Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV), Livre I ► troisième partie, Mardin dans la guerre mondiale.
Dans la matinée du 2 juin, Monseigneur Maloyan se rend à l’évêché syrien catholique. Il s’entretient avec Monseigneur Tappouni en présence des trois pères dominicains et du père Armalé. Il leur fait part de la fausse accusation montée contre lui et il leur lit sa lettre du 1er mai, par laquelle il délègue l’administration de son diocèse. Il la plie et la remet à son ami Tappouni en disant : « Garde chez toi ce dépôt. Conserve mon troupeau autant que tu pourras. Tu es le délégué de mes affaires après moi, jusqu’au jour où mes supérieurs pourvoiront autrement. Car je suis sûr que le temps de mon départ en ce vain monde est arrivé1 ». Puis il se rend chez l’évêque chaldéen, Monseigneur Israël Audo, pour lui faire également ses adieux.
Le jeudi 3 juin est le jour de la Fête-Dieu. La messe est célébrée normalement. Dans son sermon l’évêque exhorte ses fidèles à l’obéissance civique. La ville reste calme en dépit de la nouvelle de la déportation des Arméniens de Diarbékir à Mossoul2. A huit heures du soir, Mardin est cernée par les gendarmes et les miliciens. Un crieur public annonce qu’il est interdit d’en sortir sous peine de mort. Des policiers parcourent les quartiers chrétiens et arrêtent les notables arméniens. Une patrouille de gendarmes se rend à l’évêché arménien. Monseigneur Maloyan reçoit l’ordre de se rendre au sérail. Il demande d’y aller à cheval, mais il est contraint de marcher, accompagné de gendarmes et de policiers. Arrivé au sérail, il est enfermé, seul, dans une cellule. Six prêtres sont arrêtés avec lui : le père Boghos Saniour, mekhitariste, secrétaire de l’évêque ; les abbés Ignace Chadian, Augustin Baghdoyan, Léon Nazarian, Athanase Batanian et Antoine Ahmaranian3. Des notables de la communauté arménienne catholique sont également arrêtés. Ibrahim Kaspo raconte : « Nous avions invité à dîner, ce jour-là, de hauts fonctionnaires du gouvernement local. On était à table, et voici que l’un d’eux, nommé Nagîb effendi Amîn Zadah, un homme au cœur satanique au dire de tous ceux qui le connaissent, déclare : « Memdouh bey est arrivé de Diarbékir, il s’est dirigé directement au gouvernorat [la résidence du mutessarif]. Qu’est-ce que cela veut dire ? » Je veux dire que si ce ne fut pas un lapsus, il en résulte qu’il était bien au courant de l’arrivée de Memdouh bey <p.119> et qu’il devait l’aider dans la besogne à accomplir contre ceux qui l’avaient invité à leur table. Ayant mangé et bu, ils s’en allèrent. Ils s’étaient habitués à être accueillis souvent chez nous et nous chez eux, mais ce jour-là notre famille les accueillit pour la dernière fois, réunie autour d’une table. Une fois partis, mon frère aîné sortit pour les accompagner jusqu’à la rue. Mais il revint avec un visage tout triste de ce qu’il avait vu dans la rue : Monseigneur Maloyan accompagné par un grand nombre de gendarmes et de policiers. On savait bien que l’évêque ne se rendait au sérail qu’à cheval4 ».
Le vendredi 4 juin, la rafle est plus massive : 662 chrétiens selon le père Armalé, 405 selon le frère Simon5. Le samedi 5 juin, on arrête encore près de 200 personnes qu’on place dans la maison des sœurs franciscaines avant de les entasser dans la prison. Ibrahim Kaspo raconte : « On donna l’ordre d’arrêter tous ceux qu’on rencontrait dans la rue. Mes deux frères, Mansour et Ilyâs, furent arrêtés ce jour-là. Mon père resta à la maison, car c’était officiellement jour férié. Nous voilà au samedi. Mon père était obligé de se rendre au gouvernorat pour s’occuper de ses affaires, d’autant qu’il s’agissait des causes du trésor public dont il était le gérant. Après avoir consulté un ami turc, il décida d’aller accomplir son devoir. Le soir même nous étions devenus une famille composée d’une veuve et d’orphelins.6 »
Une nouvelle perquisition faite dans l’église des capucins amène la découverte d’un registre dans lequel sont porté, en langue arabe, les noms de membres d’une fraternité du Tiers-ordre intitulée « Fraternité de Saint François ». Les policiers lisent « Association française ». Les prisonniers furent alors torturés afin qu’ils révèlent leur complicité avec les Français. Des délateurs avaient également signalé l’existence d’une association du « précieux sang », qui aurait pour but de verser le sang des musulmans7 ! ! Les notables jacobites arrêtés déclarent aux policiers qu’ils ne sont protégés <p.120> par aucune puissance et que seuls les catholiques, soumis au pape, ont bénéficié des faveurs de la France. Leur protestation de loyalisme permet aux 85 jacobites arrêtés d’être libérés quatre jours plus tard et de bénéficier d’un sursis. Un témoin chaldéen déclarera que l’évêque Georges Mahan, délégué patriarcal des jacobites et huit notables de sa congrégation s’unirent aux notables musulmans pour signer un document concernant la prétendue culpabilité des Arméniens8. Restent en prison, selon les chiffres du père Rhétoré, 410 chrétiens : arméniens (230), syriens catholiques (113), chaldéens (30) et protestants (27)9.
Monseigneur Maloyan aurait été convoqué peu après son emprisonnement au sérail dans la salle du tribunal où, en présence de Memdouh, de Khalil qui dirige l’interrogatoire et de nombreuses personnalités de la ville, il aurait été soumis à un interrogatoire pour qu’il avoue où sont cachés les armes et les canons. Memdouh aurait alors sorti le témoignage de Sarkis qui aurait reconnu avoir porté deux caisses d’armes dans la chambre de l’évêque, en présence des principaux notables de la communauté, un document signé par plusieurs témoins musulmans10. Monseigneur Maloyan aurait alors réclamé le témoignage de Sarkis – en vain, puisque le jeune Arménien était déjà assassiné. Memdouh aurait accusé l’évêque d’être le chef de la société « Fedawi ». Monseigneur Maloyan, comprenant que le commissaire fait allusion au parti dachnak, aurait répliqué qu’il s’était toujours ouvertement opposé aux organisations politiques arméniennes. A bout d’arguments, Memdouh aurait fait étendre l’évêque au milieu de la salle et l’aurait frappé. Un des assistants lui aurait alors proposé de proclamer la foi mahométane, proposition rejetée avec indignation par Ignace Maloyan11. A la tombée de la nuit, Nouri, fils d’un membre du tribunal, Zalfo el Badlisi, entre dans la cellule où l’évêque a été ramené. Il lui attache les pieds et le frappe de douze coups de bâton. Puis il lui ordonne de se lever et de regagner son lit. Comme le prisonnier ne peut pas marcher, il le traîne par les pieds. Sa tête heurte le sol. Il est fixé sur le dos, les bras écartelés. Les tortures se poursuivent – on lui arrache les ongles des orteils. Elles se répètent jusqu’au 10 juin. L’évêque obtient de ses bourreaux un entretien avec sa <p.121> mère. Ils se font leurs adieux. Monseigneur Maloyan lui demande, sans lui révéler qu’il a été torturé, de lui procurer des souliers larges pour qu’il puisse marcher12. Une voisine de la mère de l’évêque, Faridé Mangalo, se souvient : « J’étais à Mardin, où nous habitions à côté de la maison de la famille de Monseigneur Maloyan. Le jour de la Fête-Dieu, on a arrêté Monseigneur Maloyan après la procession, dans l’église, avec les prêtres. Et on les a emprisonnés. Le lendemain, la mère de Monseigneur Maloyan qui s’appelait, autant que je me rappelle Féridée [en fait, elle se nommait Thérésia], a été le voir en prison. A son retour, beaucoup de gens, parmi lesquels moi-même, l’ont entourée et lui ont demandé ce qui se passait. Elle a raconté en pleurant amèrement ce qu’elle avait vu et entendu »13.
L’interrogatoire de l’évêque est rapporté avec quelques variantes par Abdo Hanna Bezer. Ce jeune homme a vingt ans en 1915. Il vit à Mardin et reste proche des familles musulmanes. En 1917, il recueille des témoignages de musulmans ou de personnes ayant assisté aux événements. Il a obtenu des informations sur l’interrogatoire et la torture de Monseigneur Maloyan de la bouche du responsable de la prison, Mohammed Chilemno Abara. L’évêque aurait été enchaîné aux mains et aux pieds lors de son interrogatoire. Memdouh aurait exigé qu’il montre les armes envoyées par les trois membres de l’Entente : « ta mère la France, ton oncle paternel l’Angleterre, ton oncle maternel la Russie ». Monseigneur Maloyan aurait protesté de sa loyauté. Le chef de la milice, Nouri el-Ansari, lui aurait déclaré qu’il était inutile de nier : il avait reçu des mitrailleuses et des explosifs. Où sont-ils ? L’évêque ayant répondu que c’est faux, Memdouh, furieux, l’aurait jeté à terre et torturé en présence des notables. Ensuite il l’aurait livré aux soldats pour qu’ils l’emmènent dans la « chambre de tortures ». Bezer ajoute que, le 6 juin, cinq prisonniers – Samo Set el-Ekhouwé, Samo Handjo, Samo Mercho, Ibri Djarmak et Hanna Ammoun – sont convoqués enchaînés devant <p.122> Memdouh. Il leur promet liberté et sécurité pour eux et leurs familles, s’ils témoignent que Maloyan a reçu des armes de guerre, à savoir des mitrailleuses, de la poudre et des explosifs, pour soutenir une révolution et combattre le gouvernement. A deux reprises, les prisonniers refusent de donner un faux témoignage. Ils sont également envoyés à la « chambre de tortures ». Après minuit, Memdouh ordonne à six miliciens de les emmener au sud de la ville, près de l’église Saint Michel et de les fusiller14.
D’autres témoins confirment que Monseigneur Maloyan était enfermé dans la prison qui était au-dessus des bâtiments du sérail, que les prisonniers étaient torturés, que l’on entendait leurs cris, que l’évêque avait reçu des coups sur la plante des pieds et que les ongles de ses orteils avaient été arrachés15.
Ibrahim Kaspo est à l’extérieur. Il rapporte les tentatives que fit sa famille pour obtenir la libération de ses deux frères et de son père : « Quelques amis nous suggérèrent de présenter aux autorités une demande pour la libération de mon père et de mes frères, vu notre amitié, notre obéissance, nos services et notre loyauté envers elles. Je me rendis chez l’un de nos amis qui me rédigea une demande que je présentai moi-même aux autorités. Ils me promirent leurs recommandations personnelles pour que ma demande fût tenue en juste considération. Mais je pouvais bien espérer ! Ils nous étaient débiteurs de sommes d’argent, pour ce temps-là non négligeables ; le moment était venu pour eux de se débarrasser de ces dettes. La réponse finale fut : inutile d’essayer ! Les autorités déclarèrent que la décision était prise de transférer les prisonniers à Diarbékir16. »
Le père Rhétoré obtient des nouvelles des 410 prisonniers par une personne qui est autorisée à rendre visite à un notable prisonnier. Comme les autres détenus, cet homme est dans un état lamentable : il souffre, ses vêtements sont sales. Le visiteur apprend que les prêtres ne sont pas épargnés par les insultes et les mauvais traitements et qu’ils donnent l’exemple du dévouement et de l’abnégation. Ils préparent leurs compagnons à la mort, même ceux qui négligent leurs devoirs religieux (sic). Tous savent qu’ils vont mourir et ils s’y préparent17. Le père Berré signale dans son rapport qu’un pasteur de la mission protestante américaine de Mardin, le révérend Alpheus Andrus, a, lui aussi, réussi à approcher les prisonniers18. <p.123>
Pour éviter des manifestations le « comité d’exécution » organise le départ des déportés de nuit. Dans la soirée du mercredi 9 juin, des soldats montent à la citadelle de Mardin et en redescendent avec des chaînes, des menottes et de grosses cordes. Les prisonniers sont attachés par groupe de quatre – des témoins diront en avoir vus aussi liés deux à deux ou trois à trois. Les personnes accusées d’être affiliées à « l’organisation arménienne » ont les poignets attachés par des chaînes et portent des anneaux au cou. Les soldats passent la nuit à préparer les prisonniers pour leur transfert. Le 10 juin, à une heure du matin, un crieur public passe dans les quartiers chrétiens annoncer que ceux qui sortiront cette nuit-là seront fusillés. Peu après, un long convoi conduit par Memdouh – qui chevauche en tête, l’épée à la main – et escorté d’une centaine de gendarmes, de policiers et de miliciens19, descend la grande rue de Mardin. Il comprend 417 hommes, tous chrétiens – arméniens, syriens, chaldéens et protestants20. Le convoi passe d’abord par le quartier musulman où les femmes et les enfants les invectivent, les insultent et leur jettent des pierres ou des immondices. Lorsqu’il arrive dans le quartier chrétien, tout est silencieux. Les familles restent cachées derrière leurs fenêtres ou sur les terrasses. Heureusement, la nuit est claire et ces témoins aperçoivent le défilé des prisonniers. Femmes et enfants envoient silencieusement leurs adieux à leurs époux et à leurs pères. Cette procession est perçue par ces chrétiens comme une marche au calvaire. Lorsque le convoi parvient à la porte nord-ouest de la ville, les prêtres de la cathédrale syrienne catholique Saint-Ephrem et les missionnaires protestants qui sont dans un bâtiment voisin, observent le convoi et récitent des prières d’adieu.
« Le cortège funèbre s’avançait lentement et en silence à travers les rues de la ville. Mais, avertis dès la veille, prêtres et fidèles mardiniens, aux écoutes durant des heures entières, guettaient le départ, les prêtres pour absoudre, les fidèles pour saluer une dernière fois. Ils marchaient attachés les <p.124> uns aux autres à l’aide de grosses cordes. Plusieurs portaient les chaînes aux bras, quelques uns même avaient le cou assujetti par des anneaux de fer ».
C’est ainsi que le frère Hyacinthe Simon qui est, avec les deux autres pères dominicains aposté derrière une fenêtre du patriarcat syrien catholique décrit le départ de « la caravane de la mort »21. Le père Jacques Rhétoré est à ses côtés, à une fenêtre de Saint-Ephrem. Il donne, lui aussi, un témoignage direct, d’une grande précision : « Le P. Léonard, capucin, était en tête du convoi entre deux Tertiaires de S. François. En passant devant son couvent, il leva la tête pour saluer une dernière fois la sainte demeure où il avait vécu heureux en faisant du bien. Aussitôt le soldat qui était à côté de lui, lui assène un coup de gourdin sur la tête avec ces paroles brutales : « Sale Frandji, vas-tu filer ton chemin droit » C’est l’auteur de cette brutalité qui l’a raconté ensuite pour s’en vanter ; il ajoutait : « Mon chef m’avait bien recommandé de ne pas ménager ce Frandji ».
Dans le convoi, on voyait avec émotion un prêtre âgé lié avec un autre jeune prêtre qui le soutenait dans sa marche difficile. Le premier était l’abbé Raphaël Bardaani, archiprêtre des Syriens, le second le jeune abbé Petros Issa, du clergé syrien. Avec non moins d’émotion, on remarquait aussi dans le convoi un vieillard de 75 ans accompagné de ses fils et petits-fils enchaînés les uns aux autres. Le convoi était fermé par l’évêque arménien, Monseigneur Maloyan. Avant son arrestation il ne pensait qu’avec effroi à l’épreuve qui le menaçait et il avait besoin que l’amitié le réconfortât ; mais une fois jeté en prison il étonna tout le monde par le calme de son âme et la fermeté de son courage. Il marchait donc à la fin du convoi, nu-pieds avec les menottes aux mains comme un malfaiteur, mais il semblait fier de cette insulte, et il allait d’un pas assuré bénissant du regard et du cœur ses enfants spirituels restés à Mardine et demandant à Dieu de leur donner la foi et le courage nécessaires pour supporter la tempête effroyable qu’il voyait fondre sur eux. Les six prêtres marchaient près de lui, enchaînés deux à deux »22.
Dès qu’ils ont quitté la ville, Saint-Ephrem s’emplit de fidèles. Des femmes se rendent à genoux de la cour à l’église, « pleurant leurs prières »23.
On saura plus tard par le récit de témoins de visu – miliciens convoyeurs – et témoins de auditu, survivants auxquels les bourreaux ont confié ce qui s’était passé – quel fut le sort des prisonniers. Monseigneur Tappouni apprend la vérité par un médecin légiste militaire qui est son ami. Ce médecin a accompagné le cortège et assisté aux exécutions24. <p.125> Ces informations sont d’autant plus précieuses que, les méthodes d’exécution des convois d’hommes ayant partout été les mêmes, elles permettent de se faire une idée exacte du sort des innombrables petits groupes d’hommes assassinés à travers l’Anatolie au voisinage des villes où ils avaient été arrêtés.
A l’aube du jeudi 10 juin, le convoi est hors de Mardin et marche sur la route de Diarbékir. A deux heures de Mardin25, au lieu dit Akhrachké, Memdouh fait détacher du convoi quatre notables : Naoum Djinandji, Iskandar Adam et son fils Auguste – tous trois Arméniens –, et un syrien catholique, Iskandar Hammal. Il leur propose de les délivrer contre huit cents livres turques. Ils en proposent huit mille. Il les entraîne dans une carrière voisine où ils sont poignardés26. A six heures du matin, le convoi parvient dans un village kurde, Aderchek, près de Cheikhan. Memdouh bey lit aux prisonniers leur condamnation à mort. Il propose de libérer ceux qui se convertiront à l’islam et il donne une heure à ceux qui refusent pour se préparer à mourir. Il termine son discours par cette phrase : « L’empire vous avait accordé hier mille privilèges, il vous accorde aujourd’hui trois balles »27. Monseigneur Maloyan lui répond au nom de tous. Il refuse l’apostasie et rappelle qu’il fut un citoyen ottoman loyal. De même qu’il n’a pas été traître à sa patrie, il ne trahira pas sa religion. Puis l’évêque et les prêtres circulent parmi les prisonniers et les exhortent à affronter courageusement leur mort en restant attachés à leur foi. Il prend du pain, le consacre et les prêtres en distribuent les morceaux à chaque fidèle. Plus tard, des soldats et des Kurdes rapportèrent à des chrétiens qui avaient apostasié que, lors de la consécration et de la communion, un nuage épais cacha les prisonniers et qu’une fois la prière achevée la nuée se dissipa. Des phénomènes différents d’hallucination collective accompagnent le récit de la destruction de ce convoi, à la <p.126> mesure de l’émotion qu’elle suscita. Certains témoins ajoutèrent « qu’un parfum exquis, jamais respiré auparavant, se répandit »28.
L’heure écoulée, Memdouh sépare 100 personnes qu’il fait tuer dans des cavernes voisines, les « grottes de Cheikhan ». Les soldats avaient auparavant réuni les Kurdes du village pour qu’ils les aident à tuer les prisonniers.
« A cet endroit, le convoi avait perdu 100 personnes, enchaînées par les fers. On les éloigna de la route publique à une vallée. On les fouilla et on s’empara de leurs habits et de ce qu’ils portaient. Ayant pris tout ce qu’ils portaient comme argent, habits et autres, on les rassembla en un seul groupe. Le chef de l’exécution fit signe aux soldats : « Soyez prêts et, au signal donné, tirez le feu sur eux ». Peu après, il fit signe de tirer le feu et les iniques exécutèrent l’ordre. Tous, jusqu’au dernier, furent tués martyrs »29.
Memdouh prélève à nouveau 100 personnes dans le convoi qu’il fait conduire à une heure de Cheikhan au lieu-dit Kalad de Zerzewan – ou Zarzaouan, ou citadelle Zirzawan, dite « puits des Romains ». Ils sont tués par groupes de quatre, à coups de pierres, à la massue, au poignard ou au sabre, et jetés dans les puits. Restent plus de 200 prisonniers, dont Monseigneur Maloyan. Memdouh remet leur exécution au lendemain. Dévêtus, nu-pieds, toujours attachés, ils doivent marcher deux heures sur des chemins caillouteux, à travers des buissons d’épineux. Arrivés dans une vallée, à quatre heures de Diarbékir, ils sont tués le vendredi 11 juin 191530. La mort de ces martyrs « fit l’admiration des Kurdes eux-mêmes accourus à la curée », rapporte le frère Simon qui précise : « Monseigneur Maloyan ne fut pas exécuté à ce moment-là. Car, pour ajouter à ses chagrins le chagrin de mourir séparé de son troupeau, la police l’avait contraint de monter à cheval et de précéder la caravane. Il était donc arrivé seul à Kara-Keupru, à trois heures de Diarbékir. C’est là qu’il devait mourir »31.
Memdouh demande une dernière fois à l’évêque de lui indiquer la cache des armes et des canons et d’abjurer. Monseigneur Maloyan répond qu’il n’a jamais détenu d’armes, que s’il en avait eu il n’aurait pas laissé massacrer ses frères. Il s’étonne qu’on lui propose d’apostasier et il demande à Memdouh de le tuer. Le policier sort son revolver et lui tire une balle dans le cou. Le père Rhétoré écrit : « Quelques secondes après, sur un signe de Memdouh, une balle frappait l’évêque derrière la tête et <p.127> il tombait mort. On ne sait ce qu’est devenu son corps. »32. Le médecin légiste turc dit à Monseigneur Tappouni que le prélat avait reçu deux balles à la tête et à la poitrine. Le père Armalé confirme que c’est bien Memdouh qui a tué l’évêque, mais il ajoute : « Le dénommé Bachou Sarrage [Bacho el-Sarraj] raconta plusieurs fois en s’en vantant : « Après que Memdouh eût tué l’évêque Ignace, je l’ai pris moi-même par la barbe, j’ai sorti mon poignard et je lui ai asséné trois coups dans la gorge et la poitrine pour apaiser mon ressentiment contre lui »33.
Memdouh et son escorte poursuivent leur route jusqu’à Diarbékir où le policier rend compte à Rechid bey du travail accompli. Un médecin turc rédige un certificat de décès attestant que Monseigneur Maloyan est mort au cours du voyage d’une crise cardiaque. Rechid et Memdouh télégraphient à Mardin pour assurer que « Maloyan et tous ses compagnons sont arrivés sains et saufs à Diarbékir ».
Le récit de la mort d’Ignace Maloyan et de ses compagnons du premier convoi de Mardin est d’une grande précision. Il permet de concevoir dans quel contexte furent perpétrés à la même époque dans l’Empire ottoman des centaines de milliers de crimes. Les documents sur lesquels il se fonde n’échappent cependant pas à une critique de détails. Les noms propres – personnes et lieux – sont rendus dans leur forme française et avec des orthographes variables. Les discours que certains personnages prononcent différent nécessairement selon les témoins. C’est là un procédé cher à l’Antiquité, la « Ethopoie » : « Bien sûr, le discours suivant est de nous, mais inspiré de ce que nous savons par ailleurs ». On peut donc légitimement se demander si la méthode consistant à enchaîner le récit à partir de récits différents offre vraiment une histoire des événements. Ces remarques ne sauraient ébranler une vérité qui se dégage des témoignages, même – et surtout – si ceux-ci présentent des contradictions. On touche là à un savoir collectif qui prend son départ dans une terrible expérience commune à tous ceux qui se trouvaient de l’autre côté, les bourreaux34. Les témoins chrétiens n’obtiennent de détails sur la destruction de ce convoi que plus d’une année après. Les assassins avaient juré de ne pas parler et de dire que le convoi était arrivé à Diarbékir. Le seul indice que les habitants de Mardin avaient eu du massacre était l’apparition de vêtements reconnaissables portés par des Kurdes : « Deux mois environ après ces événements, on vit dans les rues de Mardin un Kurde qui vendait du charbon, affublé de la soutane à boutons violets de l’archiprêtre syrien, l’abbé Raphaël, qui, <p.128> nous l’avons vu, était de ce convoi »35. Le samedi 12 juin à midi, écrit sœur Marie de l’Assomption « les cordes qui les liaient rentraient en ville… Pas un n’a échappé puisqu’on ne les déliait qu’après les avoir rendus impuissants à se sauver »36. Elle précise que les corps sont restés quinze jours nus, entre Mardin et Diarbékir, puis qu’ils ont été ramassés, arrosés de pétrole, brûlés et que les restes ont été jetés dans une fosse qui fut ensuite recouverte de terre pour effacer les traces37.
L’apparition de phénomènes surnaturels est rapportée par des témoins musulmans différents qui tentent par ces récits de se libérer de leur crime. Nouri-el-Ansari s’est vanté auprès de Mikhael Sioudfi d’avoir tué lui-même Monseigneur Maloyan : « A ce moment-là, j’ai tiré sur lui vingt-cinq balles, mais il n’en est pas mort. Il m’a dit : “Ne te fatigue pas et ne me fais pas souffrir ; prends de moi cette croix” Je l’ai prise et j’ai tiré sur lui une seule balle, il en est mort. J’ai vu alors descendre sur ce chrétien infidèle un feu du ciel qui nous obligea tous, avec les soldats, à nous jeter par terre par peur »38. De nombreux témoins parlent de la nuée – ou de la colonne de lumière – qui englobe les chrétiens lors du dernier massacre. Des Kurdes auraient vu pendant sept à huit jours « une lumière émanant du lieu du massacre et qui faisait la navette entre leur village et Mardin. En passant par là, ils ne cessaient de voir cette lumière »39. Le médecin légiste turc voit après la mort de l’évêque un rayon blanc sur ses cheveux et son corps devenir de couleur verte40. Les soldats auraient donc commenté entre eux leur crime et ils auraient aménagé ensuite leurs récits en y incorporant des événements miraculeux survenus tant au moment de la consécration et de la communion que des exécutions. L’événement central, la communion des 200 derniers survivants, a tellement marqué les assassins qu’ils le localisent souvent mal, qu’ils oublient de préciser <p.129> que la moitié du convoi a déjà été exécutée et qu’ils surajoutent au récit, fait au moins une année après, des phénomènes imaginaires dont ils estiment diversement la nature et la durée. En fait, ils sont surpris par la vigueur de la foi de leurs victimes dont pas une n’abjure41.
La déportation du premier convoi survient au moment où le nouveau mutessarif de Mardin, Chafik bey, nommé en remplacement d’Hilmi bey, reprend ses fonctions. Il a déjà été à ce poste en 1912. Il vient de Van. Dès son arrivée, il dénonce les crimes du comité d’exécution et il télégraphie à Constantinople pour demander qu’on y mette un terme. Comme il n’est pas écouté, il présente sa démission qui est acceptée42. Avant la nomination de Bedreddine, il semble que ce soit Chakir qui assure la gérance du mutessarifat.
Le vendredi 11 juin, le lendemain du départ du premier convoi, une seconde rafle est opérée au siège des syriens catholiques. L’évêché est cerné par des policiers et des miliciens. Plusieurs font irruption à l’intérieur du patriarcat et arrêtent sept prêtres, des employés de l’église, des domestiques de l’évêque, des maîtres d’école et même un hôte de passage, qui est emmené en dépit de ses protestations et des témoignages des personnes présentes. Un policier entre dans les chambres des trois pères dominicains et leur enjoint de partir. Ils font remarquer qu’ils sont Français. Ils sont alors autorisés à rester, mais les miliciens arrêtent leur domestique, un chaldéen des environs de Mossoul. Quatre des sept prêtres arrêtés avaient eu le pressentiment que ce jour serait un jour de deuil et ils avaient dit leur messe de bon matin, avant qu’on ne vienne les arrêter. A travers la ville on appréhende des hommes de tout âge, des riches comme des pauvres. Au soir du 11 juin, 266 chrétiens s’entassent dans les prisons de Mardin. Toujours précis, le père Rhétoré en fait le dénombrement : 181 Arméniens catholiques ; 50 syriens catholiques ; 19 chaldéens ; 4 protestants ; 12 prêtres, dont 5 Arméniens catholiques – les abbés Nersès Tcheroyan, Mguerditch Calioundjian, Vartan Haddadian, Minas Naamian et Gabriel Katmardjian – et sept syriens catholiques – les abbés Matta Krémo, Hanna Banabili, Hanna Tabé, Matta Mallache, Louis Mansourati, Joseph Rabbani et Joseph Mamarbachi43. Le jeune abbé Gabriel Katmardjian, secrétaire particulier de Monseigneur Maloyan, avait été désigné par lui comme un des adjoints de son successeur <p.130> dans le testament rédigé le 1er mai que l’évêque avait remis le 2 juin à Monseigneur Tappouni. L’abbé Matta Krémo est le procureur du patriarcat syrien, l’abbé Hanna Tabé est un ancien élève du séminaire dominicain de Mossoul et l’abbé Mallache est, selon le frère Simon, « l’image du zèle apostolique et la terreur des Jacobites »44 [récit M1a].
Les prisonniers sont aussitôt torturés. Plusieurs prêtres et notables sont amenés dans la salle des tortures et frappés – en particulier, l’abbé Hanna Banabili. Le père Krémo témoigne : « Ils convoquèrent quelques uns des prêtres et des notables dans la chambre des tortures et les suspendirent avec de grosses cordes et commencèrent à les frapper avec cruauté. C’est ce qui arriva à l’abbé Hanna Banabili et autres »45.
Les gardiens s’acharnent sur les objets religieux des prêtres, surtout les croix qu’ils portent autour du cou : ils les arrachent et les piétinent. Les sept prêtres syriens catholiques sont également soumis à des vexations et contraints de balayer le sérail [récit M1b]. L’abbé Tabé reçoit une étrange proposition : qu’il abjure la religion catholique et rentre dans les rangs des « orphelins de Mahomet », c’est-à-dire des jacobites ! Comme il refuse, il est roué de coups, on lui arrache la moitié de la barbe et on enflamme l’autre moitié. Il ne cède pas et retourne dans sa cellule avec une moitié de barbe grillée.
« Il rentrait joyeux à la prison, mais l’état désastreux de sa barbe témoignait qu’il avait été fort maltraité. Ses compagnons lui expriment leur pitié et lui demandent des explications. J’ai bien vu, leur dit-il, des gens qui s’acharnaient contre moi comme font les chiens d’un quartier contre un autre, étranger à ce quartier ; mais je m’aperçois maintenant que je n’ai rien senti. Il s’étonnait de n’avoir au menton que la moitié de sa barbe et de voir cette moitié grillée »46. « Dans cette persécution, ajoute le père Rhétoré, on a vu plusieurs fois des chrétiens n’ayant pas eu conscience des souffrances qu’on leur avait fait endurer ».
Dans la nuit du 13 au 14 juin, les prisonniers sont préparés à la déportation. Récit de l’abbé Krémo : « Au cours de la première partie de la nuit du lundi 14 juin, le geôlier vint chez nous et nous demanda de sortir de ladite chambre… Nous avons vu un groupe d’officiers et de soldats alignés, le cœur joyeux et l’air détendu. Ils s’élancèrent sur nous des cinq côtés, je veux dire de droite et de gauche, de devant et de derrière et du milieu, et ils nous emmenèrent à la caserne. Après cela, un officier s’avança et ordonna aux prêtres de se ranger de côté. Nous obéîmes à son ordre. Il commença à nous appeler chacun à son tour et à nous <p.131> enchaîner. Le premier convoqué fut l’abbé Matta Mallache. Il lui passa au cou un cerceau de fer, avec un sourire de satisfaction, puis il lâcha contre nous les brutes Mechkawiyi et Dachiyi [des tribud Mechkaouieh et Dachi], tels que Farès, gendre du pacha, son oncle Omar et Wassi, fils de Mohammed Saïd agha, son cousin, Yassin, et bien d’autres. Ils choisirent parmi nous 84 personnes auxquelles ils mirent des cercles de fer au cou. Ils attachèrent également les mains de l’abbé Hanna Tabé et le lièrent à un jeune Arménien de Tell Armen. Quand ils n’eurent plus de chaînes de fer, ils eurent recours à de grosses cordes et lièrent chaque cinq personnes à une corde. Les autres soldats restèrent les épées levées au-dessus de nos têtes de peur de laisser s’échapper l’un de nous. Quand ils eurent fini de lier et d’enchaîner, le préposé à la déportation et la milice Khamsin se présentèrent aussitôt et nous encerclèrent tout joyeux »47.
Le 14 juin, à l’aube, un convoi de 266 hommes, enchaînés ou liés par cinq, quitte Mardin par la porte El-mechkaouieh pour suivre, comme le premier convoi, la route de Diarbékir, sous la conduite du commandant de gendarmerie Abdul Kadir, le second de Chakir. Il est accompagné de Tewfik, le yavour de Rechid, venu à Mardin compléter l’équipe chargée de la liquidation des Arméniens du sandjak :
« Arrivés à la porte Machkié [El-mechkaouieh], ils contrôlèrent les cordes, consolidèrent celles qui s’étaient relâchées et fixèrent ce qui s’était détaché, et ils se mirent à nous rouer de coups, à nous piquer, à nous gifler et à nous donner des coups de pieds. Ils nous crachaient au visage, nous assénaient des coups de bâton, nous insultaient de leur mieux et ne ménageaient aucune des grossièretés auxquelles s’était habitué leur langue immonde. Il se trouvait que j’avais à mes côtés Ahmad Chayal. Il ne cessait de me frapper et de me cracher au visage. Je ne pus m’empêcher de lui dire : « Laisse-moi, idiot, impie. Ne vois-tu pas que je marche en silence derrière mes compagnons ? Laisse-moi donc tranquille ». Il me laissa pour s’en prendre à d’autres.
Quand nous avons dépassé la source voisine, ils ont commencé à nous arracher nos vêtements et nous enlever tout ce que nous avions comme argent et nourriture. Il convient de noter un incident qui arriva à Elias Chouha. Après avoir vu ses quatre frères, à la fleur de l’âge, emportés avec le premier convoi, il se vit pris d’une grosse fièvre et dut s’aliter. Il était à un doigt de la mort. Or, quand il fut arrêté et contraint de marcher avec nous, il sentit ses forces revenir et sa santé se rétablir. Ainsi Dieu lui donna la guérison sans remède. <p.132>
Arrivés à la source nommée Aïn Agha, nous demandâmes un répit pour boire de l’eau. Ils nous ordonnèrent de nous asseoir et se mirent à vérifier leurs fusils et à les préparer pour nous tuer, et ils se concertèrent au sujet du partage de nos dépouilles »48.
Les liens ont été si serrés qu’après une heure de marche, l’abbé Rabbani ressent l’effet du garrot sur l’un de ses membres supérieurs. Il souffre tellement qu’il ne peut plus avancer. En fait, ce garrottage était délibéré : les soldats contraignaient ainsi les prisonniers à lâcher leur sac et ils se l’appropriaient. Comme l’abbé Rabbani ne porte rien, le soldat qui l’escorte accepte de desserrer la corde en échange de quelques piastres49.
Au premier arrêt, les convoyeurs se moquent des prisonniers qui s’affalent, essoufflés et harassés de fatigue. Ils leur demandent : « Que fait votre Christ pour vous ? » L’un des prisonniers ayant répondu, il est roué de coups et laissé pour mort. Quand le convoi repart, les soldats s’aperçoivent qu’il respire encore et ils l’achèvent à coups de revolver.
Le soir, le convoi parvient à Cheikhan, à six ou sept heures de Mardin50. Matta Krémo poursuit son récit : « Quand nous arrivâmes aux abords de Cheikhan, nous passâmes devant le lieu de pèlerinage nommé cheikh Moussa. Les soldats nous commandèrent de nous asseoir et de nous lever par trois fois, par respect pour ce lieu vénérable de chez eux. Ils étaient décidés à nous égorger et à nous présenter en offrande à leur vénéré cheikh Moussa. Nous sommes arrivés à l’endroit mentionné, nous nous sommes accroupis près d’un cours d’eau, affamés, assoiffés, épuisés. Ils nous permirent de boire de l’eau… Nous avons imploré qu’ils nous vendent du pain. Ils nous présentèrent des pains d’orge noir que nous avons dégustés et nous nous sommes reposés.
Bientôt ils revinrent à nous. Ils voulaient nous diviser en deux groupes pour emmener l’un vers une grotte et disperser l’autre sur ce lieu de pèlerinage. Nous n’avons pas accepté, parce que nous avons préféré souffrir et mourir ensemble. Nous leur avons dit : « Nous irons ensemble. » Alors ils nous conduisirent à travers les épines et la boue jusqu’à la dite grotte pour y passer notre triste nuit. Nous y sommes entrés et nous y sommes restés environ deux heures. Il y avait là les Kurdes et leurs tribus, comme des bourdons, ne respirant que le mal, tenant en main des haches, des fusils, des poignards, des coutelas, des épées et des gourdins. Nous fûmes saisis de frayeur. Alors le préposé à la déportation arriva et commença à nous adresser la parole en turc. Il nous dit : « Mes enfants, vous allez passer la nuit ici. Mais j’ai peur que les Kurdes et les tribus vous attaquent et vous ravissent ce que vous avez d’argent, de bagues <p.133> d’or et d’argent. Le mieux est de me les confier. Je les inscrirai sur une feuille à part. A votre arrivée à Diarbékir, je rendrai à chacun ce qui lui revient ». Le préposé ramassa ce qu’il voulut et remplit une sacoche d’or, d’argent, de montres, de bagues et de chaînes. Il la prit sous le bras et s’en alla, allègre et joyeux. Les soldats vinrent après lui fouiller ce qui était resté. Ils s’emparèrent de nos bagages, de notre argent, de nos souliers, de nos tarbouches (couvre-chefs) et de nos habits et nous laissèrent tout juste de quoi nous voiler… Nous restâmes ainsi jusqu’à huit heures du soir. Les gardes surveillaient la grotte et les Kurdes attendaient l’heure propice pour commencer l’attaque et répandre le sang »51.
à la fin de la nuit, un soldat hurle un ordre : « Ceux qui ont les mains enchaînées et le cou cerclé, sortez. » Il s’agissait, dit Matta Krémo, de 84 personnes – 75, selon Rhétoré et Simon –, d’habitants de Tell Armen, de notables de Mardin et de trois prêtres : Hanna Tabé, Matta Mallache et Joseph Mamarbachi. Après les avoir exécutés, les Kurdes et les soldats se ruent sur les cadavres et se disputent leurs derniers vêtements. La mêlée se poursuit jusqu’à l’aube.
Après cette première sélection, les prisonniers comprennent que les massacres ont commencé et ils prient. Il leur reste quelques provisions. Comme ils s’attendent à mourir, ils font une ultime agape : « Cette scène incroyable d’hommes contents et qui s’attendaient à mourir le lendemain se prolongea bien avant dans la nuit. Un des miliciens qui accompagnait le convoi considérait ces hommes avec stupéfaction. Il s’approcha de l’abbé Joseph Rabbani et lui dit : « Pourquoi, sachant que la mort vous touche, êtes-vous si joyeux ? » « C’est, répondit l’abbé, que pour nous, la mort n’est pas une mort, mais le commencement d’une vie meilleure et nous espérons que Dieu nous fera cette vie d’autant plus belle que nous sommes mis à mort plus injustement. » Après cette explication, le milicien se montrait plein de respect et d’obséquiosité à l’égard du prêtre. Il lui dit même une fois : « Je voudrais beaucoup vous dire quelque chose, mais je n’ose pas à cause de mes compagnons »52.
Quatre heures après cette première sélection, les soldats reviennent à la grotte et ils ordonnent aux prisonniers de sortir. L’ordre de départ est <p.134> donné. Ils marchent depuis peu lorsqu’ils aperçoivent un petit ru coupant la route. Un prisonnier s’échappe pour aller boire. Un coup de fusil avertit les convoyeurs d’une évasion. Les soldats, au lieu de poursuivre le fugitif, font feu sur les déportés. L’abbé Gabriel Katmardjian s’effondre, frappé par une balle. L’abbé Joseph Rabbani, qui est à ses côtés, est inondé du sang de son ami. L’abbé Hanna Banabili reçoit par ricochet la balle tirée sur l’abbé Katmardjian ; elle traverse sa cuisse gauche, puis vient se loger dans sa cuisse droite. Le prêtre dissimule sa souffrance pour éviter d’être achevé. Un jeune syrien, Razkallah Dokmak, est tué alors qu’il prie devant le cadavre de l’abbé Katmardjian. Un autre, Habib Hallak, est blessé à mort. Un Kurde survient et l’achève d’un coup de massue, alors que l’abbé Banabili lui donne l’absolution53. Le récit des souffrances endurées par les déportés de ce second convoi est fait à partir du témoignage des victimes – et c’est un cas rarissime. En effet, contrairement au précédent convoi, il y eut des rescapés. Leur survie est due à des circonstances exceptionnelles que voici.
Après cette fusillade, le convoi s’est remis en marche. Peu après, les prisonniers aperçoivent, venant de Diarbékir, trois cavaliers chevauchant à bride abattue, sonnant de la trompette et hurlant : « Afou ! Afou ! Pardon de la part du sultan ». Leur chef, un officier de gendarmerie, ordonne au chef des gendarmes, Abdul Kadir, de délier les cordes qui attachent les prisonniers, de leur accorder un peu de repos et de les conduire à Diarbékir où ils doivent recevoir le pardon officiel accordé par le sultan. Arrivés dans la capitale de la province, une sélection est opérée : le pardon ne concerne pas les Arméniens. Tous sont d’ailleurs maintenus en prison. Quelques chrétiens de Diarbékir leur apportent à manger. Deux jours après, les survivants de ce second convoi sont ramenés à Mardin. Les Arméniens restent emprisonnés, les non Arméniens sont graciés. Ils doivent toutefois verser un bakchich à leurs geôliers qui viennent le percevoir dès qu’ils sont rentrés chez eux. Ainsi, un notable syrien, Saïs Batâni [Battané], reste pendant deux à trois jours en prison à Mardin. Il est roué de coups. A chaque séance de torture, il paie ses bourreaux pour qu’ils y mettent un terme. Il est cependant autorisé à retourner chez lui54. Peu après, Monseigneur Tappouni est mis en demeure par Memdouh bey de verser une somme de trente mille francs <p.135> or s’il veut sauver sa vie et celle de sa communauté, à condition que ce fait reste absolument secret. Les syriens catholiques de Mardin se cotisent et vendent ce qu’ils possèdent pour réunir cette somme. « J’ai moi-même, précise le père Berré, assisté au compte de ces pièces d’or »55. Un témoin chaldéen cite le cas d’un prêtre, l’abbé Hanna Maghazal. C’est en fait l’abbé Banabili, blessé à Cheikhan et revenu à Mardin où Monseigneur Tappouni l’accueille. Resté infirme, il meurt de typhoïde en 1916. Ce même témoin cite également les noms de deux diacres chaldéens de ce convoi, libérés après leur retour à Mardin : Abdelmessih Harmouch et Iskander Fatoufiya, qui meurent deux jours après56.
Les quatre prêtres arméniens de ce convoi sont ramenés en prison à Mardin. Ils seront tués à Dara, le 27 juillet. Leurs corps seront jetés dans des citernes. Tous les autres Arméniens rescapés de ce second convoi seront tués ultérieurement dans d’autres convois. Les trois dominicains réfugiés à Saint-Ephrem ont raconté le sort de l’abbé Matta Krémo, après son retour à Mardin [récit M1c]57.
On peut légitimement s’interroger sur les raisons de ce pardon impérial survenu au dernier moment pour sauver les deux tiers des déportés de ce second convoi d’hommes de Mardin. L’amnistie – c’est le sens du mot « Afou » – concernait donc les syriens catholiques et les chaldéens. L’hypothèse la plus probable est que le mutessarif nommé en remplacement d’Hilmi, Chafik bey, lui aussi hostile aux déportations et meurtres de chrétiens, s’est adressé à Constantinople pour demander confirmation de cet ordre au ministère de l’Intérieur, c’est-à-dire à ses supérieurs, et qu’un contrordre est arrivé à Diarbékir et transmis au responsable du convoi58. Le frère Simon affirme que le massacre a été interrompu grâce à l’intervention de Monseigneur Tappouni auprès des autorités de Constantinople. Quelles que soient les raisons qui ont conduit Rechid bey à prendre cette décision, il est certain qu’il a obéi à un ordre de la capitale et que cette amnistie confirme la volonté de l’Ittihad d’extirper de l’empire les Arméniens et eux seuls.
Les auteurs turcs du livre sur Mardin citent un télégramme chiffré adressé par le ministre de l’Intérieur, Talaat, au vali de Diarbékir, Rechid : « Ces derniers temps, d’autres chrétiens ont été massacrés, sans distinction de religion, avec les Arméniens de la province de Diarbékir. Des informations nous sont en particulier parvenues tout récemment par <p.136> les délégués envoyés de Diarbékir à Mardin. Nous apprenons que quelques 700 Arméniens ont été égorgés comme des moutons à Mardin, après avoir été éloignés de la ville, durant des rafles nocturnes. Le nombre de personnes tuées dans de tels massacres est estimé à 2 000. A moins que ces actes soient arrêtés définitivement et rapidement, il est à craindre que l’on procédera au massacre de toutes les populations chrétiennes.
Les mesures politiques et disciplinaires adoptées contre les Arméniens ne doivent absolument pas être étendues aux autres chrétiens, étant donné que de pareils actes peuvent créer une très mauvaise impression sur l’opinion publique. Nous vous ordonnons de mettre une fin immédiate à ces actes qui peuvent menacer à tort et à travers la vie d’autres chrétiens. Tenez nous au courant de l’état actuel des choses. Ministre de l’Intérieur, le 12 juillet 191559 ».
Ce document est daté du 12 juillet, donc un mois après l’amnistie accordée aux survivants du deuxième convoi. Mais il prouve deux choses : que le ministère de l’Intérieur n’a pas ordonné la suppression de tous les chrétiens, mais des seuls Arméniens – même s’il emploie pour en parler un euphémisme, « les mesures politiques et disciplinaires adoptées contre les Arméniens » ; que le massacre de 2 000 chrétiens de Mardin est tenu comme un fait acquis à cette date par le gouvernement. Il faut ajouter que, publié en 2001 dans un ouvrage turc officiel, il vaut aveu de ces crimes. On est en droit de formuler l’hypothèse suivante : le Comité Union et Progrès laisse une large marge d’exécution aux assassins qui, pour de multiples raisons et d’abord le règlement de vieux comptes, étendent volontiers le programme d’anéantissement à d’autres communautés chrétiennes, singulièrement dans cette province de Diarbékir où se trouve la plus grande mosaïque de chrétientés de l’empire. Mais, dès qu’il est averti de débordements, le ministère de l’Intérieur réagit pour contenir le processus de destruction et le limiter aux seuls Arméniens, en tout cas là où il y a des témoins étrangers, c’est-à-dire dans les villes.
Quant à l’accusation portée par plusieurs témoins, et singulièrement par le frère Simon, contre les jacobites – « nos frères séparés », dont il dénonce « les ruses de la haine fraternelle » –, elle ne peut être passée sous silence. Ils sont accusés d’être restés à l’abri des persécutions, d’avoir, en voulant prouver leur fidélité à l’empire, exprimé en fait leur vieille inimitié à l’égard des syriens convertis au catholicisme. L’évêque jacobite aurait déclaré qu’Arméniens et syriens catholiques ne faisaient qu’un dans leur foi et dans leur programme politique, une affirmation qui liait le sort des syriens catholiques à celui des Arméniens. Il aurait interdit à <p.137> ses fidèles, en les menaçant d’excommunication, de converser avec les syriens catholiques, « si ce n’est pour les trahir ». Hyacinthe Simon accuse les jacobites d’avoir cherché à interrompre l’œuvre des missions catholiques, en faisant arrêter les abbés les plus dévoués à leur activité missionnaire de conversion : Louis Mansourati et Joseph Rabbani, préposés à l’école syrienne catholique et « les plus fameux convertisseurs d’âmes jacobites », les abbés Hanna Tabé et Matta Mallache. Il précise pour soutenir son accusation que, lorsque les miliciens font irruption dans la cour de l’évêché, ils n’ont que le signalement donné par les jacobites pour identifier ces deux prêtres : « la barbe de l’un est rouge ; les yeux de l’autre sont noirs »60. Il est vraisemblable que le dominicain règle, lui aussi, de vieux comptes avec une communauté qui a résisté à sa fougue missionnaire. Les jacobites n’ont d’ailleurs pas échappé à la mort dans le reste du sandjak de Mardin.
L’amnistie accordée aux syriens catholiques et aux chaldéens de Mardin fut jugée par le comité d’exécution une telle faveur qu’il continua à la monnayer, soit pour libérer des personnes encore maintenues en prison, soit pour ne pas arrêter les autres [récit M6c]. L’évêque chaldéen, Monseigneur Audo, et l’évêque syrien, Monseigneur Tappouni, furent régulièrement rançonnés. Ils durent engager des propriétés et emprunter de fortes sommes pour protéger leur communauté61.
La première étape du génocide – l’élimination des deux premiers groupes d’hommes arméniens : les notables et les moins notables – s’est effectuée à Mardin en mai et juin 1915, en cinq séquences, les mêmes que celles observées à Diarbékir et dans les autres provinces orientales de l’empire au cours de ces deux mêmes mois : perquisitions, arrestations, tortures, déportations, exécutions. On peut cependant noter quelques éléments spécifiques à Mardin : l’opération a été étendue à d’autres communautés chrétiennes catholiques et aux protestants ; cette décision semble avoir été prise à un niveau local et non central, comme le confirme l’ordre d’amnistie envoyé le 15 juin au second convoi, une amnistie qui ne concerne que les non Arméniens.
Ce qui conduit à une seconde observation : quel est le responsable qui a donné l’ordre d’arrêter tous les chrétiens de Mardin ? Est-ce le même qui fait ensuite relâcher les jacobites ? Il y a, en juin, deux autorités qui ne partagent pas la même opinion sur le sort réservé aux chrétiens : le mutessarif, Chafik bey ; et le comité d’exécution, où Memdouh joue un <p.138> rôle central – on ignore si Bedreddine qui préside ce comité est là et si c’est lui qui donne les ordres ou si Memdouh agit de sa propre initiative. Dans les décisions prises, le pillage des biens des victimes est un mobile important, sinon le principal. C’est Memdouh qui récolte l’essentiel du vol organisé.
Les trois dominicains réfugiés à Saint-Ephrem et le père Armalé sont les principaux témoins de ces événements et ils voient dans ces victimes catholiques des martyrs de la foi, et de la foi catholique. Les trois Français estiment, selon les mots du frère Simon – dont l’emphase atténue la valeur du témoignage – que la ville de Mardin donne « au Ciel et à la terre le double spectacle d’une constance religieuse à l’antique et d’une fidélité admirable à sa seconde patrie ». Cette exaltation de l’héroïsme de « ces témoins de l’église et de notre France » distrait de l’événement qui se déroule à Mardin comme dans le reste de l’Anatolie orientale : la première phase du génocide arménien62.
Prêtre chaldéen recevant des notables yézidis c. début du XXe siècle.
Carte postale ancienne (Coll. M. Paboudjian). <p.139>
1) Al qouçara, p. 119 de Positio.
2) Cf. supra, p. 89-90.
3) J. Rhétoré, p. 67, donne en note le nom des six prêtres arméniens. Deux prêtres syriens catholiques sont également arrêtés : l’archiprêtre Raphaël Berdani et l’abbé Petros Yssa. Abdo Bezer donne une liste différente de douze noms, dont quatre seraient des prêtres syriens (Positio, p. 340). Le patriarche syrien catholique Rahmani donne également les nom des deux prêtres syriens qu’il orthographie différemment : Raphaël Bardaani et Pierre Issa ( S. de Courtois, mém. cit., Annexe, p. 40) [orthogr. des citations].
4) Récit d’ Ibrahim Kaspo. Son récit manuscrit, traduit de l’arabe dans Positio (pp. 347-354) est divisé en 51 paragraphes. Ici § 19-20, p. 353.
5) Le frère Simon (op. cit., p. 54) parle de 10 prêtres, 395 laïcs dont 226 Arméniens catholiques, 112 syriens, 30 chaldéens, 27 protestants. Monseigneur Ahmaranian (Positio, p. 129) déclare que le 4 juin, trois officiers turcs, arrivés la veille de Diarbékir, ordonnent l’arrestation de 15 prêtres et de 862 laïcs, parqués dans la prison et la caserne. Mais il doit réunir les arrestations des 3 et 4 juin.
6) Ce jeune Arménien catholique a 16 ans en 1915.
7) Al qouçara, pp. 169 et 250 (traduit dans Positio, p. 133).
8) A. Sarafian, art. cit., p. 264. Le témoin chaldéen a entendu dire que Monseigneur Georges Mahan et les autres notables jacobites, après avoir signé ce document, se seraient par la suite associés aux musulmans pour réclamer l’arrestation des catholiques des trois confessions.
9) J. Rhétoré, p. 68.
10) Le père Armalé donne la liste des témoins inscrits sur le prétendu document (Positio, p. 389) ainsi que des notables accusés d’avoir été présents dans la chambre de l’évêque lors de la livraison des armes.
11) Positio, pp. 121-123. L’emploi du conditionnel semble s’imposer lorsque le récit fait par un seul témoin indirect rapporte des paroles des acteurs de la scène.
12) Ce récit est fait par l’archiprêtre André Ahmaranian. Membre de la congrégation de Bzommar, cet Arménien catholique est natif de Mardin. Un membre de sa famille, le père Antoine Ahmaranian, fait partie du convoi du 11 juin 1915 et est la première victime de ce convoi. A la fin de la guerre, le père Ahmaranian est chargé de l’archidiocèse de Mardine de 1919 à 1929. Il établit un compte-rendu exact des événements et de l’état de cet archidiocèse et le transmet à Monseigneur Jean Naslian qui rédige en fait son rapport sur les événements de Mardin d’après les récits du frère Simon et le rapport du père Berré. Il ne cite l’abbé Aharamian qu’en note ( Jean Naslian, op. cit., vol. 1, pp. 323-324). Ce même récit est présenté dans Positio, pp. 128-131, selon deux versions, la seconde plus complète de Monseigneur Ahmaranian – il devient évêque plus tard. L’auteur de Positio a cependant confondu dans sa note 8, p. 130, l’auteur du second rapport qu’il attribue au père Berré, alors que cet auteur est Antoine Ahmaranian.
13) Faridé Mangalo, témoin 13a, est interrogée alors qu’elle a quatre-vingt cinq ans. Arménienne catholique, habitant à Bourdj-Hammoud, elle est mariée à Yacoub Gandoura (Positio, pp. 235-236).
14) Positio, pp. 341-343.Samo est une forme familière du prénom Samuel.
15) Elias Bedo (témoin 14, p. 240-243) ; Toufik Ghisso (témoin 7, pp. 225-226) ; Faraj Khabaz (témoin 5, pp. 220-221) ; Gabriel Bedros (témoin 13d, pp. 239-240). Selon plusieurs témoins, le tortionnaire est Nouri.
16) Positio, pp. 355-356.
17) J. Rhétoré, p. 70.
18) A. Beylerian, art. cit., p. 85. Sur le révérend Andrus, cf. infra, IIIe Partie, chapitre IV, p. 154.
19) Les personnes qui arrêtent, emprisonnent, convoient, exécutent sont désignées dans les récits par le terme général de « soldats », parfois plus précisément comme « policiers », « gendarmes » ou « miliciens », les témoins ne sachant pas toujours à quel groupe ils appartiennent. L’information est sans doute plus exacte quand il s’agit des miliciens – tchété –, souvent appelés les milices khamsin – Al Khamsine. Selon le témoin chaldéen, ce sont 80 miliciens, à cheval ou marchant à pied, qui accompagnent les détenus.
20) Le chiffre de 417 déportés est celui retenu par le père Armalé. Le père Rhétoré parle de 410, le frère Simon de 404. Les deux dominicains donnent la liste des personnes par confession et mettent à part les « schismatiques », qui, dans ce groupe, sont les protestants. Ces protestants sont le plus souvent des syriens catholiques convertis au protestantisme. Le témoin chaldéen parle de 480 hommes dont 35 syriens catholiques et 20 protestants ; parmi eux 11 prêtres : 6 sont Arméniens, dont l’évêque Maloyan, 5 syriens catholiques.
21) H. Simon, op. cit., p. 61.
22) J. Rhétoré, pp. 72-74.
23) H. Simon, op. cit., p. 63.
24) Ce furent surtout des Kurdes qui parlèrent, bien plus tard, quand ils ne risquaient plus guère de mesures de rétorsion. Monseigneur Tappouni recueille les confidences du médecin légiste turc, Abdo Bezer celles d’Abdul Aziz, fils du mollah Mahmoud et ancien huissier à Tell Armen. Bacho-el-Sarraj parle très tôt à Toufik Ghisso, dix jours après le massacre. Il a travaillé comme manœuvre chez son père et il vient chez eux habillé en militaire. Il leur dit en secret qu’il est un des cinquante soldats qui ont conduit le convoi hors de Mardin et raconte (Positio, p. 149). Nouri-el-Ansari se vante à Mikhael Sioudfi (témoin 6, ibid., p. 140). Gabriel Atallah (témoin 18) confirme le témoignage de Ghisso : « Ces choses-là ont été racontées par des gens qui avaient accompagné le convoi, dans la famille de Ahmed Kasso Rachek, entre autres par cheikh Bacho » (Positio, p. 152). Warde Kamartgi (témoin 13c, p. 151-152) conclut ainsi son témoignage : « Parmi ces soldats, il y avait un de nos voisins, Arso Rachet, et un autre, Hassan Aliké, qui habitait un peu au-dessus de nous. Nous les avons entendus raconter ces choses ».
25) Les distances sont en règle générale appréciées en heures de marche de caravanes et il est rare de les voir figurer en kilomètres dans les récits.
26) H. Simon, op. cit., p. 64.
27) Ibid.
28) Al qouçara, Positio, p. 141.
29) Témoignage d’Abdo Bezer, Positio, p. 154.
30) Bien que seul le frère Simon l’affirme, il semble que Monseigneur Maloyan, asthmatique et présentant une affection cardiaque, n’aurait pu, après une semaine de tortures, continuer à marcher pieds nus sur ce terrain montagneux. Il est sans doute resté à cheval.
31) H. Simon, op. cit., p. 67.
32) J. Rhétoré, p. 78.
33) Al qouçara, Positio, p. 195.
34) Congregatio de causis sanctorum, Relatio et vota, pp. 27-30.
35) J. Rhétoré, p. 78.
36) Le témoignage de sœur Marie de l’Assomption se trouve à la bibliothèque des capucins du Liban, sous forme de deux lettres manuscrites – écrites, dit le vice-postulateur, dans un français et une orthographe déficients. Positio, pp. 268-273, document xxviii.
37) Ce témoignage confirme le récit de Faïz el-Ghocein [récit D5] qui apprend que les cadavres qu’il a vus à Sévérèk ont ensuite été enterrés.
38) Positio, p. 150. En 1950, Elias Djerdji Nasri Nazarian confirme le témoignage de Nouri-el-Ansari. Il aurait recueilli ce récit d’une femme, Nazira Lolé Mekho, mariée à un musulman et qui habitait près de l’endroit où Monseigneur Maloyan avait distribué la communion à ses compagnons. Elias Nazarian ajoute que, neuf mois après, au cours d’une tempête un rocher s’est abattu sur la maison du sergent Nouri, tuant tous les occupants, à l’exception d’une femme arménienne qu’il avait choisie dans le convoi pour l’épouser et qui avait accompagné sa fille aux toilettes, à ce moment ( J. Naslian, op. cit., vol. 1, p. 342), cf. infra, Livre II, récit P.
39) Youssef Khazakat (témoin 16) avait alors 6 ans : Positio, p. 247. Abdo Bezer rapporte le même phénomène hallucinatoire : Positio, p. 153.
40) Ibid., p. 155.
41) Cf. infra, p. la liste reconstituée des victimes de ce premier convoi.
42) Cf. supra, IIIe Partie, chapitre i, note 1.
43) J. Rhétoré, p. 83. H. Simon, op. cit., pp. 69-70, donne les mêmes noms, mais avec une orthographe différente pour certains. C’est cette orthographe qui figure ici.
44) H. Simon, op. cit., pp. 69-70.
45) Positio, p. 401.
46) J. Rhétoré, p. 90.
47) Les tortionnaires sont des Kurdes des tribus Mechkaouieh et Dachi. Leurs victimes les connaissent bien et les identifient souvent (cf. supra, Ier Partie, chapitre IV, le récit de l’aide apportée aux Arméniens en 1895 par les Kurdes de Mardin.
48) Récit de l’abbé Matta Krémo, Positio, pp. 402-403.
49) J. Rhétoré, p. 94.
50) C’est aux grottes de Cheikhan que le premier convoi d’hommes a été massacré.
51) Positio, pp. 403-404.
52) J. Rhétoré, p. 98. Les souvenirs des religieux sont naturellement une longue prière. Qu’ils aient été rescapés ou qu’ils aient seulement été témoins des souffrances de leurs frères, ils vivent ces événements comme une épreuve imposée par Dieu et reçue par les victimes dans la joie et l’attente d’un au-delà réparateur. On retrouve la même ferveur dans la description des convois de femmes. J’ai dû, dans les citations, réduire des textes qui témoignent de cette certitude inébranlable, afin de ne pas « dérouter » le sens de ce génocide que je ne perçois pas, pour ma part, comme la volonté de Dieu mais comme celle d’hommes criminels.
53) Ce récit est aménagé à partir des témoignages de J. Rhétoré, p. 100 et de H. Simon, op. cit., pp. 70-71. Matta Krémo donne une version différente : un guet-apens aurait été organisé à la sortie de la grotte par les soldats et les Kurdes. On aurait proposé aux prisonniers d’aller boire à une source proche et ceux qui s’y seraient précipité auraient été abattus (Positio, p. 405). Dans le rapport Rahmani, l’orthographe des noms est différente : Jean Tahé, Mathieu Malache, Joseph Memerbachi, Jean Mazzalé, Jacob Farah.
54) J. Rhétoré, pp. 100-104.
55) A. Beylerian, art. cit., p. 92.
56) A. Sarafian, art. cit., [tr. B]. Les orthographes des noms traduits en anglais de l’arabe sont différentes des traductions en français.
57) Le récit fait par l’abbé Krémo aux trois dominicains est rapporté différemment par chacun d’eux. Cf. récit M1c.
58) A. Sarafian, art. cit., [tr. B].
59) S. Aydin, Mardin, p. 335.
60) H. Simon, op. cit., pp. 78-79 et p. 82.
61) J. Rhétoré, p. 112, cf. infra, IVe Partie, chap. VI.
62) H. Simon, op. cit., p. 89.