Dans l’été de 1908, quand les Jeunes-Turcs imposèrent au Sultan Abdul-Hamid le rétablissement de la Constitution qu’il avait accordée et immédiatement supprimée trente ans auparavant, au commencement de son règne, ils eurent bonne presse dans tout le monde civilisé.
Les écrivains de tous pays applaudirent à leur entreprise et dépeignirent en termes enflammés le brillant avenir de l’Empire Ottoman sous un régime de Liberté, d’Egalité et de Fraternité. Le bon vouloir de l’Europe et de l’Amérique, et même leurs encouragements positifs furent assurés de toute manière aux réformateurs. les Puissances, tout particulièrement la Grande Bretagne et la France, aidèrent à l’installation du nouveau Régime en prêtant de l’argent et en envoyant des Conseillers compétents, soit pour les finances, soit pour la marine, - les deux départements les plus négligés du Gouvernement turc.
Il suffit, pour vérifier l’exactitude de cette affirmation, de relire les journaux européens d’alors. Ayant été moi-même au nombre des écrivains de la presse européenne et américaine qui s’occupèrent des affaires de Turquie, je puis déclarer en conscience que, durant les premières années si difficiles (et si décevantes surtout !) du régime Régime constitutionnel, notre confiance dans les Jeunes-Turcs était inébranlable. Parfaitement convaincus comme nous l’étions tous que la fin justifierait les moyens, tous sans exception, je le crains, nous avons péché contre nos propres conviction par Suppression veri, sinon par Suggestion falsi.
La diplomatie occidentale se montrait aussi favorable aux Jeunes-Turcs que la Presse. Plusieurs des Grands Vizirs qui, depuis, se sont succédé, me l’ont assuré : ce fut la loyale coopération de Londres et de Paris, avec la bonne volonté que l’on mit à s’abstenir de toute critique et à passer sur bien des choses, qui permirent de maintenir la nouvelle Constitution, malgré, malgré toutes les difficultés rencontrées dans le premier hiver et malgré les orageuses journées de la contre-révolution tentée par Abdul-Hamid.
J’eus la chance d’aller en Turquie dans les premiers mois du nouveau Régime et de séjourner à Constantinople et en Asie-Mineure jusqu’à la fin de la désastreuse guerre avec les Etats Balkaniques. De 1908 à 1913, j’eus de nombreuses occasions de voyager en Turquie d’Europe et d’Asie, de connaître les hommes qui dirigeaient les destinées de l’Empire Ottoman et d’être témoin des événements qui, en cinq années, changèrent les espérances de régénération en prévisions, hélas ! trop claires, de ruine. A Smyrne, à Constantinople, à Beyrouth, je pris part aux fêtes organisées pour célébrer l’avènement du nouveau Régime et j’assistai à l’apparent réconciliation entre Musulmans, Chrétiens et Juifs. Les prêtres chrétiens et les ulémas musulmans s’embrassaient dans les rues et étaient promenés à travers la ville dans la même voiture, comme en un cortège triomphal.
Je fus surtout en situation d’avoir, dès le début, d’étroites relations avec les Arméniens de Turquie et de pénétrer leurs sentiments envers les Jeunes-Turcs et le nouveau Régime. J’étais en avril 1909 à Adana où leur enthousiaste loyauté fut récompensé par le massacre de 30.000 des leurs, tant en Cilicie qu’en Syrie septentrionale. J’ai pu observer l’attitude de ces Arméniens d’Adana avant le massacre. Leur sang fut versé sous mes yeux. Je me suis encore trouvé au milieu de leurs compatriotes en différentes localités lorsque la fureur des tueries se fut calmée.
J’écris à contre cœur ce préambule à la première personne ; mais je mais je crois la chose nécessaire afin de détruire d’avance toute objection qui pourrait être faite à mes déclarations et pour qu’on ne vienne pas dire que « je ne connais pas bien la question ». Je l’ai, en effet, invariablement constaté : toutes les fois que vous parlez à un Turc ou à ses amis de la question arménienne, ils vous nient formellement les faits et récusent votre compétence et votre jugement. Il est donc utile que j’établisse tout d’abord que les faits avancés le sont avec plaine certitude pour moi de leur authenticité, et que mon jugement est ici le fruit de six années d’études et d’observations faites de très près.
Les Derniers Massacres d'Arménie
« La page la plus noire de l'Histoire moderne »
par Herbert Adams Gibbons
Paris, Nancy, Berger-Levraut, 1916