Ara SARAFIAN *
Le « débat sur les Archives ottomanes » a été créé au milieu des années 1980, lorsque des représentants du gouvernement turc annoncèrent l'ouverture imminente des collections d'archives ottomanes sur la Question arménienne. Cette annonce a été faite par des hauts responsables du gouvernement turc, notamment le défunt Turgut Özal et Mesut Yılmaz. Le débat a été ensuite amplifié par des intellectuels officiels turcs et leurs partisans. Parallèlement à ces promesses, plusieurs publications en langue turque et en différentes langues occidentales, ont fait ostensiblement référence à de nouveaux documents ottomans. Ces publications réitèrent la thèse nationaliste turque sur les Arméniens, notamment sur le génocide de 1915. Cette présentation qui utilise les documents d'archives ottomans et d'autres sources, démontre que le débat sur les archives ottomanes manque de légitimité académique. Aussi, le contexte politique du débat est plus significatif que sa substance académique. La plupart des nouvelles collections d'archives ottomanes citées par les «chercheurs» nationalistes turcs, restent inaccessibles aux savants critiques: les archives-clés sont faussement interprétées même dans les publications en fac-similé. Les autorités turques sont fortement impliquées dans le développement de cette triste situation. Toutefois, une analyse critique du matériau disponible en Turquie éclaire le génocide arménien d'une lumière nouvelle.
On trouvera ici un point de vue personnel concernant la controverse qui se poursuit touchant le rôle des archives ottomanes dans les études sur le génocide arménien1. Le présent article se fonde sur le fait qu'il existe actuellement un « débat sur les archives ottomanes », un débat qui fait partie d'une campagne de négation du génocide arménien. C'est un texte qui établit la base de ce débat en terme de données politiques, avant de le replacer dans son contexte historiographique.
Au milieu des années 1980, d'importantes personnalités officielles turques se mirent en devoir de soutenir que les historiens travaillant sur le génocide arménien devaient utiliser les dossiers de l'Etat ottoman, tout comme les spécialistes de l'histoire britannique ou française s'appuient sur les archives britanniques ou françaises. Cet argument faisait partie d'une campagne d'opposition à une résolution du Congrès américain qui faisait de l'évocation du génocide de 1915 l'objet d'une « Journée nationale du souvenir de l'inhumanité de l'homme pour l'homme ». La position du gouvernement fut reprise par d'autres organismes officiels turcs, des journaux et des individus favorables à l'Etat turc. Celui-ci ajouta du poids à ces assertions en s'engageant à « déclasser » les dossiers ottomans sur les Arméniens et en adoptant de nouvelles réglementations visant à faciliter l'accès à ces documents2. Celui qui prendrait ces affirmations pour argent comptant pourrait s'imaginer que l'Etat turc s'engageait ainsi à mettre la documentation sur le génocide arménien à la disposition des chercheurs3.
Tout au long de cette période subsista un lien très net entre la négation du génocide, les publications anti-arméniennes venant de Turquie et le « débat sur les archives ottomanes », le tout étant supervisé par l'Etat turc et ses mandataires4. Şinasi Orel par exemple, chargé de rassembler les archives ottomanes sur les Arméniens, était un diplomate à la retraite et un écrivain nationaliste5. On pourrait déjà avancer que le gouvernement turc a dévoilé ses intentions en nommant Şinasi Orel architecte principal des archives ottomanes sur les Arméniens6. La position d'Orel sur les Arméniens et le génocide était bien connu : le génocide n'a pas de réalité puisqu'il « ne repose dès le départ que sur des faux documents »7. Il faisait remarquer que, si le génocide arménien avait eu lieu, beaucoup de témoins étrangers présents dans l'Empire ottoman s'en seraient fait l'écho dans le monde entier8. Il concluait que tel n'était pas le cas. D'après lui, l'histoire du génocide n'était que le produit de la propagande arménienne et de la crédulité des chercheurs occidentaux9. Il soutenait qu'il n'existait aucun témoignage sur le génocide parce que c'était un événement qui n'avait jamais eu lieu et qui par conséquent ne pouvait être prouvé par les documents10.
Tandis qu'Orel engageait publiquement la position du gouvernement turc dans le « débat » naissant, le directeur général des Archives Nationales, Ismaïl Binark, en faisait autant, s'obstinant à prétendre que la thèse du génocide était fondée sur de faux documents occidentaux. A son avis, les étrangers devraient s'appuyer exclusivement sur des sources turques pour apprécier correctement les relations turco-arméniennes11. Binark affirmait que la question arménienne était le produit de la haine, de la propagande et du terrorisme arméniens ainsi que la naïveté des Turcs qui ne surent pas se défendre. Binark poursuivait : « Le silence du peuple turc, dû à la dignité d'un peuple juste, a été interprété comme le silence d'un peuple coupable ». Pour lui, les archives ottomanes prouvaient effectivement la culpabilité historique des Arméniens, et justifiaient probablement le traitement qu'entraîna cette culpabilité12. Au lieu d'observer une distance professionnelle sur le sujet des Arméniens ottomans, Binark adopte des positions partisanes, trahissant ainsi la dimension politique de sa nomination à la direction des Archives et engageant son gouvernement.
Le recoupement entre l'Etat turc et les institutions universitaires du pays peut également être présenté de manière plus globale. Par exemple, l'homme politique Mesut Yılmaz, annonça en 1986 qu'un fonds spécial avait été créé essentiellement pour rendre les Archives Nationales, disait-il, plus efficaces et faire gagner à la Turquie la faveur de l'opinion publique13. Il annonça que, pour la seule année 1986, un budget de plus de 5 213 762 025 livres turques avait été affecté à ces archives et définit le but de celles-ci comme reflétant le « point de vue national »14. En 1989, Yılmaz, alors Premier ministre, prétendit même que, en ouvrant les Archives aux spécialistes, son pays avait apporté une contribution qui prouverait qu'il n'existait pas une seule page susceptible de jeter la honte sur les Turcs et leur histoire15.
Il est évident que le « débat sur les archives ottomanes » des années 1980 n'était pas une démarche purement académique. La promesse de l'ouverture des archives ottomanes sur les Arméniens était utilisée comme une ruse propre à remplacer les études des sources européennes et américaines librement accessibles sur 1915. Tout fut fait pour centrer le débat sur les archives ottomanes qui, même rendues disponibles, resteraient toujours sous le contrôle physique de l'Etat turc. En dépit des promesses faites aux services d'archives occidentales, celles-ci ne reçurent jamais les copies sur microfilms des documents ottomans sur le traitement des Arméniens en 191516. Dans ce contexte, plusieurs auteurs ont tenté, au cours des années 1980, de réintroduire les thèses nationalistes turques sur les Arméniens et le génocide, thèses dont les affirmations fondamentales sont les suivantes : les Arméniens représentaient une minorité insignifiante dans l'Empire ottoman ; à l'instigation d'Etats étrangers, ils devinrent au XIXe siècle une minorité rebelle ; pendant la Première Guerre mondiale, il y eut dans l'Empire une guerre civile entre Arméniens et musulmans ; les Arméniens furent déplacés pendant cette période en raison de la menace qu'ils représentaient pour l'effort de guerre ottoman ; leur réinstallation en 1915-1916 fut dans l'ensemble réussie, malgré quelques défaillances de la justice ; un grand nombre d'entre eux périrent pendant ces déportations à cause des conditions générales dues à la guerre, telles que la malnutrition, la maladie, etc.
En fait, les tentatives faites pour enfermer l'étude du génocide dans le cadre des paramètres négationnistes ont échoué, non seulement en raison de l'indigence des dossiers disponibles dans les archives turques et susceptibles de servir de base aux négationnistes, mais aussi parce que ces documents contredisaient la thèse nationaliste turque. Peut-être est-ce pour cette raison que les autorités turques n'ont pas publié les documents sur microfilms qu'elles avaient promis aux services d'archives occidentaux, et qu'elles se montrent toujours réticentes à autoriser l'accès à ces collections de documents aux historiens critiques.
Ayant travaillé aux Archives Nationales ottomanes du Premier ministre à Istanbul de décembre 1991 à juin 1992, puis en janvier 1995 et enfin en juillet 1995, jusqu'à ce que je sois obligé de partir en 1995, j'ai pu faire les observations suivantes en ce qui concerne l'accessibilité à ces sources17. Il y a une absence significative de documents sur les Arméniens ottomans dans les archives turques aujourd'hui. Au-delà de la rareté générale de tels documents, ceux qui sont disponibles ne sont pas réellement accessibles. Les autorités se réservent la possibilité d'en interdire l'accès à certains chercheurs et d'en faciliter la consultation à d'autres18. Avant d'être communiqué, tout document est lu et peut être refusé impunément. Les demandes sont rejetées sous divers prétextes. Voici quelques unes des raisons officiellement invoquées : (1) les documents demandés ne font pas partie du domaine étudié par le chercheur ; (2) les documents sont introuvables ; (3) les documents demandés sont trop fragiles ; ou (4) les dossiers font l'objet d'un traitement spécial. Lors de ma première série de visites aux Archives, nombre de mes demandes furent rejetées pour les motifs cités ci-dessus. Mais la nature systématique de ces refus devint claire lorsqu'ils concernèrent à plusieurs reprises un certain type de documents. C'est ainsi que je ne réussis jamais à obtenir aucune des huit citations du « Yıldız Esas Evrakı » faites par Justin McCarthy, un négationniste notoire du génocide arménien19. Lorsque je demandai des documents similaires dans la même collection, je me heurtai aussi à un refus. Lorsque j'insistai et demandai des fichiers de la même catégorie, toute la collection était fermée, elle ne devait rouvrir qu'après mon départ de Turquie. Sur les 91 documents du « Yıldız Esas Evrakı » que je demandai à consulter, on m'en refusa 58, ainsi que d'autres cités par des spécialistes de parti pris. Par exemple, en 1992, quand je demandai à voir les documents du « Yıldız Perakende » cités par Kemal Karpat, on me répondit que la collection n'était pas disponible. En fait, on me dit qu'elle était fermée et n'avait jamais été ouverte20.
J'adressai un rapport sur mon expérience à l'ambassade de Turquie à Washington21. L'ambassade ne contesta aucun aspect du rapport, qu'elle rejeta ensuite en citant un communiqué officiel émanant du service des Archives du Premier ministre, c'est-à-dire des personnes mises en cause elles-mêmes22. Lorsque, à plusieurs reprises, je fis des demandes de visa de recherche pour travailler sur d'autres archives en Turquie, ces demandes furent d'abord ignorées puis tout simplement rejetées. On me dit que les documents que je désirais consulter – dans chacune des cinq archives – étaient en train d'être saisis sur ordinateur23. Finalement, je retournai aux Archives du Grand Vizirat pour lesquelles j'avais encore mon laissez-passer à la suite d'une intervention en ma faveur de certaines personnes dont je ne souhaite pas citer le nom. Cette fois-ci, on me remit des documents qui m'avaient auparavant été refusés, sans qu'on me donnât d'explication pour les refus précédents. Le personnel de la Direction des archives conservait la faculté de refuser certains dossiers, mais je ne me heurtai pas aux mêmes difficultés qu'auparavant. Je commençai alors à travailler sur une collection de télégrammes codés de la période de la Première Guerre mondiale concernant le traitement des Arméniens24.
Le « Şifre Kalemi » ou collection des télégrammes codés a été cité par les auteurs nationalistes turcs qui reconnaissent que le gouvernement ottoman a déporté les Arméniens en 1915 et qui affirment que Talaat Pacha a personnellement fait preuve d'intérêt pour le bien-être des déportés. De nombreux télégrammes de cette collection ont en fait été rédigés par Talaat Pacha, parmi lesquels figurent ses ordres pour la déportation de certaines communautés, ses questions sur l'état des convois, des instructions concernant la direction à prendre par les caravanes, etc25. En réalité, les auteurs comme Kamuran Gürün ont utilisé ces dossiers pour soutenir leur thèse selon laquelle les déportations de 1915 furent normalement organisées26. Cependant, ils n'ont pas abordé la question de l'absence d'informations concernant le sort de ces déportés. En fait, Gürün, comme nombre de ses comparses, a éludé le sujet en affirmant que 702.900 Arméniens avaient été bien réinstallés à la fin de 191627. Cette affirmation n'est fondée que sur une citation issue des archives militaires d'Ankara et qui n'est étayée par aucun document28. Fait incroyable, un examen du document en question révèle que ces données concernent la réinstallation non pas d'Arméniens, mais de musulmans qui avaient fui le front russe en 1915-191629. Ces réfugiés étaient transportés, nourris, vaccinés et réinstallés dans le centre et l'ouest de l'Asie Mineure. Ce document montre sans aucun doute possible que le gouvernement ottoman avait à l'époque les moyens de déplacer des centaines de milliers de personnes. La question évidente reste entière, à savoir pourquoi on ne trouve aucun document sur les centaines de milliers d'Arméniens déportés en 1915 et 191630.
