Dixième Partie
Chère maman,
Je n'ai fait que coudre et soigner les blessés. Mrs Christie m'a donné le premier argent du fonds de secours qui nous est parvenu : une livre turque en or qui vaut 4 dollars 4o cents. Elle m'a servi à acheter une pièce de flanelle. J'ai installé une machine à coudre à main sur le balcon de Jeanne, au soleil, et toute la journée de dimanche, j'ai confectionné des chemises d'enfant; j'en ai fait douze dans ma journée, piquant à toute vitesse. Dans tous nos chaudrons on fait chauffer de l'eau pour que les mères puissent baigner leurs petits, laver leur linge et profiter du soleil pour le faire sécher. Chaque chemise terminée veut dire un bain réparateur pour un bébé.
On a arrêté des mesures hygiéniques; des feuillées avec drains ont été creusées. Il est curieux que les Turcs ne nous aient pas coupé l'eau. C'était cependant facile avec ces conduits en surface.
Le Dr Peeples, de la Covenanter Mission, fut le premier médecin qui arriva. Son matériel n'était pas encore parvenu. Aussi quelle fut sa joie en voyant tout mon matériel de la Croix-Rouge. Il s'empara de ma caisse de médicaments et de mes objets de pansement et s'en alla. Je l'aidai à panser les blessures. Mais mère Christie s'y opposa en raison de « mon état ». Un peu après, nous arrivâmes à un compromis. J'installai une table dans ma chambre et m'occupai à préparer pansements et médicaments. Je les passai au docteur sur un plateau, ne passant que mon bras à travers la porte, de manière à ne pas voir les malades. Je ne partage pas la croyance populaire au sujet des "enfants marqués". Il n'y a que les joies qui m'arrivent qui puissent affecter mon enfant.
L'arrivée du Swiftsure a sauvé Mersine. Le commandant vint hier à Adana par train spécial. A son retour, il s'arrêta à Tarsouss et invita le Dr Christie et Herbert à l'accompagner à Mersine. Ils acceptèrent avec empressement.
De bonne heure, Herbert était à bord du Swiftsure et causa avec le capitaine. Le résultat fut que six officiers eurent la permission de venir à Tarsous avec Herbert par train spécial aujourd'hui. Ils déjeunèrent avec nous et nous les menâmes en ville, leur montrant l'oeuvre de dévastation. Lorsque les enfants réfugiés aperçurent ces officiers, ils furent terrifiés. Ils coururent se cacher dans les jupons de leurs mères. C'étaient les uniformes qui les effrayaient : preuve irréfutable que les soldats turcs aidèrent au massacre !
Nous croyons qu'il y a eu 100 tués à Tarsous et 400 dans les villages environnants. A Adana, il y eut des milliers de victimes. Le meurtre de Miner a porté le deuil dans notre Mission. Mary est incroyablement courageuse et calme. Elle soigne son enfant et prend part de toute manière au soulagement des victimes.
Pendant que Herbert était à Mersine, Mrs Dodds, de la Covenanter Mission, le supplia de m'emmener de Tarsous auprès d'elle pour me soustraire au danger d'une épidémie. Elle fit aussi valoir que le manque de confortable de la Mission de Tarsous envahie par la foule était funeste pour moi. Nous avons près de 5.ooo réfugiés sur le terrain du collège. Si le chemin est rétabli avant l'arrivée de mon petit, nous accepterons l'invitation de Mrs Dodds. Je ne sais d'ailleurs pas ce que je vais faire à un jour près.
Ah non ! je ne suis pas de ceux qui raillent les missionnaires! Ceux qui croient que nous sommes venus ici par goût des aventures pensent peut-être que nous trouvons que nous en avons eu un peu plus que nous ne nous y attendions. Je suis d'avis que chacun puisse avoir son propre point de vue. Mais on trouve souvent que les gens qui se croient libéraux et « à idées larges » sont justement les plus petits esprits et les gens les plus bigots de la terre. Il n'est pas question de croire aux missions et de vouloir être missionnaire. Mais il ne faut pas non plus ridiculiser l'effort des missionnaires. Parmi ceux d'ici, pas un homme ou une femme n'a manqué à son devoir. Bien au contraire, je me demande si aucun de nos Américains des Etats-Unis aurait maintenu aussi glorieusement les traditions de notre race en montrant autant de sang-froid, d'esprit de ressource et une aussi grande aptitude à faire face à une pareille crise. Les Américaines d'ici sont de la même pâte que mon arrière-grand'mère de la vallée de Lebanon qui portait un fusil tout en balayant sa maison.
Quant aux Arméniens, je ne puis jamais penser à eux sans que mon coeur bondisse d'affection et d'admiration. Comment des Américains pourraient-ils ne pas répondre à l'appel de gens qui ont le courage de mourir pour leur foi? Il faut bien connaître la profondeur de leurs souffrances et la situation dans laquelle les ont placés des siècles d'oppression turque pour les comprendre complètement. La vérité, c'est que les Arméniens sont des héros et des petits-fils de héros. Ils n'ont peut-être rien fait de remarquable et qui frappe l'imagination, excepté pendant des périodes de massacres. Mais ils ont gardé leur foi et conservé leur nationalité, alors qu'un chemin facile s'ouvrait devant eux, s'ils avaient consenti à se convertir à l'Islam. Je me rends compte maintenant d'une façon éclatante de leur tragique destinée. N'est-ce pas le plus grand des héroïsmes que cette résignation silencieuse à l'oppression quand il n'y a rien à faire, que se courber sous le joug et vivre toujours dans la crainte justifiée de la violence et de la mort?
Qu'est-ce donc qui a sauvé les habitants de Tarsous l'autre nuit? la crainte de complications internationales? le respect du Gouvernement des états-Unis ? Mais que savent les Kurdes de nous? rien. L'été dernier, comme nous campions sur les hauts plateaux du Taurus, un Kurde, pareil à ceux qui ont exécuté l'ignoble consigne du parti qui gouverne la Turquie, vint causer avec nous. Nous étions assis après dîner autour d'un feu de bois de pin. Nous mangions des noisettes. Je lui en offris avec un peu du sel. Il porta les noisettes et le sel à son front en signe de remerciement. Socrate exprima sa satisfaction pour ce geste, disant que nous pouvions être assurés maintenant qu'il ne lâcherait pas contre nous ses chiens féroces lorsque nous lèverions le camp, le lendemain. En parlant avec cet homme, je lui demandai ce qu'il savait de notre pays. C'était un berger qui n'avait jamais vu une ville plus grande que Tarsous. Il répondit : « Il y a beaucoup d'Américains en Amérique, au moins cinq mille, tous très riches et très bons. »
Qui donc a sauvé ceux de Tarsous ? c'est le collège Saint-Paul. Ces gens avaient son image dans les yeux, et quelques-uns de ses rayons avaient pénétré au fond de leurs cours sombres. Je songe à Jésus pardonnant à ceux qui ne savent pas ce qu'ils font. Je ne crois pas une seule minute que c'est le drapeau américain qui a sauvé la population chrétienne de la ville. Il ne leur dit rien. Ce qui a sauvé tant de gens, c'est la manière dont Daddy Christie et mère Christie ont vécu parmi les Turcs depuis tant d'années.
écoutez cette histoire et vous comprendrez. Trois cents Arméniens doivent la vie à un seul acte de bonté consciente. Quelque temps avantle massacre, le Dr Christie apprit que le fils unique du cheik d'un village voisin venait de mourir. Il monta à cheval et alla consoler le vieux père. Comme il avait appris la nouvelle tard dans la journée, il voyagea une partie de la nuit. J'ai vu moi-même le cheik plusieurs fois. Il vint un jour nous inviter, Herbert et moi, à chasser avec lui. C'est un superbe spécimen de sa race. Au milieu de l'explosion de haine de vendredi dernier, le cheik apparut tout à coup avec trois cents Arméniens. L'ordre du massacre était arrivé, dit-il, et « un massacre est une belle chasse, vous savez », ajout a-t-il crûment. « Comme j'allais me mettre à l'oeuvre, j'ai réfléchi que ces gens sont des amis du Dr Christie. Je ne comprends guère pourquoi vous les aimez tant, mais puisqu'il en est ainsi, les voici. » II est naturellement musulman. Il nous dit qu'il en avait trouvé plusieurs cachés dans les marais près de sa demeure, « enfoncés dans l'eau, avec seulement le nez dehors pour respirer », expliqua-t-il en riant.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus