Dickran KOUYMJIAN *
La communication traite de la destruction et de la confiscation des établissements et des monuments arméniens, comme une continuation du génocide, de 1915 à 1923. Elle montre comment le gouvernement turc continue intentionnellement le processus génocidaire, en détruisant ou en permettant la destruction des monuments architecturaux arméniens, en effaçant toutes traces de la vie et de la civilisation arméniennes dans le berceau historique des Arméniens. La première partie de la communication présente une estimation historique des biens confisqués par le gouvernement ottoman et de leur valeur : Elle explique comment le droit international considère de telles situations. Aujourd'hui, la principale pression sur le gouvernement turc, pour l'obliger à protéger les monuments arméniens sur son territoire, devrait être exercée par le gouvernement arménien, directement et à travers les organisations dont l’Arménie est membre, telles les Nations Unies et l'UNESCO.
Il y a quelques mois, les journaux européens et américains publiaient les noms des individus qui avaient déposé de l'argent dans les banques suisses à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La majorité d'entre eux étaient Juifs. Ceux qui figuraient sur les listes n'avaient jamais réclamé leur argent, parce que la plupart avaient été victimes de l'Holocauste. Au bout de cinquante-cinq ans, les banques ont brisé le silence et le principe du secret bancaire suisse pour tenter de se justifier des accusations de collaboration et d'approbation lancées contre elles. Sous la pression d'une opinion publique encouragée par les associations de défense des biens des survivants de l'Holocauste de la diaspora juive, l'histoire fut racontée, et l'on apprit comment les possessions juives spoliées par l'Allemagne nazie auraient pris le chemin de la Suisse et d'autres pays. Le montant des avoirs illégalement confisqués est estimé à plusieurs centaines de millions de dollars. De ce fait, un groupe de banques suisses a créé un fonds spécial pour les victimes de l'Holocauste et le problème est loin d'être réglé.
Les biens arméniens furent saisis en 1915 par le gouvernement jeune-turc et le Trésor ottoman en reçut des inventaires détaillés. On délivra même des certificats pour les avoirs des Arméniens tués ou déportés. L'argent arménien, comme l'or juif d'Hitler, quitta la Turquie et fut placé dans des banques en Autriche et en Allemagne. Après la guerre, dans un mémorandum officiel présenté au Premier ministre britannique, Ramsay MacDonald, sur les raisons de venir en aide aux réfugiés arméniens, Sir James Baldwin, l'ancien Premier ministre, et Herbert Asquith, les auteurs du texte, écrivent au paragraphe 4.
"La somme de cinq millions de livres or turques (ce qui représente environ 30 kilogrammes d'or) déposée en 1916 par le gouvernement turc à Berlin à la Reichsbank, et reprise par les Alliés après l'Armistice, était en grande partie (peut-être en totalité) de l'argent arménien. Après la déportation des Arméniens en 1915, leurs comptes courants et leurs comptes d'épargne furent transférés, sur ordre du gouvernement, au Trésor d'Etat à Constantinople »1.
Les premiers comptes et autres avoirs bancaires arméniens furent confisqués dans les provinces puis transférés sur ordre du gouvernement à Constantinople.
Puisqu'il existe des traces officielles des comptes, quand les banques turques publieront-elles les noms des Arméniens dont l'argent ne fut jamais réclamé ? Quand le gouvernement turc sortira-t-il de ses archives les registres portant les listes des biens arméniens confisqués ? Quand le gouvernement turc créera-t-il un fonds pour les victimes du génocide ?
En plus du massacre et de l'expulsion de plus de deux millions d'individus, le gouvernement turc a volé les avoirs des Arméniens, confisqué leurs biens et détruit leurs monuments historiques. Collectivement, ces actes représentent un immense transfert illégal de capitaux individuels et communautaires de la population arménienne vers les populations turque et kurde dans le cadre d'un crime planifié.
L'avidité des Jeunes- Turcs ne se satisfaisait pas des comptes en banque. En 1916, au cours d'une conversation avec Henry Morgenthau, le ministre de l'Intérieur Talaat Pacha demanda au courageux ambassadeur des Etats-Unis s'il aurait l'amabilité de lui fournir une liste complète des noms des Arméniens qui possédaient des polices d'assurance-vie dans des compagnies américaines parce que, expliqua Talaat, ils sont presque tous morts sans laisser d'héritiers et l'argent de ces comptes devrait donc légitimement passer au gouvernement ottoman3. Le gouvernement adressa des notes officielles à toutes les compagnies du monde qui travaillaient avec des clients de l'Empire ottoman en leur demandant une liste exhaustive de tous les Arméniens qui possédaient une assurance-vie. A ce sujet, la publication récente, dans le quotidien Le Monde et d'autres journaux, d'articles concernant les demandes faites aux compagnies d'assurances d'ouvrir leurs archives sur les assurances-vie contractées par des Juifs avant et pendant l'Holocauste devrait revêtir une importance toute particulière pour ceux qui s'intéressent aux droits des Arméniens victimes du génocide.
En plus des comptes en banque, des actions, des bons et des polices d'assurance, qui représentent des capitaux, quelles propriétés les Arméniens possédaient-ils dans la Turquie ottomane ? Bien sûr, leurs maisons individuelles ; il n'existe cependant pas de chiffres sur le nombre total de familles qui étaient propriétaires de leur logement. Il n'y a pas non plus d'estimations des biens fonciers possédés par les Arméniens, bien qu'ils fussent considérables dans les provinces. Nous disposons de plus de renseignements sur certaines localités que sur d'autres, mais un gros effort reste nécessaire pour pouvoir recenser ces biens. A ma connaissance, nous n'avons pas non plus de données, même approximatives, sur le nombre d'usines, d'entreprises, de boutiques et d'ateliers appartenant aux Arméniens.
En revanche, il existe une information sur les biens des communautés. Le Catholicossat de Cilicie conservait des données détaillées sur ses terres et ses bâtiments. Le Patriarcat arménien de Constantinople, représentant officiel de la communauté arménienne devant le sultan, conservait un inventaire des églises, monastères et écoles qui en dépendaient. En 1912, le gouvernement jeune-turc ordonna aux communautés minoritaires de dresser l'inventaire de tous leurs biens dans l'ensemble de l'Empire. Le patriarche Malakia Ormanian avait déjà fourni des dossiers avec les chiffres des églises, monastères, écoles et population arméniens province par province dans l'appendice de son livre L'Eglise arménienne, publié pour la première fois en français en 1910. Plus tard, en 1913 et 1914, à la veille de la guerre, le patriarche dépêcha une mission spéciale dans les provinces pour préparer une étude mise à jour.
Cette information servit de base pour des calculs effectués après le génocide sur la destruction de la propriété arménienne. La liste d'Ormanian énumère 2039 églises apostoliques arméniennes en service dans l'Empire ottoman en dehors de Constantinople. Apparemment, ne sont pas inclus dans cette liste les édifices religieux appartenant aux catholiques et aux protestants, alors que les membres de ces deux communautés y figuraient. A la Conférence de la Paix de Paris en 1919, les chefs des deux délégations arméniennes, Avétis Aharonian et Boghos Noubar Pacha, présentèrent un rapport commun intitulé "Tableau approximatif des Réparations et Indemnisations pour les dommages subis par la Nation arménienne en Arménie de Turquie et dans la République arménienne du Caucase". On y mentionne 1860 églises, 229 monastères, 1439 écoles, 29 lycées et séminaires, et 42 orphelinats. Plus tard, des spécialistes ont apporté des modifications à ces chiffres: Kevork Mesrob, 2000 écoles; le révérend Adanalian, 452 églises protestantes ; Haygazn Ghazarian donne les chiffres de 2050 églises et de 203 monastères; Ardashes Der Khatchatourian cite 2300 écoles. Mais les chiffres les plus fiables sont ceux qui ont été soigneusement compilés par Raymond Kévorkian dans le volumineux ouvrage publié en 1992 et dont il était co-auteur avec Paul Paboudjian, Les Arméniens dans l'Empire ottoman à la veille du génocide. Les chiffres, qui s'appuient principalement sur les archives inédites du Patriarcat arménien de Constantinople pour les années 1913-1914, font état de 2538 églises, 451 monastères et 1996 écoles.
Aujourd'hui, en dehors d'Istanbul, les Arméniens ne possèdent que six églises, aucun monastère et aucune école. Qu'est-il advenu des 2500 autres et du reste des biens arméniens ? Quelle est la valeur du patrimoine arménien perdu du fait du massacre et de l'exil systématiques ?
La perte la plus importante subie par le peuple arménien pendant le génocide, la vie des victimes, ne peut être calculée bien qu'on leur ait attribué un prix, comme nous le verrons plus loin. Les biens mobiliers et immobiliers furent soigneusement évalués dans le rapport commun présenté à la Conférence de la Paix à Paris. Se fondant sur le chiffre de 1 800 000 individus tués ou déportés, le "tableau approximatif" cherche à établir la valeur des possessions laissées par les Arméniens. La perte pour les ruraux, qui représentaient les trois quarts de la population totale, comprenait: les bâtiments (maisons, écuries, granges, moulins); les terres cultivées et non cultivées; du matériel agricole; les biens personnels (meubles, vêtements, bijoux) ; les pertes en récoltes annuelles ; le bétail; les réserves de nourriture et de fourrage ; et le capital. L'ensemble s'élève à quelque 17 000 francs pour chacune des 270 000 familles arméniennes vivant dans le pays, soit un total de 4 milliards 600 millions de francs. La valeur des pertes subies par les 90 000 familles arméniennes vivant dans les grandes villes (en dehors de Constantinople) a été estimée à 36 000 francs par famille, soit un total de 3 milliards 235 millions de francs. La valeur proposée pour les milliers d'écoles, églises et autres bâtiments communautaires est sensiblement inférieure puisqu'elle ne s'élève qu'à 75 millions de francs. L'ensemble des pertes en biens et en main d'oeuvre représente près de huit milliards de francs. A cela s'ajoute la valeur de la vie humaine, près de sept milliards de francs, ce qui équivaut à une valeur estimée à 5 000 francs par Arménien massacré. Le total global des dommages s'élevait, en francs de 1919, à 14,5 milliards. En francs d'aujourd'hui, cela se compterait en millions de milliards10.
La question des réparations pour les pertes subies par la communauté et les individus arméniens pendant le génocide a été étudiée par plusieurs spécialistes. Les chiffres du patriarcat et le "Tableau" des Délégations arméniennes à la Conférence de la Paix ont servi de point de départ pour l'examen de la loi internationale concernant les confiscations de biens à la suite de crimes contre l'humanité. L'étude principale sur ces questions juridiques est The Armenian Question and International Law de Shavarsh Toriguian, publiée en 197311 ; on trouve ce qui concerne les confiscations et les destructions des biens dans celle de Kévork Baghdjian, de 1987, La saisie, par le gouvernement turc, des biens arméniens... dits « abandonnés »12, qui inclut des études précédentes déjà mentionnées ainsi que celles concernant les biens soi-disant "abandonnés" des Arméniens par Lutfik Kouyoumdjian13, de Fr. Krnazian14, Levon Vardan15, et Puzant Yeghiayan16.
En mai 1915, le gouvernement ottoman publia, par l'intermédiaire de son ministre de l'Intérieur, un décret visant ses citoyens arméniens intitulé « Directives administratives concernant les biens meubles et immeubles abandonnés par les Arméniens déportés à la suite de la guerre et de circonstances politiques exceptionnelles »17.
Le décret prévoyait la formation de comités spéciaux chargés de dresser des listes et des rapports concernant tous les biens "abandonnés", Ces biens devaient être placés en lieu sûr au nom des déportés. Des reçus de ces listes furent établis et remis aux Arméniens18. Certaines copies furent conservées par les commissions locales et d'autres transmises au Trésor ottoman. Les denrées périssables et les animaux furent vendus et l'argent déposé au nom des propriétaires arméniens. La loi stipulait que les réfugiés turcs de la guerre balkanique devaient être installés dans les maisons des Arméniens et sur leurs terres, et devaient être officiellement enregistrés. La terre et les maisons dont les réfugiés turcs ne voulaient pas devaient être vendues aux enchères publiques et les sommes déposées au nom des propriétaires arméniens19.
En réalité, la plupart des biens mobiliers furent pillés par des bandes, et les maisons, les fermes, les terres et les magasins vendus au tiers de leur prix par des membres des commissions spéciales à leurs amis, et l'argent soit gardé par eux-mêmes, soit envoyé au Trésor central. Quatre mois plus tard, un second décret, daté de septembre 1915, précisait comment on pouvait revendiquer et obtenir des biens arméniens « abandonnés »20.
Par la suite, la question fut soulevée dans le premier traité entre la nouvelle République d'Arménie et la Turquie, le traité de Batoum de juin 1918, qui reconnaissait les droits des propriétaires et garantissait un dédommagement approprié en cas de confiscation par le gouvernement21.
Les droits des Arméniens à revendiquer leurs biens officiellement inventoriés étaient encore soulignés dans l'article 144 du Traité de Sèvres d'août 1920. Il contenait des clauses concernant :
1) l'abrogation de la loi de 1915 sur les "biens abandonnés" ;
2) le retour des Arméniens chez eux ;
3) la restitution des entreprises et de tous les biens meubles et immeubles.
Des commissions d'arbitrage devaient être nommées par le Conseil de la Société des Nations pour examiner les revendications des Arméniens. Même si d'anciens sujets ottomans avaient acquis la citoyenneté d'autres pays, leurs biens et leurs intérêts en Turquie devaient leur être restitués dans leur état originel. La Turquie était signataire du Traité de Sèvres comme la République d'Arménie et, même s'il ne fut jamais ratifié par les gouvernements signataires, des juristes affirment que les obligations qui y sont stipulées doivent être respectées. Les traités et accords suivants d'Alexandropol (décembre 1921), de Moscou (mars 1921), de Kars (octobre 1921) et d'Ankara (avril 1922), tous signés par la Turquie, comprenaient des clauses spécifiques sur les biens de minorités.
Bien sûr, ces clauses ne furent jamais respectées; pire, le gouvernement turc se mit à adopter de nouvelles lois sur les confiscations. L'accord d'Ankara avec la France, protégeant les biens des Arméniens de Cilicie après le retrait français, fut tourné en dérision par une nouvelle loi turque confisquant tous les biens "abandonnés" dans des zones "libérées" de l'ennemi. Un an plus tard, en avril 1923, juste avant la signature du Traité de Lausanne – qui "révisait" celui de Sèvres – une nouvelle réglementation, la "Loi sur les biens abandonnés", appelait à la saisie de toutes les possessions des Arméniens ne vivant plus en Turquie, quels que fussent les motifs ou les circonstances de leur départ. Mais le Traité de Lausanne, signé en juillet 1923, assurait, et assure encore, la protection des membres des minorités à condition qu'ils soient citoyens turcs. Comme on le verra, rien n'empêchait la Turquie de priver certains groupes de leur citoyenneté. A la veille de son succès à Lausanne, qui marquait pratiquement l'enterrement de la question arménienne, le gouvernement turc, en septembre de la même année, promulgua encore une loi interdisant aux Arméniens de Cilicie et des provinces orientales qui avaient "émigré" de revenir en Turquie. En août 1926, le gouvernement turc fit savoir publiquement qu'il conserverait tous les biens confisqués avant la mise en application du Traité de Lausanne, c'est-à-dire le 6 août 1924. En mai 1927, une loi autorisait à priver de la nationalité turque quiconque n'avait pas pris part à la Guerre d'Indépendance et était resté à l'étranger entre le 24 juillet 1923 et le 27 mai 1927. C'est cela surtout qui scella le sort des revendications arméniennes sur les biens confisqués. Les protestations adressées de 1925 à 1928 à la Société des Nations par le Comité central pour les Réfugiés arméniens ne furent jamais prises en considération par la Turquie qui les rejeta. L'Arménie, déjà soviétisée, n'offrait plus aucun intérêt pour les Puissances alliées. Quant aux Arméniens de la diaspora et à leurs amis, eux, ils ne représentaient plus qu'une force morale facilement ignorée. On oublia les revendications concernant les biens arméniens en même temps qu'on oubliait les Arméniens eux-mêmes.
La République turque achevait ainsi la tâche entamée par le gouvernement ottoman, ajoutant à l'horreur du premier génocide du siècle les touches finales de l'une des plus grandes spoliations de biens et de terres de notre époque.
Une fois la décision prise d'éliminer de sa terre natale la population arménienne, la conséquence logique était de parachever le génocide en effaçant définitivement toute association entre le peuple arménien et les terres qu'on venait d'usurper. C'est ainsi que le nom même d'Arménie disparut de tous documents et cartes turcs; lorsque, par inadvertance, il reparaissait dans des manuels ou de la littérature populaire, la publication était saisie et détruite.
Le gouvernement turc eut recours à des mesures extrêmes pour éradiquer toute trace de civilisation arménienne sur ces terres historiques. A la fin des années cinquante, on changea systématiquement tous les noms des villes, villages et hameaux des provinces orientales. Comme les historiens turcs continuent à déformer le passé, les nouvelles générations d'Arméniens auront beaucoup de mal à retrouver les localités où ont vécu leurs ancêtres.
Dans tous les coins de l'ancien Empire ottoman sous contrôle turc, à l'exception d'Istanbul qui jouit d'une réputation touristique et où vit une importante communauté arménienne, le génocide a été constamment poursuivi pour éliminer tous les vestiges de la culture arménienne ou les priver de leur caractère national spécifique.
Les églises, témoins de la vie nationale, constituaient des signes intolérables de la présence historique arménienne. Les monuments religieux des victimes sont très embarrassants pour les auteurs de génocide; plus ils sont nombreux, plus la campagne de désinformation est difficile. C'est pour cette raison que tous les monuments arméniens furent et restent menacés. J'ai abordé en détail ce sujet devant le Tribunal permanent des peuples en avril 198422, en apportant des preuves visuelles de la destruction d'un très grand nombre de monuments. Je me contenterai donc d'énumérer ici par quels moyens les églises arméniennes ont souffert et souffrent encore de la ruine ou de la neutralisation.
Les exemples les plus notoires sont les églises du Xe siècle d'Aghtamar et de Kars. Or celles-ci, détail ironique, furent construites avant l'apparition historique des Turcs seldjoukides.
La Turquie poursuit sa politique génocidaire en permettant cette destruction mais continue à jouer son rôle de membre modèle de la communauté internationale en signant divers traités internationaux sur la protection des droits et des monuments des minorités. Voici une liste partielle de ce type d'accords.
A. Les articles 38 à 44 du Traité de Lausanne de 1923 concernent en particulier la garantie et la protection des droits de minorités, dispositions que la Turquie a continuellement violées, comme l'ont régulièrement signalé les observateurs étrangers. A Istanbul, pour effectuer des réparations sur des constructions arméniennes existantes, on doit demander une autorisation du gouvernement et on n'est pas toujours sûr de l'obtenir. On n'a le droit ni de reconstruire ni d'agrandir. On saisit souvent les biens des églises et de la communauté en invoquant le droit de domaine prééminent. Récemment a été brandie la menace de taxation des églises et des institutions de charité des minorités. Quand on constate une telle attitude à Istanbul, ancienne capitale très vivante du point de vue touristique, n'est-il pas naïf d'imaginer que l'on va se préoccuper des monuments de l'intérieur du pays relativement peu visité ?
B. La Turquie a signé et approuvé la Convention internationale sur les Droits civils et politiques de la Charte des Nations unies qui reconnaît entre autres les droits culturels des minorités.
C. En 1965, la Turquie a signé le Traité de la Haye de 1954 sur la protection des monuments culturels en temps de guerre24.
D. Le 7 janvier 1969, la Turquie a signé le Traité international sur la protection des monuments culturels, traité qui donne des assurances très claires quant au soin et à l'entretien des monuments culturels des minorités25.
On a souvent dit que l'UNESCO, qui aune section importante consacrée exclusivement à la conservation des monuments historiques, pourrait jouer un rôle actif pour tenter de sauvegarder ceux des édifices qui représentent un intérêt pour l'histoire de l'art en général. Mais l'UNESCO ne peut entreprendre la conservation si le gouvernement dont dépend la région où se trouve le monument visé n’est pas invité à intervenir. En outre, de nombreux spécialistes ont mis en garde contre les effets négatifs que pourrait avoir un souci affiché de l'UNESCO concernant les monuments arméniens. Le n° 32 du Minority Rights Report sur l'Arménie, dans lequel sont détaillées les violations turques des conventions internationales sur les minorités conclut ainsi :
« Nous souhaiterions voir les monuments arméniens situés en Turquie orientale mieux entretenus, mais nous avertissons tous les gouvernements occidentaux (ou /'UNESCO) que le fait de tenter d'exercer une pression sur les Turcs à ce sujet ne ferait que hâter la destructions des monuments qui subsistent »26.
Dans notre grand siècle de restauration et de conservation, des églises qui ont survécu à seize siècles de tremblements de terre et d'érosion, auront disparu en l'espace de deux générations. Il y a peu d'espoir de voir mettre un terme à la destruction et au vandalisme, malgré les courageux efforts de spécialistes venus de nombreux pays pour étudier ces monuments, les photographier et les faire connaître au public, à moins que les gouvernements occidentaux ne reconnaissent publiquement le génocide et ne persuadent collectivement l'Etat turc de faire de même. Jusqu'à présent, les incitations et même les menaces de la part du Parlement européen et de la Communauté européenne sont restées sans effet. La politique actuelle de la Turquie contre son importante population kurde ne fait que souligner son attitude historique envers les minorités et son arrogant mépris pour les conventions internationales.
A bien des égards, les circonstances ont radicalement changé depuis l'époque du Tribunal permanent des peuples. Sur les problèmes juridiques concernant le génocide et la question des réparations, la position des organisations de la diaspora était alors de convaincre les pays sympathisants de soutenir la cause arménienne. Avec l'adoption en 1948 par l'ONU de la Convention sur le génocide et la résolution sur l'imprescriptibilité pour une action légale de la part des victimes de génocide adoptée en 1968, une procédure claire a été établie pour poursuivre les crimes contre l'humanité. En théorie, on pouvait faire comparaître les coupables devant les Nations unies et la Cour internationale de Justice. Le problème était et est encore que de telles actions doivent être soutenues par les gouvernements parce que les Nations unies et la Cour internationale ont été conçues pour servir un club d'Etats reconnus. C'est ainsi que l'on avait envisagé de faire appel à des pays tels que la Grèce, Chypre, le Liban et l'Argentine susceptibles de soutenir les revendications arméniennes auprès du gouvernement turc.
Avec la fondation de la troisième République d'Arménie et son entrée à l'ONU, une nouvelle dimension est venue s'ajouter aux demandes de reconnaissance du préjudice moral et physique subi par les victimes et de restitution des biens. Il est évident qu'au niveau du droit international, la République d'Arménie est investie d'un immense pouvoir légal même si elle n'en a pas encore fait usage. Le fait de savoir quand elle décidera – si elle le fait – d'user de ce pouvoir, est une question essentiellement politique. De plus, avec l'indépendance de l'Arménie, c'est une nouvelle possibilité de dialogue avec la Turquie qui s'est ouverte, d'Etat à d'Etat, mais à ma connaissance, aucune discussion sérieuse sur la question des monuments arméniens ou d'autres biens n'a encore été abordée. En tant que membre de l'ONU et d'autres instances internationales, l'Arménie pourrait exercer une pression directe sur la Turquie par des voies officielles. Certes, l'autorité de l'Arménie pour représenter les droits de toutes les victimes du génocide sera amplement renforcée si la citoyenneté est étendue aux Arméniens de la diaspora.
A ce sujet, deux autres possibilités d'action peuvent se présenter. Avec l'unification de l'Europe et la création de ses propres structures juridiques, une nouvelle possibilité est entrée dans le droit international, à savoir la faculté pour les individus de se retourner contre les gouvernements alors qu'auparavant seuls les Etats étaient autorisés à le faire. Puisque la Turquie, avec l'aide active de pays comme la France, tente de faire son entrée dans la Communauté européenne, elle risque de se voir confrontée à des actions intentées par des victimes arméniennes ou par leurs descendants, en particulier ceux qui résident dans des pays membres ayant reconnu le génocide. La Turquie pourrait bien avoir à faire face dans l'avenir à un système juridique qu'elle aura du mal à manipuler27.
Une autre ouverture qui n'est pas encore totalement exploitée est la position de l'Eglise arménienne en ce qui concerne les biens qui lui ont été directement confisqués. La propriété d'édifices religieux a toujours été une question beaucoup moins controversée que celle d'institutions individuelles ou séculières. On a récemment assisté à la remarquable restitution des églises en Arménie, en Russie, et dans d'autres ex-républiques soviétiques. Si les torts infligés pendant soixante-dix ans ont été redressés par une rapide restitution des édifices religieux au début des années 1990, pourquoi les biens spoliés seulement cinq ans avant 1920, en 1915, ne pourraient-ils pas être restitués à la fin des années 1990, dans l'année du millénaire par exemple, ou pour le 1700 e anniversaire du christianisme arménien ?
Avec le renforcement des catholicosats tant d'Etchmiadzine que d'Antelias, qui ont à leur tête des hommes d'action et de conviction, avec une structure en place pour recevoir ces biens, à savoir le Patriarcat de Constantinople, il n'y aurait rien de déraisonnable à entamer une procédure légale devant les instances internationales et le gouvernement turc pour une rapide restitution des églises. Pourquoi Aght'amar et la cathédrale d'Ani ne seraient-elles pas administrées par l'Eglise arménienne ?
Une dernière remarque à ce sujet: s'il est difficile de réunir les noms de plus d'un million de victimes et de retrouver leurs descendants pour demander réparation, il n'y a en revanche aucun problème pour identifier les églises, monastères et écoles spoliés pendant et après les déportations et les massacres. Ils portent des noms et se trouvent, ou ce qu'il en reste, au même endroit qu'en 1915. Leur propriétaire légal est l'Eglise et son représentant officiel reconnu, le Patriarche de Constantinople. Il n’a jamais quitté la Turquie et est encore là, prêt à accepter la restitution de ces biens confisqués. Peut-être alors cela pourrait-il être un premier pas vers une réparation des préjudices subis par les victimes du génocide.