Des rapports ottomans disponibles dans les séries de télégrammes codés, il ressort que la "déportation" d'Arméniens en 1915 faisait partie d'un plan plus général de turquification de l'Asie Mineure31. Après l'expulsion des Arméniens, leurs propriétés étaient confisquées par les autorités, et des réfugiés turcs des Balkans, bosniaques ou musulmans du Caucase, étaient installés à leur place. La destruction des Arméniens pendant cette période s'accompagnait également de mesures visant à « répartir » la population kurde en vue de son assimilation dans l'empire, politique qui fut appliquée avec plus de succès dans la République turque. On prit aussi des mesures contre l'ensemble de la population grecque de l'Empire. Aucun auteur nationaliste turc qui prétend avoir travaillé sur cette collection de documents (à savoir les télégrammes codés) aux archives du Premier ministre n'a reconnu ce contexte fondamental de l'époque. Le gouvernement ottoman exerçait un contrôle absolu sur ses peuples sujets, et les Arméniens furent systématiquement déportés de leurs habitations et de leurs villages pendant toute la période 1915-1916. Talaat Pacha se chargeait personnellement des déportations en utilisant un réseau télégraphique et la bureaucratie officielle. Les archives ottomanes corroborent effectivement l'existence de documents d'archives sur 1915 disponibles hors de la Turquie: par exemple, les mémoires des survivants arméniens; des rapports consulaires, militaires et missionnaires d'Américains, d'Allemands, d'Austro-Hongrois et de ressortissants d'autres nationalités qui se trouvaient dans l'Empire ottoman, ainsi que des rapports de compagnies telles que la compagnie des chemins de fer de Bagdad, tous nous fournissant un tableau plus général de la destruction systématique des Arméniens en 191532.
Peut-être ai-je eu de la chance d'avoir travaillé aux Archives du Grand Vizirat sur les Arméniens ottomans. Mais dès le début, cette administration a cherché à m'impressionner par la possibilité qu'elle avait de tronquer mon travail en gardant l'oeil sur moi et en répondant à mes demandes de façon sélective33. Je crois que son but était de me faire changer ma stratégie de recherches. Mes collègues m'ont assuré que cette attitude n'était pas inhabituelle. Une fois qu'il devint clair que je ne céderais pas, c'est-à-dire quand je quittai la Turquie et commençai à faire part de mes expériences sans me soucier des conséquences possibles, je fus autorisé à retourner aux Archives, bien que l'on me refusât toujours l'accès aux autres collections. En tout cas, de retour à Istanbul, je commençai à travailler sur le génocide arménien. En fait, je fus autorisé à continuer dans ce domaine jusqu'à ce que mon collègue Hilmar Kaiser et moi, nous commençâmes à nous pencher sur les citations d'auteurs nationalistes turcs qui citaient des collections d'archives fermées (par exemple Şinasi Orel). C'est alors que les autorités augmentèrent la pression qu'elles exerçaient sur nous. De fait, je fus attaqué dans la cour des archives à Istanbul par un policier, à la suite de quoi le directeur, Necati Gültepe, m'accusa d'avoir provoqué un incident et menaça de m'expulser des archives au cas où, selon ses propres termes, je me rendrais coupable d'une autre infraction. Je pris cela comme un ultimatum visant à me limiter dans mes recherches si je ne voulais pas me voir interdire l'accès des archives34. Le lendemain, on nous soumit à une fouille et au détecteur de métaux avant de nous laisser entrer. Le message était clair. Ma réaction fut de quitter la Turquie, et je n'y suis pas retourné depuis. Hilmar Kaiser, qui est parti au même moment, y est retourné peu de temps après, pour en être expulsé immédiatement « pour raisons disciplinaires ». Puisque le sujet de notre recherche était considéré comme trop délicat et puisque nous n'avions pas réagi aux diverses formes de pression, ils étaient obligés de nous écarter. Le « débat des archives ottomanes » des années 1980 était un exercice politique et non pas académique. La question des archives turques et des documents d'Etat ottomans concernant les Arméniens demeure un sujet hautement explosif puisque la priorité du gouvernement d'Ankara continue, tant en Turquie qu'à l'étranger, d'être la négation active du génocide arménien.