Neuvième Partie
Chère maman,
Quand ce vent eut changé, nous pûmes dormir. Mary et moi nous dormîmes de 1 heure à 3 heures. Baby Rogers est un bon petit. Oui, «je me suis étendue et j'ai dormi. Je m'éveillai, car Dieu me soutenait ».
Quand nous nous éveillâmes, il faisait jour. On entendait des cris à la porte. Je courus à la fenêtre pour jeter un regard dans la rue. Des hommes excités se battaient. On entendait des cris perçants. Le coeur me manqua. Le massacre allait-il reprendre sous nos yeux? Mais Mary dit tranquillement : « Ils vendent du pain et en veulent six métalliques la miche. » Les affaires de la vie surnagent donc sur les cataclysmes? Ils vendent du pain! Au milieu de la vie et de la mort ! Parfaitement, mais au milieu de la mort nous sommes encore en vie. La famille rentre dîner après l'enterrement. Cependant, quand on a vécu un cataclysme, on ne voit plus guère les menus événements. Mais les choses arrivent parce qu'elles doivent arriver.
Une porte claqua au dehors. Puis la porte de la chambre de Mary s'ouvrit. Mère Christie surgit, nous paraissant n'avoir pas dormi. Ses lunettes d'acier rejetées en arrière, elle dit gaiement : « Encore un bébé ! un joli petit garçon. Et rien à lui mettre! » J'ouvris ma malle de cabine et j'en tirai trois petits jupons de flanelle et deux Kimonos. Les lunettes retombèrent : « Non, non, mon enfant, je ne puis les prendre. » Mais avant que je lui aie mis les petites hardes dans les bras, elle avait déjà fini de protester et s'en alla en murmurant : « Donne et dépense, le bon Dieu y pourvoira. C'est ce que vous pensez. »
Eh bien il est temps pour moi de faire d'autres jupons.
On dit que 800 maisons ont brûlé : beaucoup de gens étaient encore chez eux. S'ils se mont raient pour s'échapper a une porte on à une: fenêtre, on les tuait à coups de fusil. Nous avons peur qu'il ne reste que peu d'Arméniens vivants à Tarsous en dehors de ceux réfugiés dans notre terrain ou dans celui de la Mission catholique tout près. Tout le quartier arménien brûle encore. La lueur rougeâtre persiste partout où il reste un aliment aux'flammes .
Nous n'avons pas pensé à déjeuner. Mary s'est endormie de nouveau après avoir soigné son bébé ! J'ai grignoté des biscuits dans ma chambre, puis j'ai défait le ballot que j'avais préparé la nuit dernière. La pièce de flanelle peut m'être utile tout de suite. Je l'étends sur le lit et je taille quatre petits jupons. Mes volets sont fermés. Un peu de jour filtre par une fente. Il faut que je fasse quelque chose, car je ne veux pas aller causer dehors avec quelqu'un. Aussi je prends mon dé et mon fil et je commence à faire mes jupons.
Des minutes ou des heures? je ne sais, car je n'ai pas regardé l'heure en m'éveillant. J'entends soudain des cris au dehors, des cris poussés par des milliers de gens dans la cour du collège. Je perçois le nom de mon mari. Je pense : « Du calme, maintenant. Est-ce la vie ou la mort? » La tête blonde de Jeanne apparaît dans la porte. « Herbert est ici », dit-elle.
Je me précipitai dans le bureau et je courus à la fenêtre avec Mary et Jeanne. Daddy Christie et Herbert étaient à la porte, entourés de soldats réguliers. Mais nous ne voyions pas la haute taille de Miner Rogers. Singulier mélange de joie et d'appréhension. Je courus à la porte du balcon. Daddy Christie montait le premier, Herbert et Henry venaient ensuite cherchant à empêcher les gens de les suivre. Daddy Christie dit : « Grâce à Dieu, vous êtes sauvée. Où est Mary? » Je le menai dans notre bureau. Les gens semblaient surgir de partout : il y avait une foule autour de nous. Jeanne avait instinctivement emmené Mary dans sa chambre vers laquelle Daddy Christie se dirigea.
Se passa-t-il des heures ou des minutes ? je ne sais. Tout cela vient d'arriver et il me semble que j'écris un roman. Peut-être, avec le temps, finirai-je par me rendre un compte exact de la réalité. Mais, plus jamais, je n'ajouterai foi à la précision d'un témoignage fourni par un témoin oculaire à propos d'événements surgis dans un moment de crise.
Tournant mes yeux vers la porte, je vis Herbert debout. Des pensées, en houle, m'assaillirent. L'une d'elles était que je devais réagir contre toute émotion à cause de mon enfant. Je raidis ma volonté et mes muscles pour sauvegarder ce petit être. L'autre pensée fut d'aller auprès de lui. En essayant de me frayer un chemin jusqu'à lui à travers la foule, je songeais : « Suis-je morte, Herbert est-il mort aussi? Pourquoi ai-je donc souffert hier? Sais-je? » Une idée me vint alors : le toucher. S'il est chaud, c'est qu'il n'est pas mort, je pris sa main gauche dans ma droite et de l'autre main je touchai son visage. Il était chaud.
« Où est Miner Rogers? - Il est mort », répondit-il.
Herbert de sa main libre prenait le bouton de la porte. Doucement il alla sur le balcon, refermant la porte derrière lui comme s'il ne savait plus ce qu'il faisait.
Herbert n'a plus aucun souvenir de cette rencontre. Nous pensons que c'est parce qu'il était déjà rassuré à mon sujet, car il se rappelle m'avoir aperçue distinctement à la fenêtre du bureau pendant qu'il était encore en bas dans la rue. Dès l'instant qu'il n'eut plus aucune anxiété à mon égard, tout son esprit se concentra sur les terribles nouvelles apportées à Mary.
En me retournant, je compris que le Dr Christie disait tout à Mary. C'en était trop pour moi et je revins dans ma chambre. On voit au théâtre, on lit dans les romans de pareilles rencontres. La nôtre était dramatique, Herbert qui rentrait dans ma chambre me vit et dit : « Voulez-vous me faire du thé ; j'ai faim. » Je jetai un regard sur ma toilette pour voir ce dont je pouvais disposer en fait de nourriture. Deux officiers turcs avaient suivi Herbert dans la chambre. Ils avaient faim aussi. Je pris le couvercle du réchaud. Il y avait encore quelques morceaux de jambon. Les officiers ont du s'étonner de me voir rire. Herbert aussi. Je me disais que j'avais encore assez de présence d'esprit pour ne pas offrir du jambon à des musulmans. Le porc est une bête impure pour les non-chrétiens . On a souvent fait passer en contrebande des machines à écrire en Turquie en les dissimulant au milieu de boîtes de jambons.
L'un des officiers était le montessarif de Namroun , un endroit où, l'été dernier, nous avons passé un mois de notre lune de miel. Il venait, je pense, nous assurer de son amitié. Il buvait son thé comme un Russe. Il mangea des biscuits jusqu'à ce que la boîte fût vide. L'autre officier était un Albanais qui parlait français. Herbert l'avait « cueilli » à Adana pour commander la garde qu'il força le vali à lui donner. Herbert dit que nous pouvons nous fier à lui. Il est, avec ses soldats, sous les ordres directs de Herbert aussi longtemps que cela sera nécessaire. Herbert n'eut pas le temps de me donner des détails. Aussitôt après qu'il eut mangé, il sortit avec les officiers en me disant de rester dans ma chambre. Miss Talbot entra. Puis Jeanne et Mary. Je ne pus rien leur dire des événements d'Adana. Elles me dirent tout pour Miner.
Herbert rentra bientôt, accompagné de Daddy Christie. Ils s'étaient occupés de placer en sentinelles les soldats de notre garde. Ils dirent que le massacre était fini et qu'on ne s'attendait à aucune attaque contre nous. Ce qu'ils avaient craint, c'est le feu qui aurait pu nous forcer à nous mêler à la foule. Mais pourquoi parler de ce qui aurait pu arriver ? Ce qui était arrivé était bien assez terrible. Miner mort, ainsi que M. Maurer , un missionnaire de Hadjin tué raide d'une balle. Herbert et M. Lawson Chambers étaient dans la ville basse quand le massacre commença. Ils ne retournèrent pas dans le quartier arménien. Ils télégraphièrent au major Doughty-Wylie qui prit avec sa femme le der nier train pour Adana. Dans la rue on tira sur le major. Mais son bras levé le sauva. Herbert me dit qu'il l'avait laissé ce matin au lit avec de la fièvre. Daddy Christie nous raconta ce qui était arrivé à la Mission et dans le quartier arménien. Puis Herbert commença son histoire. Mais on frappa à la porte. On demandait le Dr Christie qui sortit. Puis ce fut au tour de Herbert de sortir aussi. Nous attendîmes : c'est notre destinée, à nous femmes.
Le jeune Miner pleurait dans la chambre à côté. Mary alla le calmer. Quelle consolation pour elle que cet enfant ! Je dis à Jeanne d'aller lui tenir compagnie. Herbert revint seul. Il tenait un papier à la main. Il me le tendit en disant qu'on venait de l'apporter de Mersine . Il lut : « Pas de navires encore. On s'attend à un massacre à chaque instant. On ne peut compter sur les autorités. » Un Arménien l'avait apporté. Il nous dit que le pays était plein de Kurdes. Nous paraissions en sûreté pour le moment à Tarsous . Herbert me le dit franchement : la garde et l'officier albanais étaient sous ses ordres. Le train qui les avait amenés était encore en gare d'Adana. Il pouvait essayer d'aller à Mersine . Son arrivée avec des soldats pouvait peut-être retarder le massacre de quelques heures. Et les navires ne devaient pas être loin.
Je n'avais pas à choisir. Cela paraissait si simple, la seule chose à faire. C'était de nouveau la vie ou la mort, nous ne savions pas. Mais on sait à mesure qu'on avance. Je mis mes bras sur les épaules de Herbert pour me soutenir, car je veux paraître forte et courageuse sans l'être véritablement. Je lui dis : « Tu sais que tu es tout pour moi dans le monde, mais je dois songer aussi que dans le monde tu n'es qu'un homme. » Il répondit : « Naturellement. Je tâcherai de revenir ce soir. » Il m'embrassa et partit. Nous aurions tous deux perdu courage à parler plus longtemps. Je suis heureuse qu'il soit parti vite. Je me jetai sur le lit en pleurant. Mais j'eus honte en songeant à Mary.
Pour faire quelque chose je m'assois à mon bureau pour essayer de vous retracer la journée. Des gens entrent : ils s'en vont en me voyant entrain d'écrire. Puis entre miss Christie qui me dit qu'il faut absolument que j'aille manger. Elle a arrangé un vrai repas que nous prendrons tous ensemble, pour la première fois depuis deux jours. Il est 6 heures.
Herbert n'est pas allé à Mersine . Il est revenu hier soir, ou plutôt je l'ai ramené. Pendant le souper - un bien triste repas - Daddy Christie reçut un télégramme, car le télégraphe marche. Ce qui s'est passé ces derniers jours est un véritable mystère. Ils ont arrêté le chemin de fer, mais pourquoi n'ont-ils pas coupé le télégraphe? Au plus fort du pillage, du meurtre et des incendies, nous n'avons cessé de recevoir des télégrammes tranquillement délivrés par un employé qui devait passer par-dessus les cadavres pour arriver jusqu'à nous. Ce télégramme venait d'Adana et annonçait l'arrivée à Mersine du croiseur britannique le Swiflsure .
Je respirai comme un condamné qui reçoit sa grâce au pied de l'échafaud. Mais Herbert était-il parti? Un peu auparavant j'avais reçu un mot de lui apporté par un soldat : il disait qu'il avait constaté que sa locomotive était repartie et qu'il essayait d'en faire venir une de Mersine en usant du télégraphe particulier du chemin de fer. Il était peut-être encore là. Son voyage n'avait maintenant plus d'objet. A quoi bon s'exposer pour rien à mille dangers : viaducs détruits, rails enlevés, Kurdes battant la campagne en tous sens et tirant sur tout le monde? Je ne dis rien à personne à table. Je m'en allai simplement jusque chez moi où je mis mes bottes de cheval et l'imperméable de Herbert (je suis assez grande, heureusement, je n'eus qu'à relever un peu mes manches). Je me dirigeai vers le portail avec la lanterne de l'écurie. Je ne voulais pas exposer Socrate ou l'un de nos Arméniens car, la nuit, on tuait encore les isolés. Les quatre soldats du poste qui ne me comprenaient pas et que je ne comprenais pas voulurent me barrer la route. Mais ils n'osèrent pas me toucher et se résignèrent à l'inévitable. Deux d'entre eux m'accompagnèrent.
Une sinistre promenade, à la lueur falote de ma lanterne. Un des soldats me précédait et l'autre marchait à mon côté. Par certains zigzags que nous fîmes je soupçonnais ce que nous évitions. Heureusement que je ne pouvais rien voir. Nous arrivâmes enfin à la gare. Je trouvai Herbert dans le bureau des billets avec l'officier albanais et le télégraphiste. Il était à bout de patience, ne pouvant arriver à avoir sa locomotive. En apprenant mes nouvelles il fut très content ; l'Albanais, au contraire, parut contrarié. Il voulait risquer l'aventure. Il mit en doute la véracité de mes nouvelles. Pourquoi le télégraphiste de Mersine n'en avait-il pas dit un mot ? Mais juste à ce moment arriva un message d'Adana à propos d'un train spécial demandé par le Gouvernement britannique. Le télégraphiste nous le dit lui-même ; c'était donc vrai.
Nous rentrâmes au collège tous ensemble. Je ne fis aucune question à Herbert sur son histoire interrompue d'Adana. Je ne voulais pas savoir, et lui ne tenait pas à me dire tout cela. Nous nous mîmes à lire un livre comique qu'on nous avait envoyé pour Noël, riant pour nous endormir et conserver notre équilibre mental
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus