Huitième Partie
Chère maman,
Des hommes viennent d'arriver ici. Ils ont dit à Mrs Christie que les troubles « s'approchaient » et ils lui ont offert d'envoyer une garde à la porte du collège. Ils savaient que le Dr Christie, Miner Rogers et Herbert - trois sur les quatre hommes de la Mission - étaient partis pour Adana. Ce sont des Kurdes. Ils avaient l'air de brigands. Mrs Christie les renvoya en leur disant que nous n'avions pas peur. Elle leur dit cela avec un petit air calme comme si elle ne comprenait pas très bien. Elle me dit : « Voyez-vous, ils voulaient tout simplement s'emparer de la porte du collège. » C'est une femme de tête ! Maintenant que les Arméniens arrivent ici en plus grand nombre à chaque instant, je me suis fait cette réflexion : qu'arriverait-il si les Kurdes étaient maîtres de notre porte d'entrée ?
De la fenêtre de notre bureau je puis contempler la vaste plaine de Cilicie qui s'étend jusqu'au pied du Taurus. Elle apparaît aujourd'hui comme un énorme tapis turc. C'est une débauche de couleurs, de coquelicots, d'iris, de toutes les fleurs du printemps. Avez-vous jamais pensé à ceci : que le rouge est la couleur dominante des tapis turcs ? Hier soir, nous avons appris que le train d'Adana s'était arrêté à Yénidjé et était revenu en arrière. Cent nouveaux réfugiés viennent de nous arriver. Le massacre paraît imminent. Socrate a fermé tous mes volets et veille à ma porte.
Ce matin, un nouveau télégramme de Herbert disant qu'il était retenu et reviendrait aussitôt qu'il le pourrait. Plus de train dans aucune direction ; tout le pays est soulevé. Des rumeurs commencent à filtrer sur les horreurs d'Adana, et j'ai compris pourquoi Herbert n'avait pu revenir. Il y a, ce matin, plus de 5oo réfugiés chez nous.
Dans la matinée, nous apprenons que des Arméniens ont été tués à la gare de Tarsous et que le chef de gare et les employés s'étaient enfuis. C'est alors que retentit le sifflet du train d'Adana. Il portait une bande de bachi-bouzoucks forcenés. Comme méchanceté, un bachi-bouzouck est comparable au microbe de la petite vérole. Je vis le train déversant ses horribles passagers. Ils ne portaient pas d'uniformes. Ils étaient vêtus de sales culottes bouffantes blanches avec, autour de leurs jambes et de leurs pieds, des morceaux de tapis tenant avec des ficelles croisées. Ils avaient l'air de sinistres marionnettes. Je vis leur foule ignoble se rassembler à l'entrée du Konak , où les autorités s'empressèrent de leur faire distribuer des fusils et des munitions. Alors, ce fut l'enfer déchaîné. Les Turcs de la ville se joignirent à la bande hurlante. Tout le long de la route qui traverse le terrain qui nous sépare du chemin de fer, ils passèrent par groupes de cinquante, marchant allègrement en brandissant leurs armes, poussant des hurlements de rage qui allaient crescendo.
Ils se dirigeaient vers le quartier arménien dont les dernières maisons sont tout près de nous, à cent cinquante mètres à peine.Les coups de feu commencèrent à ralentir et la fusillade dura toute la journée. Son bruit se mêlait aux gémissements des mourants.
Toute la journée, a continué la procession des réfugiés. Ils s'étaient, paraît-il, réunis en groupes, car il en arriva plusieurs centaines d'un seul coup. Dans l'après-midi ils arrivèrent en masse, Figurez-vous le piétinement d'une multitude. Des malheureux étaient blessés. Des femmes cherchaient leurs maris ou leurs enfants perdus. Ils n'avaient rien avec eux. Des hommes portaient sur leur dos leurs femmes malades. Les petits enfants se battaient pour rester près de leurs aînés frappés de terreur. Les enfants, les vieillards, les infirmes, les malades retrouvaient des forces surnaturelles. En arrivant au but, c'est-à-dire à notre porte, ils ressemblaient au vainqueur de la course de Marathon. Un grand garçon de la maigre garde qui veillait à notre porte criait en agitant les mains : « Entrez tous, vous serez en sûreté ici. Courage, petits ! » Par moment, il ramassait un enfant qui pleurait ou une femme malade et les aidait à entrer. C'était réconfortant de voir ce soldat.
Vers midi, de la fenêtre du bureau de Jeanne et de Henri, je pus assister à l'attaque d'une maison tout près de nous. D'abord, comme un bourdonnement sourd dans le lointain, puis un rugissement : vingt-cinq bachi-bouzoucks escaladent le balcon du second étage après avoir enfoncé la porte de la maison de l'homme le plus riche de Tarsous . Des coups de feu et des cris. Puis des morceaux de papier enflammé s'envolant des fenêtres, vite suivis de flammes rouges et bleues. En ouvrant nos volets avec précaution, nous entendions le crissement de la flamme et nous sentions l'odeur acre de la fumée. Puis l'écroulement des planchers fit un bruit assourdissant et les étincelles commencèrent à voler jusqu'au-dessus de nos têtes.
C'est d'ailleurs l'ordre régulier des choses : tuer, piller, brûler. Le quartier arménien constitue la partie la plus conséquente de la ville. Bien des gens emmagasinent le coton au rez-de-chaussée, ce qui facilite singulièrement les incendies. Vers le soir, nous commençons à craindre pour nous-mêmes.
Vingt fois aujourd'hui j'ai fait du thé. Quelle bonne idée vous avez eue de m'envoyer toutes ces provisions! J'ai donné tout ce que je pouvais donner. Tout ce dans quoi l'on peut boire est précieux; j'ai donné mon verre de toilette à une vieille femme altérée. Je n'ai gardé pour moi que la petite tasse de porcelaine où je mets mes brosses à dents sur le lavabo. Elle est entre la petite théière d'argent et la lampe à alcool. Comme mes oranges me manquent ! Mère Christie en trouva un plateau ce matin et me l'envoya. Les élèves m'apportèrent du charbon de bois et firent du feu dans un mangal . J'ai essayé de confectionner un pilaf. Kévork m'apporta un peu de graisse de queue de mouton dans un morceau de papier et je me pinçai les narines en la faisant fondre et en la mélangeant au pilaf.
J'ai donné nos boîtes de lait condensé à Mary Rogers pour son bébé. Une mère m'a apporté son petit garçon âgé de deux ans. Le pauvre petit n'avait rien mangé depuis hier. Toute la question arménienne se résume pour moi dans ces grands yeux noirs suppliants, s'éclairant d'une lueur subite lorsque je portai un bol de lait chaud à la bouche tremblante du bébé ! Malgré tous mes efforts, je ne pus parvenir à le faire sourire.
Nos repas sont servis dans ma chambre. La maison de Mrs Christie, le réfectoire, tout le collège sont envahis par les réfugiés. C'est grâce aux efforts incessants des élèves que nous ne sommes pas complètement débordés, nous aussi. J'ai tout juste ma chambre ; Mary occupe l'autre avec son bébé, et miss Talbot est dans notre bureau. Dans la seconde chambre à coucher de Jeanne, dix-huit femmes ont trouvé moyen d'entrer. Le bureau de Henri est envahi également. Je fais des vêtements d'enfants pour m'occuper l'esprit : des chemises de nuit en flanelle; des centaines d'enfants sont en ce moment sous les arbres ou sur l'asphalte froid du tennis, sans un vêtement de rechange.
Mon Dieu ! voici une femme qui a terriblement souffert toute la journée. Son mari et son frère étaient auprès d'elle et essayèrent plusieurs fois de l'emmener avec eux. Ils la prirent enfin et l'emmenèrent à travers les rues. N'en pouvant plus, elle dut s'arrêter et elle accoucha en pleine rue. Enveloppant l'enfant dans n'importe quoi et le mettant dans les bras de la mère, les hommes la ramassèrent et l'entraînèrent enfin vers le salut. Nous avons tiré le buggy de la remise et arrangé pour elle un coin : elle dort bien maintenant. Socrate est venu me dire que quelques amis, Grecs comme lui, viennent de l'inviter à se joindre à eux pour essayer de gagner Mersine . Ils ont le passeport d'un Grec mort, pour lui. Il me demanda conseil. Je lui répondis que je ne pouvais pas prendre une pareille responsabilité. Le danger? Il y en a autant à rester ici qu'à s'en aller. Je lui dis d'aller y penser tout seul. Il revint pour me dire ceci : « Vous êtes seule, s'il vous faut fuir, vous n'avez personne avec vous. Le professeur Gibbons, personne ne sait où il est. Je resterai avec vous1»
Assise sur les marches qui mènent aux appartements des Imer , je regarde la foule émouvante dans le jardin. Kévork , en petite veste courte et en long tablier d'étudiant, est venu s'asseoir près de moi. « Vous devez avoir faim, m'a-t-il dit. Peut-être n'avez-vous que cinq minutes à vivre. Votre mari est absent; peut- être est-il mort. Ces télégrammes sont datés d'hier, vous savez. Votre enfant n'est pas encore né. Vous ne pouvez ni fuir ni vous défendre. Vous êtes comme une femme arménienne. Dites- moi, que pensez-vous de la « vengeance »?
Dostumian cherche comme un fou, et sans résultats, sa mère et sa petite soeur dans la foule. Haroutoun prétend qu'à cause de ses cheveux roux on ne le prendrait pas pour un Arménien. Il pourrait peut-être aller les chercher. Il y alla. Arrivé à sa maison il prit sa mère sur son dos et se mit à courir vers nous avant que les bachi- bouzoucks aient eu vent de la chose. Il avait caché sa soeur dans un coin en la recouvrant de morceaux de bois et lui avait recommandé de rester bien tranquille et d'attendre son retour. Il retourna la prendre et la mit à son tour sur son dos. Mais à peine était-il sur le toit de sa maison que les bachi-bouzoucks étaient à sa poursuite. Oh ! ces toits plats des maisons d'Orient ! Haroutoun sautait de l'un à l'autre, faisant des bonds prodigieux avec l'enfant sur le dos. Il arriva enfin à un endroit du toit près duquel une compagnie étrangère avait dressé un poteau en vue d'une installation de lumière électrique. Il se laissa glisser le long du poteau, puis courut comme un fou et finit par réussir à rendre l'enfant à sa mère et à son frère. Les mains d' Haroutoun étaient en sang. Sa première idée fut de venir à moi pour se faire panser. Il s'assit sur la malle de Herbert et commença à enlever les échardes. Je lavai ensuite les plaies avec soin et bandai les paumes et les poignets de gaze imbibée de camphénol . Il me pria de laisser les doigts dehors afin qu'il pût travailler. Le garçon était heureux comme un pinson à la pensée de ce qu'il avait fait. Tandis que ses mains tremblaient encore de douleur et d'énervement, il me dit : « Mistress Gibbons, je n'ai pas peur de mourir. Mourir est une chose aussi naturelle que naître. Mais avant de mourir je voudrais tuer un Turc, un seul Turc ! » Si ses mains n'avaient pas été enveloppées, je lui aurais serré sa main droite.
Après que j'eus pansé les mains de Haroutoun , un autre souci m'accapara pour un certain temps. Une femme arriva, me demandant des vêtements pour son enfant qui, pour l'instant, était nu et rouge du sang de son père assassiné. Un pauvre petit, un favori de Herbert, m'arriva avec une entaille à la tête. Son père a été brûlé avec leur maison, et sa petite soeur est blessée aussi.
Puis je dus faire un pansement à un homme blessé au cou par un coup de feu. Il était étendu à terre tout près de ma porte. Herbert me plaisantait à propos de ma trousse, disant que j'avais assez de bandes pour panser une armée. Il me demandait comment je comptais employer la corde à boyau stérilisée . Comme tout cela est utile maintenant ! Cela sert à sauver des vies humaines.
Le ciel est rouge. La moitié de l'horizon est en flammes, tout le quartier arménien brûle. Nos professeurs du pays et les élèves essaient, sous la direction de Henri Imer , de combattre les flammes. Les étincelles volent sur nos toits, poussées par un vent violent. Il faut veiller avec soin et éteindre tout de suite chaque flammèche au moment où elle tombe. L'éclat de l'incendie est tel qu'il nous permet de lire facilement.
Télégramme de Herbert à 11 heures. Je signe le reçu à la lueur de l'incendie. Je ne puis le lire : un mélange de turc et de français. Tout ce que j'en puis conclure, c'est que, d'après la date et l'heure de l'expédition, il était encore en vie il y a vingt-quatre heures.
Notre position devient désespérée. Le feu nous menace, et l'excitation de la foule peut la mener à nous attaquer, car nous abritons plus de 4.000 réfugiés terrorisés, essayant tous d'échapper aux balles.
Impossible d'avoir des nouvelles du dehors. Nous comprenons qu'Adana est coupée de toute communication avec nous et que nos maris sont pour le moins dans une situation aussi désespérée que la nôtre. Il faudrait communiquer avec Mersine . Nous avons un maître de calligraphie turque, un Turc musulman, qui nous est fidèle. Nous l'avons envoyé ce soir à cheval avec Haroutoun qui a donné dans l'après-midi un si éclatant témoignage de son courage. Ils vont dans la gueule du loup, peut-être, mais que faire? Il ne s'agit pas seulement de nos vies, mais de celles des réfugiés.
Nous avons fait quelques préparatifs pour le cas où il nous faudrait quitter la place subitement. Courir ? Où ? Quelqu'un a dit avec raison : « Ne pensez à prendre que ce que vous pouvez porter vous-même. »
Je suis venue dans la chambre et je me suis assise dans le fauteuil de bateau de Herbert. Le feu est éteint, et il fait froid dans la pièce qui me parait trop grande. Une seule bougie, qui donne une faible lumière. Les beaux tapis bleus ont été enlevés et donnés aux enfants pour se couvrir. Comme les murs semblent nus maintenant, comme la chambre est solitaire ! Le réchaud est là, sale et tout de travers sur son pied. J'ai déchiré le lit pour faire une couverture pour mon petit ballot. Et le panier de bébé qui repose sur la malle de cabine près de notre lit. Sera-t-il le berceau de mon petit? S'il voit le jour en plein air, il n'aura tout de même pas froid, car j'ai tiré du panier la couverture tricotée que vous m'avez envoyée et le paquet de vêtements parfumés roulés dans le petit drap de lit. J'ai lié mon ballot avec une double couverture, mais, hélas ! c'était trop lourd pour moi. Je l'ai refait alors avec une petite couverture. Il y a dedans des serviettes, une pièce de bandage stérilisé, une paire de ciseaux de chirurgie enveloppés dans de la gaze, une pièce de flanelle ; c'est tout. Ce sera toujours assez lourd, car il faut que je sauve la thèse de Herbert, qui fait dans sa boîte à fiches un assez joli poids. Précieuse thèse qui lui a déjà valu son agrégation en Amérique. Si elle a encore un avenir, c'est à Paris qu'elle doit aller. Pauvre petite Mariam, qui repose là-bas dans la remise. Je la plaignais ce soir. Il n'y a que quelques heures qu'on l'a apportée . Maintenant, c'est moi qui l'envie, car son enfant est né. Ma raison me dit que ce ballot près de moi est nécessaire. Il me paraît cependant superflu. En somme, il ne me reste plus rien, tout soutien naturel ou autre ayant l'un après l'autre disparu. Humainement parlant, plus de sécurité. Mais suis-je donc de sang-froid que l'idée en subsiste en moi? Y a-t-il assez de nourriture? il n'en reste plus. Des attachements humains? plus du tout : ni soeurs, ni frères, ni mère, ni mari. Communications par chemin de fer ? il n'y en a plus. Pas de consul à Mersine . Rien à attendre de mon Gouvernement. Vous êtes-vous jamais demandé quelle extrémité de la vie vous vivez? Kévork avait raison tout à l'heure en me parlant d'un futur possible de cinq minutes. Ma religion est soudain devenue aussi solide qu'un roc auquel je m'appuie fermement, La religion est une chose simple qui agit.
Dites bien à Herbert que je n'ai pas pleuré une seule fois, que je n'ai pas eu peur. Dites-lui que les choses que l'on possède ne signifient rien. A quoi peuvent bien servir les choses ? Il y a des centaines de livres turques dans le coffre- fort. A quoi servent-elles? Je vois maintenant où s'étend la vie, au delà de tout ce que l'argent peut signifier.
Pendant tout ce temps je n'ai cessé de me dire : « Ne te laisse pas aller au désespoir, attends quelque chose de pire. » Si vous êtes dans l'attente de véritables peines, vous êtes si occupé que vous n'avez pas le temps de souffrir, En une nuit ma religion est devenue subjective. Quand j'y songe, je m'émerveille de mon calme, E n sera-t-il pour moi comme pour Elsie Dodge , cette jeune fille du collège de Bryn Mawr qui fut tuée dans la révolte des Boxers ? J'ai pensé à elle toute la journée. J'écris ces mots pour les laisser ici, en cas. Il m'est impossible d'écrire les mots nécessaires pour décrire le sort d'une femme dans mon état, tombant aux mains de ces démons. Peut-être, un jour, pourrai-je vous l'expliquer.
Assise sur le parquet, dans la chambre de Mary Rogers, j'écris sur mon genou.
Quand je suis sortie de la chambre, j'ai ouvert l'armoire de Herbert et j'ai mis son manteau. J'ai bourré une poche avec les biscuits que vous m'avez envoyés. Il en tomba beaucoup sur le plancher; je ne pris pas la peine de les ramasser. Dans une autre poche je mis le drapeau américain que Clément me donna le jour de mon mariage. Miss Talbot dort sur un petit lit de camp dans notre bureau. C'est une Anglaise, elle peut dormir. Avant de la laisser dans le bureau, je pris la boîte à fiches qui contient la thèse de Herbert.
Je l'ai posée près de la porte dans la chambre de Mary, tout près de mes pieds. Ensuite je m'étendis sur le plancher avec mon ballot comme oreiller. De la fenêtre de la pièce obscure où le cher bébé Rogers dort tranquillement, nous avons jeté un coup d' œil dehors. Deux ou trois Turcs poussaient une sorte de pompe devant une maison, tout près. « Toute humanité n'a donc pas disparu, pensai-je, puisque voilà qu'ils vont limiter le feu. » L'eau jaillit du tuyau... C'était du pétrole! Ils en imprégnèrent tout le toit. Dos flammes commenceront à s'élever. Une lourde fumée noire pèse sur la ville. Nous sentons le pétrole et l'air chaud : on dirait une énorme lampe à huile qui fumerait. Des étincelles tombent sur le rebord de la fenêtre pendant que je suis là. Je les pousse au dehors du revers de la main, non sans qu'elles aient cependant pu creuser de petits trous dans le bois.
Nous fermons les persiennes et nous nous asseyons jambes croisées, sur le parquet. Nous causons tranquillement. De quoi? d'être veuves. Nos gars doivent nous revenir vite, sinon, c'est qu'ils sont morts. Laquelle de nous est veuve ? Peut-être toutes les deux.
Mary m'a demandé une fois : « Brownie , pourquoi priez-vous donc? - Mon Dieu, Mary, je n'en sais rien. Songez que je dois vivre avec mon âme toute prête à s'en aller là-haut. » Un peu après, Mary me dit joyeusement : « Je sais, prions pour que le vent tourne. » En effet, il soufflait de notre côté. Nous revînmes près de la fenêtre sans penser au danger. On ne peut pas d'ailleurs se représenter exactement le danger. Nous regardâmes les flammes, horizontales, toutes bleues et pointées de jaune, et qui s'avançaient vers nous. Nous nous concentrâmes, en prière, sur un changement du vent. Le vent tourna. D'horizontales, les flammes devinrent d'abord verticales. Puis elles redevinrent horizontales, mais dirigées de l'autre côté. Appelez cela coïncidence si vous voulez. Pour moi, je crois que j'ai vu la main du Seigneur descendre pour défendre à ces flammes d'avancer. Jamais plus on ne pourra me faire entendre raison au sujet des miracles.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus