Du fait que les Turcs actuels ne sont plus ceux qui ont conçu ou réalisé le génocide, on peut se demander : pourquoi cet acharnement à nier ? Ne serait-il pas plus simple de tourner la page ? Une démarche qui semblerait d’autant plus logique qu’elle paraît a priori sans risques : hors d’Istanbul, il n’y a pratiquement plus d’Arméniens.
Les choses ne sont pas si simples. Tout d’abord,une telle reconnaissance supposerait un retournement total dans la lente et fragile construction historiographique turque, qui devrait alors laisser place à la vérité. Ce qui n’a pas officiellement existé redeviendrait un élément de plein droit du passé anatolien.
En second lieu, la reconnaissance, donc la condamnation, du génocide mettrait en cause trois régimes turcs successifs. On pourrait concevoir de mettre à mal la mémoire d’Abdul-Hamid. En revanche, le problème concernant les Jeunes-Turcs est déjà plus compliqué. Si on reconnaît qu’il y a eu crime contre l’humanité, c’est qu’il y a eu des criminels, et de tels criminels ne peuvent évidemment pas faire l’objet de célébrations nationales.Il faudrait alors nécessairement déboulonner les Jeunes-Turcs, au propre comme au figuré. Ainsi Talaat passerait du statut de héros tué par de lâches Arméniens à celui de criminel devant l’humanité : on serait obligé de détruire son mausolée, de débaptiser ses rues, de renier sa mémoire.
Quant au troisième régime, contrairement à une opinion répandue, bien utile à la propagande turque, il y a continuité et non rupture entre le gouvernement des Jeunes-Turcs et la république de Turquie. Son fondateur, Mustafa Kemal, surnommé Atatürk (“Père des Turcs”), prit à son service nombre d’anciens cadres ou inspirateurs de l’Ittihad,comme Ziya Gökalp, idéologue du panturquisme et de l’extermination des Arméniens. Kemal a bel et bien parachevé cette extermination. Or, le mettre en cause en Turquie a longtemps été explicitement puni par la loi.
Enfin, une éventuelle reconnaissance ouvrirait la porte à des demandes de réparations, qu’elles soient territoriales, économiques, ou de toute autre nature. Même si des garanties de non-revendication étaient données aux autorités turques en échange de la reconnaissance, qui pourrait empêcher tel citoyen de demander justice s’il a des preuves de spoliation de propriété ou de confiscation de biens ?