La cour martiale qui fut instituée après la Première Guerre mondiale et maintenue dans ses fonctions par les gouvernements ottomans qui se sont succédé est un événement marquant de l'histoire turque, plus spécialement de l'histoire du droit turc, même si les procès, tronqués, se déroulèrent dans un contexte trouble. Malgré le sentiment d'impunité qui s'était installé après plusieurs décennies de persécutions et de massacres intermittents, les autorités ottomanes se crurent obligées d'ouvrir une enquête contre une pléthore de hauts fonctionnaires ainsi que de responsables du parti jeune-turc (Ittihad), accusés de complicité dans le massacre des Arméniens pendant la guerre.
Cette initiative relativement audacieuse n'était pas sans rapport avec la défaite quasi absolue des armées ottomanes à la fin de la guerre et la crainte de s'attirer des représailles de la part des vainqueurs. Trois commissions d'enquête furent donc désignées pour réunir toutes les informations et les preuves disponibles, comme préalable à la mise en examen des principaux inculpés : 1 ) une commission d'enquête gouvernementale ; 2) la commission d'enquête de la chambre des députés ; 3) la commission d'enquête de la cour martiale. Outre les documents accumulés, dont chacun portait la mention « conforme à l'original », la commission d'enquête gouvernementale put réunir avant le procès de nombreuses déclarations recueillies par la cour martiale.
Celle-ci fut instituée par décret impérial le l6 décembre 1918. Selon un autre décret du 25 décembre 1918, les fonctionnaires des provinces non soumises à la loi martiale, mais où des massacres s'étaient aussi déroulés, furent jugés en assises, en conformité avec l'article 88 de la Constitution. Un troisième décret, du 8 janvier 1919, habilitait la cour martiale à juger les ailleurs de « déportations et de massacres ». Cette cour était composée d'un président de séance qui était général de division (en l'occurrence, Mahmud Hayret Pacha qui, en mars 1919, avait remplacé Mustafa Nazim Pacha), assisté de deux juges, général, général de brigade ou colonel. Ces derniers étaient nommés par le ministère de la Défense. L'avocat général et ses assistants étaient nommés par le ministère de la Justice.
Les procès se déroulèrent à proximité des villes où avaient eu lieu les principaux massacres : Yozgad, Trébizonde, Baîbourt, Erzindjan, Mossoul. Il y eut en outre des procès dont les inculpés étaient des responsables et des délégués du parti jeune-turc, et des ministres ayant appartenu aux deux gouvernements en place pendant la guerre. Ces procès-là se tinrent dans l'enceinte du parlement turc, à Istanbul. Le premier procès, relatif aux massacres de Yozgad, s'ouvrit le 5 février 1919, les autres s'échelonnant sur 18 mois jusqu'en juillet 1920 et se chevauchant parfois. Ainsi, l'ouverture des procès consacrés à Trébizonde coïncida avec la 14e journée d'audience à Yozgad (26 mars 1919), où le procès se clôtura avec la 18e session, le 7 avril 1919. Le procès des ministres s'ouvrit entre les 14e et 15e journées d'audience du procès de Trébizonde (26 et 30 avril 1919), qui se termina lors de la 20e session, le 17 mai 1919. Celui des ministres se termina le 5 juillet après plusieurs interruptions, en partie dues au transfert à Malte de certains ministres jeunes-turcs. La montée de la contestation nationaliste dans la Turquie défaite avait en effet conduit le sultan et les autorités britanniques, qui coopéraient avec lui sur ce dossier, à craindre une tentative de libération des ministres inculpés, par un assaut de la prison analogue à la prise de la Bastille. D'où le transfert surprise à la fin de mai 1919, orchestré par les Britanniques avec l'accord tacite du sultan.
Le réquisitoire principal, dont on retrouve les chefs d'accusation dans les réquisitoires secondaires préparés pour les procès de Jeunes-Turcs moins émi-nents, mérite qu'on s'y attarde, puisqu'il repose sur des pièces à conviction authentifiées : ordres de mission classés top secret ; télégrammes codés ; aveux des inculpés lors d'interrogatoires préliminaires menés sous l'autorité d'un magistrat ; confessions écrites, dépositions de civils et de militaires accusant les prévenus de complicité pour les faits jugés.
Le 3 mai 1919, l'avocat général informa officiellement le tribunal que de nouveaux délits avaient été découverts au cours des enquêtes menées par les juges d'instruction. Une version amendée du réquisitoire principal (publiée dans les suppléments du journal officiel ottoman, Takvim-i Vekâyi, n° 3571, p. 128-132, faisait état de crimes exécutés « de façon particulièrement bien organisée » (teskilâti miirettebe ile), avec l'attaque et la destruction de convois de déportés, dans « la capitale et dans les provinces ». Le préambule du nouveau réquisitoire se réfère aussi à « l'extermination d'un peuple entier constituant une communauté distincte » et à la présence, parmi les pièces à conviction réunies par le tribunal, de « l'aveu et de la confession » des accusés (kabul ve itiraj) (ibid.). Le réquisitoire d'origine soutenait que les faits jugés n'étaient ni des incidents isolés ni circonscrits à certaines localités (Takvim-i Vekâyi, n° 3540, p. 5). Le tribunal déclarait aussi que les déportations n'étaient dictées ni par nécessité militaire ni comme mesure disciplinaire (ibid.). Le texte amendé du réquisitoire est encore plus explicite sur ce point précis : les déportations « furent conçues et décidées par le Comité central d'Ittihad (le parti jeune-turc) » ; « les conséquences tragiques en ont été ressenties dans presque chaque région de l'Empire ottoman » (Memaliki Osmaniyenin hemen her tarafnda) (Takvimi Vekâyi, n° 3571, p. 130). Le tribunal s'est appuyé surtout sur des documents authentifiés plutôt que sur les déclarations de témoins appelés à la barre. Il en sera de même à Nuremberg.
Les ministres inculpés (Takvim-i Vekâyi, n° 3604, p. 217-20), Enver, Djemal, Talaat et le docteur Nazim furent jugés coupables et condamnés à mort. Dans les procès Kharpout, le docteur Chakir fut également jugé coupable et condamné à mort (Takvim-i Vekâyi, n° 3771, p. 1-2) ; tous ces jugements furent rendus par contumace. De nombreux autres fonctionnaires de rang moins élevé furent aussi condamnés à mort par contumace. Parmi ceux qui étaient présents, trois seulement furent condamnés à mort et pendus à Istanbul. Dans tous ses autres jugements, le tribunal choisit de retenir les accusations portant sur l'élimination des Arméniens, en soulignant la présence de preuves démontrant « l'organisation et la mise en place du crime de meurtre (tactile cinayeti) par les dirigeants d'Ittihad. Ce fait est prouvé et vérifié (tahakkuk). » Ni le réquisitoire ni les comptes rendus d'audience ne sont intégralement accessibles aux chercheurs, et aucun Turc n'a à ce jour publié d'étude de ces documents. On trouve de rares allusions à quelques numéros isolés de Takvim-i Vekâyi dans les travaux de certains auteurs turcs contemporains, mais il n'existe pas d'index de l'ensemble des journaux pour le génocide arménien et les procès.
Le 2 octobre 1919, le troisième gouvernement du grand vizir Damad Ferid tombait, affaiblissant considérablement le pouvoir du dernier sultan ottoman. Le zèle de l'avocat général s'émoussa. Un an plus tard, alors que le cinquième et dernier gouvernement Ferit s'effaçait devant l'ascension irrésistible de Mustafa Kemal et du kémalisme (21 octobre 1920), les cours martiales suspendaient définitivement les audiences.
Vahakn N. Dadrian