d’appel. Personne n’était oublié. Et quand tous les hommes étaient rassemblés, on les égorgeait. Cette manière de procéder était réalisable dans les petites localités ; dans les centres plus importants, il n’était pas toujours possible d’exécuter aussi simplement et rapidement les ordres venus de Stamboul. Les Arméniens notables étaient alors assassinés dans la rue ou dans leurs maisons. S’il s’agissait d’une ville de l’intérieur, les hommes étaient envoyés sous escorte dans « une autre ville » et, peu d’heures après, les gardiens revenaient sans leurs prisonniers. Si c’était une ville du littoral, les hommes étaient transportés dans des barques hors du port et conduits à « un autre port » ; et les bateaux revenaient bientôt vides de leurs passagers.
Pour écarter toute possibilité de résistance parmi les Arméniens mobilisés pour les travaux du chemin de fer ou des routes, on avait adopté le système de les diviser en groupes de 300 à 500 et de les faire travailler sur différents points distants de plusieurs kilomètres les uns des autres. Puis des régiments de l’armée régulière turque étaient envoyés « pour étouffer la révolution arménienne » ; ils tombaient à l’improviste sur les travailleurs maniant paisiblement leurs pioches, leurs leviers ou leurs pelles. Les « rebelles » étaient tués à coups de fusil, avant même d’avoir pu se rendre compte de ce qui arrivait. Ceux, en petit nombre, qui essayaient de fuir, étaient poursuivis par les cavaliers qui les fusillaient ou sabraient.
Des télégrammes commencèrent alors à pleuvoir sur Talaat bey à Constantinople, annonçant qu’ici et là et partout, les « soulèvements arméniens » avaient été étouffés ; et le télégraphe, en réponse, félicitait les autorités du succès de leurs promptes mesures.
La presse neutre et le corps diplomatique des Puissances neutres, à Constantinople, avaient bien quelques vagues nouvelles de nouveaux massacres en Arménie. Mais on leur communiquait la correspondance télégraphique du Ministre de l’Intérieur avec les villayets. On leur prouvait ainsi qu’un grand péril venait d’être conjuré. Talaat bey déclarait : Nous n’avons pas été cruels. Mais nous reconnaissons avoir été énergiques. Nous sommes en temps de guerre. »
Ainsi débarrassé de la parti virile et valide de la race arménienne, le Gouvernement Turc ne se sentit pourtant pas sans inquiétude. Les vieillards, les femmes et les enfants constituaient encore un danger pour l’Empire. Il fallait extirper de Turquie toute la malheureuse nation. Mais comment y parvenir de manière à permettre à l’Ambassadeur turc de Washington et à la presse allemande de dire, comme ils l’ont dit et diront encore, et que « tous les Arméniens mis à mort étaient des factieux surpris les mains rouges de sang, ou en flagrant délit de trahison, et non pas des femmes et des enfants, comme voudraient le faire croire certains rapports « fabriqués » pour les besoins « de la cause ? » Talaat eut un procédé génial, « la déportation ». Nécessité militaire, mesure regrettable, mais très humaine ».
Donc, de mai à octobre, le Gouvernement ottoman poursuivit méthodiquement un plan d’extermination de beaucoup plus infernal que le plus sauvage des massacres. Ordre fut expédié à toutes les provinces de l’Asie Mineure de déporter en Mésopotamie toute la population arménienne. Les prescriptions étaient détaillées, explicites. Aucun hameau ne parut assez insignifiant pour être omis. Des crieurs proclamèrent dans les rues que tout Arménien devait se tenir prêt à partir, à telle heure, pour une destination inconnue. Aucune exception n’était faite ni des vieillards, ni des malades, ni des femmes enceintes. Seuls les riches négociants, les banquiers et les jolies femmes et jeunes filles pouvaient échapper en se convertissant à l’islamisme. Soit dit à leur honneur : un très petit nombre profitèrent de la concession pour avoir la vie sauve. Les délais accordés variaient entre deux jours et six heures. Ni articles de ménage, ni marchandises, ni animaux, pas même des vêtements ne pouvaient être emportés. Les vivres et effets de couchage étaient limités à ce que chacun pouvait prendre avec soi. Et tous avaient à faire à pied un voyage de trois à huit semaines, sous un soleil brûlant, à travers des vallées desséchées ou des montagnes couvertes de neige.
Quand les déportés traversaient des villages chrétiens, où les ordres de déportation n’étaient pas encore parvenus, il ne leur était pas permis de recevoir des habitants nourriture ou assistance quelconque. Les malades et les vieillards, ainsi que les petits enfants, tombaient le long de la route pour ne plus se relever. – Des femmes, sur le point d’accoucher, étaient obligées, sous la menace des baïonnettes ou du fouet, d’aller de l’avant jusqu’au moment même de leur accouchement, puis elles étaient abandonnées sur la route pour y mourir d’hémorragie. Les filles un peu attrayantes étaient prises pour les harems ou bien violées, jour après jour, par leurs gardiens jusqu’à ce qu’une mort miséricordieuse vint les délivrer de ces supplices. Celles qui pouvaient se suicidaient. Des mères, devenues folles, jetaient leurs enfants dans le fleuve pour finir leurs souffrances. Des centaines de milliers de femmes et d’enfants ont ainsi succombé à la faim, à la soif, à l’horreur, à la honte.
Au début de l’itinéraire, ces pitoyables caravanes diminuaient jour par jour ; bientôt c’était heure par heure. La mort devenait vite le plus ardent souhait de tous ; car comment l’espoir eût-il pu se soutenir, comment les forces n’auraient-elles par défailli, même chez les plus résistants, dans ces étapes interminables ? et qui tentait de s’écarter à droite ou à gauche de cette route d’enfer, était aussitôt tué à coup de fusil ou de lance ; et qui parvenait à échapper aux gendarmes de l’escorte, avait tout de suite à ses trousses des bandes de Kurdes ou de paysans à cheval.
C’est ainsi qu’on continue à « étouffer la révolution arménienne », là-bas en Asie Mineure. J’achevais d’écrire les lignes qui précèdent, quand apparut chez moi une dame anglaise, que je connais depuis longtemps. Elle arrivait d’Adana, en Cilicie, elle s’y trouvait encore il y a un mois. Son récit est semblable à cent autres. Et des faits identiques me sont confirmés par des témoins américains, anglais, suisses, allemands ; toutes les déclarations se corroborent. Cette dame anglaise m’a donc dit : « Les déportations suivent leur cours. De l’intérieur, le long du chemin de fer de Bagdad, ces malheureux sont dirigés par Adana vers leur voyage de mort. On se sert de la voie ferrée partout où elle existe, pour hâter l’œuvre d’extermination. Celle-ci ne paraît pas aux bourreaux assez prompte là où il n’y a pas de chemin de fer. Ah si seulement ils massacraient tout de suite pour en finir, comme aux jours d’Abdul-Hamid ! Je me suis trouvée à la station du chemin de fer à Adana, et j’ai vu des gemmes tendre leurs enfants hors des voitures et pleurer pour avoir de l’eau. Ils n’avaient même plus la force de manger du pain… : de l’eau seulement ! Il y avait là une pompe, je me suis mise à genoux devant les gendarmes turcs, les suppliant de me laisser donner à boire. mais le train se remit en marche et il était déjà loin que j’entendais encore les cris désespérés. Et ce ne fut pas un fait isolé. Presque chaque jour c’était la même chose. Lord Bryce n’a-t-il pas parlé de huit cent mille victimes ? il doit y en avoir un million aujourd’hui. Peut-on concevoir que des êtres humains laissent même des animaux sauvages mourir de cette mort ! »
Après cela, l’Ambassadeur de Turquie à Washington déclare que ce sont là des histoire « fabriquées », et que ni femmes, ni enfants n’ont été tués !
Les Derniers Massacres d'Arménie
« La page la plus noire de l'Histoire moderne »
par Herbert Adams Gibbons
Paris, Nancy, Berger-Levraut, 1916