Y.Ternon, Mardin 1915 ► Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.
Ces récits sont faits par les trois dominicains français et le père Matta Krémo, prêtre syrien catholique, dont le témoignage est inséré par le père Armalé dans son livre. Sauvé par l’amnistie, le père Krémo est exécuté plus tard, mais il a le temps de rédiger ce récit et de le remettre au père Armalé [pour le manuscrit du père Rhétoré j’ai respecté l’orthographe ; pour les traductions, j’ai fait quelques minimes corrections].
Récit de Matta Krémo
[Positio, pp. 400-401]
« Nous sommes au lendemain du massacre de Monseigneur Maloyan et de ses 417 compagnons, le vendredi 11 juin 1915. Le samedi 12 juin à midi, je m’étais isolé dans ma chambre, analysant dans ma pensée la situation des chrétiens et l’humiliation à laquelle ils ont été réduits, quand soudain, Saleh El Faroukh et Fouad Al Kurjiyé pénétrèrent chez moi ; leurs visages bouillaient de colère. Saleh me cria : « Debout, dépêche-toi et suis-moi au poste de police ». Je lui dis : « Attends moi un moment ». Il se saisit d’un livre que je tenais à la main, le jeta à terre et dit : « Dépêche-toi ». Je lui dis : « Qu’as-tu à te mettre en colère ? Quel crime ai-je commis et que veux-tu de moi ? » Il m’asséna sur la joue un soufflet qui m’étourdit. Il me dit : « Es-tu membre de l’association Fedawiyé [fedayin, ce mot évoque pour les Turcs le parti dachnak] ? » Je répondis : « Tu fais erreur ». Il me dit : « Debout, dépêche-toi ». Je lui dis : « Peut-être te plaît-il d’avoir un peu d’argent ». Il s’emporta et dit : « Ton nom est inscrit dans le cahier et je ne peux faire silence à ton sujet ». De fait, les chefs du Comité [il s’agit du comité d’exécution] inscrivaient chaque nuit, sur un papier spécial, les noms de ceux qu’ils voulaient arrêter. Le matin, ils remettaient cette liste à la police. Je me suis apprêté au départ.
Ils convoquèrent aussi l’abbé Hanna Tabé et Boutros Mallache, sacristain de l’église, et Girgis el Moussali, le domestique des pères dominicains et d’autres qu’ils virent sur la place de l’église et dans les chambres. Ils nous emmenèrent au siège de la police où nous restâmes jusqu’au soir. Ils inscrivirent nos noms avec les noms de ceux qu’ils avaient fait venir, arméniens, syriens et chaldéens. Et ils nous conduisirent.
En cours de route, en passant la maison du Hadj, Ali bey, voici que des voyous « Ahlâge » se sont mis à se moquer de nous et à nous lancer <p.292> des pierres. Il arriva même que trois d’entre eux dégringolèrent du toit et tombèrent à terre les uns sur les autres.
à notre arrivée à la porte de la prison, ils se sont mis à nous fouiller un à un. Ils frappèrent l’abbé Hanna Tabé et lui brûlèrent la barbe avec du soufre, puis ils nous firent descendre et nous engouffrèrent dans une pièce exiguë et incommode. Notre nombre atteignit les trois cents.
Deux heures après le coucher du soleil, ils se saisirent de 33 personnes parmi lesquelles Mikhaïel Maghi, paralysé du pied. Ils les traînèrent violemment à la cour interne du Sérail et se mirent à les frapper et à les rosser avec leurs fusils. Puis ils prirent les souliers de Mikhaïel, son tarbouche (couvre-chef rouge), son porte-monnaie. Ils les menèrent en prison et les poussèrent du haut de l’escalier jusqu’en bas.
Ainsi, le nombre total des chrétiens en prison atteignit les 309 arméniens, syriens, chaldéens et protestants ».
Récit du père Rhétoré
[ J. Rhétoré, pp. 84-88]
« à peine les sept prêtres étaient-ils casés dans leur nouveau logement qui, croyez-le bien, n’était pas un garni – c’était la terre pour s’asseoir, la terre pour dormir, la terre pour manger, sans même la cruche d’eau traditionnelle du pauvre prisonnier –, à peine les sept prêtres étaient-ils casés qu’un zaptié [zaptieh, gendarme] grossier ordonna de la voix et du geste, en disant : – levez-vous, prêtres, il faut balayer le Séraï. – à vos ordres, répondirent-ils d’une seule voix. Le zaptié en choisit quatre puis il en relâche un pour mettre à sa place un jeune prêtre arménien de mine distinguée et qui pour cela lui parut plus digne d’être humilié, c’était l’abbé Mguerditch. Les autres étaient les abbés Louis Mansourati, Joseph Rabbâni, et Joseph Mâmabarchi, tous syriens.
Le Séraï [Sérail] est l’endroit où se traitent toutes les affaires avec le gouvernement. Aussi, est-il plein de gens qui vont et viennent. Nos quatre prêtres, très proprement mis, sont amenés dans le grand corridor, tout le monde les regarde et le zaptié en leur montrant les instruments de balayage leur dit de son ton le plus solennellement brutal : Prêtres, il accentue le mot à dessein, prêtres, prenez ces balais, nettoyez ce corridor, et que ce soit bien fait. Les quatre jeunes prêtres de leur plus belle humeur se mettent à jouer du balai, les balayures roulent, volent, s’amoncellent en ce lieu qui n’est pas souvent nettoyé ; vite, sans l’ordre de personne, l’un d’eux court chercher le baquet aux ordures, il le remplit, il le charge sur son épaule, il va le vider et il revient gaiement au travail ; c’est ensuite à qui portera le baquet. Certains badauds fanatiques font <p.293>entendre des moqueries ; elles sont reçues par les intéressés comme un agréable assaisonnement de la situation. D’autres témoignent leur compassion. – C’est notre métier de nettoyer les consciences, répondent joyeusement les prêtres balayeurs, il est tout naturel qu’on ait pensé à nous pour nettoyer le Séraï… et en avant le balai. Jamais le Séraï n’avait été aussi propre, et cela sans frais aucun, ce qui n’empêcha pas que l’administration n’ait passé en compte cette journée de balayage gratuit ; elle aurait dérogé à ses habitudes en faisant autrement ».
L’abbé Krémo n’a pas écrit le récit de ses tortures à son retour de Mardin, mais il a raconté, avec détails, comment ses bourreaux l’avaient traité à ses trois amis français, les pères dominicains. Chacun d’eux a fait un rapport différent d’une même histoire reçue en commun, ce qui donne l’occasion d’apprécier les transformations que subit le récit en passant d’une victime à un témoin qui a reçu la confidence et les détails qui frappent l’auditeur attentif et compatissant.
Hyacinthe Simon : « L’abbé M. Krémo rentrait à Mardin, le 23 juin ; il avait été prisonnier du second convoi. Il rentrait donc à Mardin, fatigué, affamé, pieds nus (les Kurdes lui avaient volé ses chaussures) ; mais avant sa libération définitive, il resta en prison deux journées entières, deux journées de passion. Le pardon impérial qui lui rendait la liberté sans condition, n’ordonnait pas aux bourreaux de la lui laisser sans déshonneur. Ils le firent comparaître, en prison même, le vendredi 25 juin à 10 heures du matin, devant un chef de police qui lui dit : — Fils de chien, es-tu Français ? — Serait ce un crime ? Au reste, je suis osmanli. — Pourquoi es-tu du moins le protégé de la France ? — Serait ce un nouveau crime ? Et je m’étonne qu’on soulève ici la question d’un pays aussi chevaleresque que généreux. — Chien de chrétien, ce n’est pas cela qu’on te demande : pourquoi es-tu sous la protection de la France ? — Mais je ne suis pas le seul : la Turquie toute entière est sous un manteau français, puisqu’elle a été naguère sauvée par un emprunt de 800 millions sur le marché de Paris. — Ce n’est pas la France qui fait la guerre à la Turquie, c’est la Turquie qui fait la guerre à la France. Qui donc a ouvert le premier les hostilités ? — Kafir, tu ne sais rien. Au moins, sais-tu que de la France il n’y a plus de secours à attendre ? — Je l’ignore. L’empire ottoman le sait pour moi. Mais je sais qu’autrefois la Turquie était heureuse sous le regard de la France.
Cette réponse typique, qui aurait dû faire rougir, eut le don d’exaspérer. <p.294> — Ah. ah. kafir, coquin. Tu voudrais nous faire encore les esclaves de ce pays-là ? Tu va le payer, attends. Bourreaux, frappez.
Aussitôt, on jette à terre le vieux prêtre de soixante ans, on lui passe les pieds dans une corde attachée à un bois solide, on les soulève à la hauteur réglementaire, et l’on se met à frapper à qui mieux mieux. C’est le supplice de la falaka ou de la flagellation. Cinquante coups sur la plante des pieds… Les bourreaux, lassés, se relayent. Le patient s’évanouit. Vite un seau d’eau froide sur la tête, il revient à lui-même. On le bat de nouveau. Cinquante coups… cent coups… deux cents coups… La plante des pieds est gonflée : tant pis… Les pieds sont devenus une enclume immobile, mais qui ruisselle de sang. Et les geôliers ne cessèrent de frapper qu’au deux cent cinquantième coup, parce que l’homme ne peut, dans une même séance, en supporter davantage.
Ce n’était pas fini pourtant. On relève le prêtre. — Ah, ah, chien de chrétien, lui crie-t-on : maintenant, comme ton maître. Et le malheureux qui ne tient plus debout est accolé à une muraille. On lui fixe à chaque poignet une corde. La corde est passée dans deux anneaux de fer assujettis au mur ; on tend la corde, notre noble patient est soulevé et reste suspendu à dix centimètres au-dessus du sol. C’est le supplice de la crucifixion…
Durant trois quarts d’heure, le prêtre demeure en butte à tout ce que la malignité féroce peut inventer d’affronts, de quolibets, d’infamies. On lui tire la barbe, elle tombe poil par poil et elle jonche le sol. On le soufflette… puis sa joue reçoit les crachats des bourreaux… Au bout de 55 minutes d’un supplice qui faillit le disloquer aux bras, le vaillant prêtre fut détaché. Et, simplicité toute naïve, il se baissa lentement et ramassa un à un les poils arrachés de sa barbe et les mit dans sa poche… » [H. Simon, op. cit., pp. 83-86].
[Le frère Simon fulmine de colère, brûle de foi et de patriotisme et assimile les tortures infligées au père Krémo à la passion du Christ. On comprend cependant, à lire sa prose, avec quelles réserves j’ai cité ce texte. Le récit du père Rhétoré est, lui, plus pondéré].
Jacques Rhétoré : « La faveur du sultan coûta cher aussi à l’abbé Matta Crémo (sic), économe de l’évêché syrien : c’était l’évêché lui-même que l’on voulait insulter et rançonner dans sa personne. L’abbé Matta Crémo était un homme âgé et débile [fragile]. On le suspendit en croix aux crampons fixés dans le mur de la prison pour l’usage des suppliciés. Dans cette position on le souffleta, lui cracha au visage, on lui arracha la barbe, on le frappa de coups de bâtons. Ses bourreaux, se faisant les dignes émules des Juifs du Calvaire (sic) lui disaient : — Que ton <p.295> Christ vienne donc te délivrer. Ils lui reprochaient aussi d’être un ami de la France et le prêtre leur répondait avec calme : — La France nous a fait du bien et c’était d’accord avec notre gouvernement qu’elle agissait alors, pourquoi la mépriserais-je aujourd’hui ? — Khandzir ! (Cochon !), répliquaient les bourreaux, mange encore du bâton pour la France. Et on lui administra un surplus de 150 coups de trique sur les pieds. Le malheureux, décroché de ses crampons, tomba à terre à demi mort. Relâché enfin à force d’argent il rentra à l’évêché avec la meilleure partie de sa belle barbe dans sa poche, car il avait eu la tendresse d’en recueillir à terre les débris. Il pouvait à peine se soutenir sur ses pieds gonflés et endoloris ; il lui fallut aussi quelque temps pour se remettre des coups qu’il avait reçus pour le Christ et pour la Franc ; mais l’un et l’autre sont généreux et ils n’oublieront pas ce que ce digne homme a enduré pour eux. » [ Rhétoré, pp. 104-106].
Marie-Dominique Berré : « Mis en liberté après quelques jours de détention [il parle des prisonniers ayant bénéficié de l’amnistie], ils racontèrent les tortures qu’ils avaient eu à subir dans la prison de cette ville. J’ai pu m’entretenir avec plusieurs d’entre eux, en particulier avec trois prêtres syriens catholiques qui revinrent habiter avec nous à l’archevêché. L’un d’eux, l’abbé Matté Khreïms, âgé de plus de soixante ans, avait reçu trois cents coups de bâton sous la plante des pieds. L’agent de police qui le torturait lui disait : — Tu l’as mérité parce que tu es un ami et un protégé de la France. Pour l’obliger à se tenir debout sur ses pieds endoloris on l’attacha, les bras en croix, à des anneaux fixés au mur du cachot. Un des policiers lui arracha la barbe, (il nous la montra, il l’avait cachée dans sa poche) ; d’autres lui crachaient au visage en l’appelant ami de la France. Il répondait : — C’est vrai, j’ai toujours aimé la France, bienfaitrice des Chrétiens d’Orient. Il serait trop long de décrire les supplices infligés à ces malheureux : presque tous eurent à subir la bastonnade sous la plante des pieds ». [ A. Beylerian, art. cit., p. 87].
[texte aménagé à partir du manuscrit Rhétoré et
du livre du P. Simon, pp. 164 et 112-114].
Elle avait été appelée par les soldats avec sa famille. Quand les soldats voulurent la dépouiller de ses vêtements, elle refusa énergiquement. Ils avaient, leur dit-elle, reçu l’ordre de la tuer, mais non de la dévêtir. Elle leur demanda, comme dernière grâce de leur laisser un dernier vêtement. Le chef des gendarmes accepta, puis il leur proposa de se convertir à l’islamisme. <p.296> Elle refusa avec indignation cette offre d’apostasie : “ Vous voudriez que nous acceptions votre religion qui vous permet toutes ces hontes. Non, la nôtre est pure, il vaut mieux mourir pour elle que de vivre avec la vôtre [Rhétoré]”. Les tueurs la mirent à mort. Selon le témoignage de sa fille, qui survécut, ils lui coupèrent les seins et lui tranchèrent la tête. Ainsi, elle tomba, victime de l’injustice, comme étaient déjà tombés son mari, son fils aîné, son beau-fils, deux de ses filles – dont Fahima, âgée de quinze ans qui fut poignardée – et beaucoup d’autres personnes de sa parenté, car elle était de la grande famille des Kazazian de Diarbékir que les persécutions se sont appliquées à détruire. Malheureusement, plusieurs enfants de la famille Djinandji restèrent aux mains des Kurdes. Les massacreurs de cette généreuse chrétienne disaient ensuite : Quelle femme ! quel courage pour nous parler comme elle l’a fait ! car elle nous a dit des choses dures, mais qui étaient vraies. [Rhétoré]. Sept mois après, un musulman eut la franchise d’exprimer sa pensée et de glorifier toutes les victimes de l’injustice turque dans la personne de leur avocate : “ Madame Djinandji, dit-il, c’est la brave des braves… ” [ Simon, p. 116] ».
Récit du P. Rhétoré
[J. Rhétoré, pp. 146-148]
« Madame Chukri Kaspo avait été choisie pour la mort et sa fille aînée l’avait vue tomber quand un Kurde la saisit elle-même et l’emporta chez lui. La pauvre captive était partie pleurant à la fois le sort de sa mère et le sien. Le lendemain, le Kurde la vendait à un arabe qui, aussitôt, la monta avec lui sur son cheval et reprit le chemin de son désert. Ils repassaient sur le lieu du massacre de la veille. Les pauvres mortes gisaient encore là et la captive regardait leurs cadavres en essayant d’y voir une dernière fois la figure de sa mère. Tandis qu’elle passait ainsi, elle entend une voix qui l’appelle par son nom et qui semble être la voix de sa mère ; elle regarde bien et elle voit se soulever d’entre les mortes une personne qu’elle reconnaît en effet pour sa mère ; aussitôt elle se jette à bas de cheval et se précipite dans ses bras ; elle voit sa blessure qui n’avait pas été mortelle ; elle jette son long voile sur le corps resté nu de sa chère mère, elle l’enveloppe avec soin et il y eut entre ces deux êtres si malheureusement séparés et si inopinément réunis un moment d’effusions affectueuses qui ne se décrit pas. La fille dit à l’arabe : « tu auras 300 livres turques (6 900 francs) si tu nous conduis toutes les deux en sûreté à Alep. L’arabe accepta, les fit monter sur son cheval et, après quelques jours, les remit fidèlement aux parents qui leur restaient à Alep. Elles <p.297> étaient sauvées, car des musulmans de cette ville s’opposèrent toujours aux ordres de massacres donnés par le gouvernement contre les Arméniens. Djemal Pacha, général en chef du corps d’armée d’Alep, se montra contre ces massacres et prit même à son service des Arméniens. Mais on dit qu’au fond il les approuvait aussi bien qu’Enver et Talaat et qu’à Alep il jouait double jeu… »
Madame Hanné Maloyan est la belle-sœur de l’archevêque arménien, la femme de son frère Malallah. Elle parvient à s’échapper et fait au père Armalé le récit de son odyssée qu’il reproduit dans son livre [Al qouçara, pp. 280-286]. On est le 15 juillet 1915. Elle vient d’être arrêtée avec sa belle-mère, Thérésia, la mère de Monseigneur Maloyan :
« Le chef des soldats nous dit : « Vos maris sont aujourd’hui à Alep, ils envoient vous demander de les rejoindre. Nous ne pouvons qu’obtempérer à leur désir. Cependant nous vous conseillons de nous remettre ce que vous avez comme bijoux, pierres précieuses, or et argent, car nous avons peur que les bandits arabes et kurdes vous attaquent et vous les ravissent. à Alep, nous vous les rendrons ». Nous leur remîmes deux croix, deux bagues, une montre en or et un chapelet d’ambre précieux. Puis nous avons ramassé ce que nous avions de bijoux, de perles, d’or et d’argent, une pleine caisse. Ils prirent tout cela et nous dirent : « Prenez avec vous la nourriture nécessaire pour deux jours, car nous allons emprunter la route de Véranchéhir ». Ils dirent cela et s’en retournèrent emportant la caisse avec eux au Sérail.
à l’aube du vendredi 16 juillet, dix soldats se présentèrent et nous comptèrent. Ils nous firent sortir et nous emmenèrent jusqu’à la porte de Bab El Sour. Là nous nous joignîmes au reste des hommes et des femmes, nous fûmes entourés de soixante soldats divisés en deux patrouilles, leurs chefs à cheval, les autres à pied. Quant à nous, certains avaient des montures, les autres étaient à pied.
Nous arrivâmes ainsi après trois heures à un monticule dont je ne connais pas le nom. Nous reçûmes l’ordre de nous arrêter pour nous reposer. Alors ils commencèrent par nous appeler quatre à quatre pour nous fouiller. La barbarie et la cupidité les poussa à défaire même les couches des bébés pour les inspecter l’une après l’autre. Ils emportèrent ce qui nous restait comme bijoux et argent, les remplirent dans des sacoches et retournèrent en ville. Il ne resta avec nous qu’un certain nombre de soldats et d’officiers et les membres de la milice Khamsin. Puis ils nous ordonnèrent de nous lever et nous pressâmes le pas jusqu’aux abords de Tell Armen. <p.298>
Ma belle-mère, Madame Thérésia, maman de Monseigneur Ignace, fut épuisée et ne put plus marcher. Un soldat s’approcha et dit : « Laissez-la ici cette nuit. Demain elle vous rejoindra ». Deux autres marchèrent avec elle la distance d’un jet de pierre et ne tardèrent pas à revenir. Nous fûmes persuadées qu’ils l’avaient tuée. Quant à nous, nous passâmes cette nuit-là aux abords de Tell Armen. [ici se place l’épisode de l’intervention de Suleiman :cf. infra, M2d].
Le 17 juillet, les soldats nous ordonnèrent de nous préparer au départ. Nous nous levâmes sur l’heure et nous marchâmes. En passant par le marché de Tell Armen, nous fûmes attaqués par les Kurdes et les « Ajlâf » qui essayèrent d’enlever de nos mains les filles et les bébés. Les soldats leur tirèrent dessus, ils se battirent et s’entre-tuèrent pendant une heure, pendant que nous étions au centre. Aucun de nous ne fut atteint. Nous arrivâmes ainsi à un village nommé Abd el-Imam.
Vers midi, vinrent à nous le fils de Ibrahim Pacha et Osman agha, chef de Abd el-Imam. Ils nous firent bon accueil. Nous restâmes dans ce village jusqu’au soir, pensant que nous allions poursuivre notre route jusqu’à Véranchéhir, sans que nous vienne l’idée que ceux qui étaient venus nous accueillir n’étaient là que pour creuser des fosses et préparer nos tombes.
En effet, le fils du Pacha s’approcha des hommes qui étaient avec nous, tels Boutros Djinandji, Chukri Kaspo, Fathallah Challemé, Boghos Makhouli, Boghos, le fils de Naoum Djinandji et le vartabed Ohannès et il se mit à leur parler avec son hypocrisie innée et avec des paroles douceâtres, il leur fit espérer qu’ils voyageraient et seraient saufs tous ensemble. Pourtant, avant le coucher du soleil, le fils du Pacha revint avec ses hommes ; ils convoquèrent le vartabed et les hommes mentionnés plus haut. Ceux-ci se levèrent et les suivirent. Ils se mirent à les dévêtir ; moi, je les voyais. Puis ils les firent monter dans une voiture tous nus et les conduisirent près d’un gouffre voisin où ils les égorgèrent et revinrent.
Alors les cris s’élevèrent, les cœurs frémirent, nous fûmes saisis de consternation. Ils nous menacèrent de nous tuer si nous ne nous taisions pas. Ils commencèrent alors à nous appeler, famille par famille, ils déshabillaient les femmes et les filles, les faisaient monter dans la voiture jusqu’au gouffre mentionné, là ils les tuaient et revenaient tout de suite. Avant de mettre à mort, ils laissaient à chacune le choix d’embrasser l’islam pour avoir la vie sauve. Quels tyrans impies ! Cependant, le préposé à la déportation proclama tout haut : « Nous avons un ordre absolu et clair de les tuer tous sans exception ». Malgré cela, les Kurdes, au comble de l’impudicité et de la haine, commencèrent à choisir parmi les filles et les petits enfants ceux qu’ils convoitaient. J’ai vu le fils du Pacha se saisir de Rosa, femme de Chafik Adam et de sept autres filles. Rosa cria à <p.299> haute voix en invectivant les officiers : « Qu’avez-vous donc à rester ainsi silencieux ? Pourquoi n’empêchez-vous pas ces voyous de nous enlever ? N’avez-vous pas dit que vous ne laisseriez survivre aucune d’entre nous ? Venez donc, sauvez-nous des mains de ces impudiques voyous et égorgez-nous comme vous en avez reçu l’ordre ». Les officiers se hâtèrent, la libérèrent et la joignirent au reste du convoi. Cependant ils laissèrent Mounira, fille de Monsieur Younan, femme de Fathallah Challemé, entre les mains de ces bandits. Cheikh Taher el Ansari la conduisit à un endroit tout proche et voulut la violer. Elle ne se laissa pas faire. Il lui conseilla de se déclarer musulmane, elle ne lui répondit pas. Il se mit en colère, la tua et revint avec ses habits. (Ici se place le récit de la demande de Madame Djinandji de leur laisser au moins un vêtement, récit voisin de ceux des pères dominicains, cf. supra…).
Le préposé à la caravane ordonna aux « ajlafs » de laisser aux femmes le reste de leurs habits. Ils les conduisirent en chemise au gouffre et s’en prirent à elles à coups de fusils, d’épées, de poignards et de gourdins et les égorgèrent et les tuèrent sans pitié. Amina, la fille de Saïd Makhouli Boghos, resta évanouie entre les roues de la voiture. La croyant morte, ils l’y laissèrent. La dernière de toutes, ils me conduisirent ainsi que toute la famille de Monseigneur Ignace Maloyan, au lieu du massacre. Nous avons vu ces infidèles traîner les cadavres ensanglantés pour les précipiter dans ce gouffre et revenir. Quand mon tour arriva, ils me proposèrent l’islam, j’ai refusé. J’ai mis à terre devant moi ma fille Aznef et j’ai serré dans mes bras mon petit enfant Albert et me suis préparée à être torturée. Ils insistèrent pour que je me déclare musulmane et sois sauvée. Je n’ai pas accepté. Ils se mirent alors à me frapper avec leurs poignards. Je reçus une vingtaine de coups et tombai évanouie, inconsciente. Je ne savais plus si j’étais morte ou vivante. Puis ils me tirèrent par les pieds et me jetèrent toute nue au-dessus des cadavres. Une heure plus tard, j’ai repris connaissance, je n’ai plus vu mon petit Albert. Quand à ma fille Aznef qui était dans les bras d’un arabe, elle me déchirait le cœur avec ses cris, je l’entendais dire : « Je veux aller chez maman ». Je ne savais plus que faire, mon cœur palpitait d’appréhension pour ma fille. Je devins comme folle, ne sachant où j’étais ni ce que je pouvais faire. Ces scélérats s’étaient éloignés de nous et il ne restait là que cet arabe et un soldat. Ils se dirigèrent vers une femme qui agonisait et s’apprêtèrent à l’achever. Elle leur dit : « Si vous m’épargnez, je vous donnerai dix livres ». Ils délièrent ses nattes, empochèrent la somme et la tuèrent. Quand ils arrivèrent à moi, je les ai suppliés de me laisser libre pour aller chez ma fille dont le gémissement me tourmentait et me torturait. Le soldat me donna plusieurs coups sur la nuque, je perdis connaissance une <p.300> seconde fois. Il me laissa pensant que j’étais morte et s’en alla.
Près d’une heure plus tard (sic), je me réveillai à nouveau et entendis les gémissements de ma fille qu’avait prise un arabe nommé Joumaa. Je l’appelai et lui me dit : « Es-tu encore en vie ? ». Je lui répondis : « Je ne sais pas. Mais je t’en supplie. Prends moi chez toi ». Il me donna un manteau pour me voiler. Je le suivis pendant que le sang giclait de ma tête et de tout mon corps. Nous arrivâmes ainsi au village de Abdel Imam. Entrés dans sa maison, il étendit un matelas pour moi et ma fille. Je dormis jusqu’au matin. Les voisins vinrent chez Joumaa et lui dirent : « Emmène-la là où sont ses compagnes et tue-la ». Il répondit : « Non ! Elle restera chez moi sous ma protection ». Puis il repartit vers le lieu du carnage fouiller les cadavres. Il trouva quatre livres et les rapporta tout joyeux. Il déclara : « J’ai décidé de soigner cette femme jusqu’à ce qu’elle guérisse et retrouve ses forces ». Il acheta un mouton, l’égorgea et m’enveloppa de sa toison vingt quatre heures, puis il lava mon corps et emmena une sorte de gomme et un autre remède qu’il mélangea avec du beurre de vache et en oignit mon corps. Il répéta cette opération durant huit jours, jusqu’au moment où mes blessures furent cicatrisées et où mes forces revinrent. Je ne suis plus sortie de sa maison jusqu’en décembre 1915 ».
Version Berré
[ A. Beylerian, art. cit., p. 93]
« Un ancien vali de Mossoul, Suleiman Nazi bey, qui rentrait à cette époque de Bagdad m’a raconté, durant mon récent séjour à Constantinople, qu’il avait rencontré un de ces convois à peu de distance de Tell Armen. Témoin des tortures infligées à ces malheureuses, il exprima son indignation et voulut faire monter plusieurs femmes dans une des voitures de son escorte. Un fonctionnaire envoyé spécialement par le vali de Diarbékir pour conduire, avec Memdouh bey, les convois de femmes vint lui intimer l’ordre d’abandonner ces malheureuses. Suleiman Nazi lui dit, en lui montrant une carte portant son titre de vali : « Que me feriez-vous si je passais outre à votre défense ? » « Je vous ferais immédiatement saisir par mes gendarmes et conduire à Diarbékir ». Devant cette menace, Suleiman bey n’insista pas. Il avait peut-être appris que Rechid bey avait fait exécuter un kaïmakam [celui de Lidjé] de son vilayet qui avait refusé de procéder au massacre des chrétiens ».
Version Hanné Maloyan
(extrait de supra, M2c)
« Il advint que passa par cette route Suleiman Nazi bey, fils de Saïd Pacha de Diarbékir, homme réputé pour ses hautes vertus et sa noble <p.301> conduite. Il décida de sauver la vie de quelques unes des femmes et de les délivrer des griffes de ces loups. Il assura qu’il avait l’intention de les emmener dans sa demeure et de leur garantir les biens et le vivre jusqu’à la fin de la guerre. Mais Memdouh s’opposa à Suleiman bey et lui présenta les ordres du perfide Rechid exigeant qu’il fallait verser le sang de tout ce convoi sans aucune exception. Suleiman bey lui dit : « N’oublie pas que moi aussi je suis un gouverneur et j’ai le même grade que ton gouverneur Rechid. Laisse-moi accomplir ce que je veux. Je veux épargner le sang de ceux que je pourrai de ces infortunés chrétiens ». L’impie Memdouh lui hurla à la face avec colère : « Renonce à ton projet, sinon je donnerai ordre aux soldats de se saisir de toi et de t’emmener de force enchaîné jusqu’à Diarbékir ». Suleiman se tut, abasourdi devant la barbarie de Memdouh et de ses compagnons et s’en retourna à sa tente remettant les événements entre les mains du Dieu unique et vengeur ».
[ Jacques Rhétoré, Manuscrit, pp. 116-120].
Premier récit
« Généralement les massacreurs après avoir tué leurs victimes jetaient leurs corps dans des citernes ou des silos qui se trouvent dans les champs. Or, il arriva plusieurs fois que des malheureux qui n’avaient pas été frappés mortellement revenaient à la vie dans ces tombeaux d’où ils ne pouvaient plus sortir à cause de la hauteur et de la configuration de l’ouverture. Un pauvre Arménien qui se trouva dans ce cas se résigna à rester dans la citerne, son tombeau, en attendant le secours de la Providence. Pour se nourrir, il mangeait la chair de ses compagnons morts et, comme il n’avait pas d’instrument, il devait l’arracher avec ses dents. Au bout de quelques jours, des musulmans passent et lui offrent de le retirer. “Non, leur dit-il, ce serait pour me tuer, je préfère mourir ici”. Peu de temps après passa un autre musulman qui lui témoigna de la pitié et insista pour qu’il se laisse sauver. “ Si tu me veux vraiment du bien, dit l’Arménien, apporte-moi tous les jours un peu de pain et d’eau”. Ce musulman était un homme humain : pendant quelques jours, il rendit à ce malheureux le service demandé. Puis un chrétien passa qui l’aida à sortir et le cacha dans sa maison ».
Second récit
« Un autre Arménien âgé de 26 ans, après avoir reçu plusieurs coups de poignard dont l’un lui fracassa le bras, fut jeté dans une citerne où les corps de beaucoup d’autres étaient entassés. N’ayant pas de blessures <p.302> mortelles, il revint à lui et pensa aussitôt à atteindre la bouche de la citerne en amoncelant les cadavres de manière à pouvoir s’élever jusque là et sortir. Malheureusement il ne pouvait se servir que d’un bras. Aussi, après s’être fatigué beaucoup, il dut renoncer à son idée et attendre le secours du ciel. De même que le précédent, il pourvut à sa subsistance en dévorant le corps de ses camarades et il vécut ainsi pendant 35 jours. Il commençait à ne plus pouvoir supporter son horrible nourriture ni l’infection de ces cadavres, quand un paysan musulman le sauva et l’emmena à sa maison. Il lui confia ensuite la garde de ses troupeaux, seul travail que pouvait faire ce malheureux avec son bras cassé et pantelant. Mais les musulmans de l’endroit s’inquiétèrent de cet Arménien qui vivait encore contre tout droit légal à l’existence [c’est moi qui souligne] et ils finirent par lui dire : “ Fais-toi musulman, autrement nous te tuerons ”. Après tant de souffrances physiques et morales, le pauvre jeune homme ne trouva pas en lui l’énergie nécessaire pour résister à la proposition qui lui était faite et il accepta l’islamisme. Cependant, au bout de quelque temps, il échappa aux musulmans qui le retenaient et vint à Mardin pour tâcher de reprendre la vie chrétienne. Malheureusement il n’y put réussir et je ne sais ce qui est advenu de lui. J’ai eu l’occasion de le voir et il m’a paru un jeune homme énergique qui se tirera d’affaire ».
[ J. Rhétoré, pp. 156-160]
« Marro Tapik était une jeune femme arménienne de 19-20 ans, délicate, douée des grâces de la nature et très bonne chrétienne. Elle fut emmenée de Mardin avec tous ceux de sa famille qui furent tués, sauf un enfant de douze ans qui parvint à s’échapper. Le convoi s’arrêta à Dara qui restera à jamais célèbre en Mésopotamie pour les milliers de chrétiens précipités dans des citernes durant cette persécution de 1915. Le convoi de Marro Tapik était donc arrivé à ces géhennes. Aussitôt les massacreurs se mettent à l’œuvre. Ils le font avec la froideur de gens qui exécutent des ordres supérieurs, mais aussi avec l’appétit des sauvages devant le sang et les chaires pantelantes. Soldats et Kurdes éventraient à coups de poignard, égorgeaient, faisaient sauter les cervelles à coups de topouz, écartelaient les petits enfants et poussaient tous les cadavres dans l’abysse béant des citernes. Les grandes voûtes répercutaient le son lugubre des corps morts tombant et s’aplatissant les uns sur les autres et c’était comme une sourde malédiction s’élevant de l’abyme [sic] contre les crimes d’en haut. Le tour de Marro Tapik arriva. Elle passa déshabillée au milieu de ces brutes qui ricanaient. Dans ses bras elle tenait endormi un charmant petit enfant de dix mois qu’elle avait pu soustraire à la barbarie des soldats. Elle avait vu massacrer son mari, ses parents <p.303> et cent autres et ses pieds battaient dans une boue formée de leur sang. Les massacreurs, armés de fusils, de sabres, de poignards, de casse-tête étaient prêts pour la frapper. Cependant, devant tout cet appareil de massacre, Marro ne paraissait nullement troublée ; sa pensée n’était pas sur ces choses effrayantes, mais bien au-dessus, sur des choses dont la mort ne dépouille pas mais dont elle met en possession dans un monde meilleur. Sans broncher Marro s’étend d’elle-même près du billot servant à l’égorgement, mais, dans le mouvement qu’elle fait en s’abaissant, le petit innocent qui dormait encore dans ses bras se réveilla en criant. Un moment, elle tenta de le calmer. Dans ce moment, un soldat dit à ses camarades : C’est dommage de la tuer, elle est jeune et belle, gardons-la pour nous. Et il dit à Marro : — Déclare que tu acceptes l’islamisme, tu seras à nous et tu seras sauvée. — Jamais, répondit Marro, jamais je n’accepterai l’islamisme et je ne veux pas être à vous.
Pour la fléchir, les soldats lui enlèvent son enfant. Mais elle persiste dans sa volonté. Alors, les soldats s’approchent pour la prendre de force, mais avant qu’ils n’aient pu mettre la main sur elle, elle se jette dans la citerne en disant : “ Jamais vous ne m’aurez ”. Voyant qu’ils ne pourraient assouvir sur elle leurs passions, ils assouvirent du moins leur rage et, à coups de fusil, ils l’achèvent sur le tas de cadavres où elle était tombée ».
( A. Sarafian, trad. [B])
Ce récit se place après celui de la mise à mort du troisième convoi de femmes, composé de 60 familles et exterminé à Killeth. Il a été anéanti avec une violence et une cruauté exceptionnelles. Les Kurdes se sont acharnés sur leurs victimes : « Elles finirent, gisantes, sur la terre autour du ravin, nues, ensanglantées, une scène qui attendrit les rochers les plus durs ». Après avoir égorgé ces femmes, les assassins se lavent les mains dans les flots de sang qui coulent dans le ravin. Ils croient, par ce geste, « fertiliser leurs mains ». Puis ils jettent les corps dans les puits :
« Le jour après, un nomade passa près du ravin. Il vit la terre imprégnée de sang et entendit des gémissements. Curieux, il se dirigea vers le puits d’où provenait la voix. Il regarda et vit une scène horrible : une femme nue, ensanglantée, assise sur une masse de chairs humaines en morceaux, couverte de sang. Frémissant devant cette scène terrifiante, il recula. Mais il entendit une voix qui l’appelait en suppliant : « Brave homme, aie pitié d’une malheureuse ! Que Dieu te fasse miséricorde ! Tire moi de ce puits et sauve moi la vie, car je respire encore ». La pitié l’emporta dans le cœur de l’homme. Il retira son abaya et la jeta à la femme, lui disant de se couvrir avec. Puis il fit deux nœuds sur un bout de corde qu’il avait sur lui, fit descendre l’un des bouts dans le puits et <p.304> tint l’autre, avec force, dans ses mains. La femme s’y accrocha, il la tira et la fit sortir. Il l’amena dans sa tente, la garda, la nourrit, soigna ses plaies qui étaient superficielles. Quelques mois après la fin des déportations, il la conduisit à Mardin où elle raconta la massacre de son convoi ».
[ J. Naslian, op. cit., vol. 1, p. 341]
« Le jour de la fête de la Transfiguration (6 août)…, je fus arrêté avec 360 personnes, toutes arméniennes catholiques. On nous emmena en nous disant que Diarbékir était en feu et qu’il fallait que nous y allions pour éteindre l’incendie. On nous lia quatre à quatre et on nous conduisit à la citerne « Moussa ». Il y avait là quatre bouchers chargés de nous abattre et de nous jeter dans la citerne. On me donna un coup de poignard et des coups de bâton, mais je me jetai dans la citerne avant de recevoir le coup de grâce. J’ai eu l’épaule et le bras brisés. J’y ai vécu quarante jours. Au début, je mangeais des oiseaux qui avaient leurs nids dans la citerne. Cependant, quand l’odeur de la citerne devint intolérable à cause des cadavres, ces oiseaux s’enfuirent. Alors, je me mis à sucer le sang des cadavres. Puis je trouvai un peu d’eau dans le fossé et j’en bus. Je fus enfin délivré par une personne nommée Hadj Khalil Boum à laquelle j’avais rendu des services lorsqu’il était en prison ; quand il apprit que j’étais là, il se rendit auprès du cheikh et obtint pour moi la grâce de vivre. Il me retira de la citerne et m’emmena chez lui ».
[Positio, pp. 272-273]
La sœur raconte les massacres des convois de juillet et d’août 1915. Elle ajoute : « Après ces convois, ce fut des départs par 40, 50, on venait les chercher chez elles, on les menait plus ou moins loin, on leur coupait la tête, on les achevait, on les jetait dans un précipice, à Dara ou dans des citernes sans eau où les corps gisaient plusieurs jours, comme des vers, les uns sur les autres.
Voici encore un trait qui m’a été raconté par un jeune homme dont je connais toute la famille. Ce jeune homme a été pris avec 39 autres l’an 1916 pour la fête du Courbân. On les avait enfermés six jours dans la citadelle. Il possédait une très belle voix. La police le faisait chanter pour son plaisir. Lorsque la veille de la fête arriva, ils les lièrent six, en rang, par les bras, et les emmenèrent auprès d’une citerne où il y avait très peu d’eau. Ils laissèrent en dernier le rang où était le jeune homme et le forcèrent à chanter pendant qu’ils les prenaient un à un, leur coupaient la tête sur la grosse pierre à côté du puits et les jetaient dedans. Ceux du dernier rang se dirent que, mourir pour mourir, le premier se jetterait <p.305> dedans et attirerait tous les autres. Ce qu’ils firent. Les premiers furent tués nets. L’avant-dernier devint fou et mourut de faim. Le jeune chanteur, lui, vécut quarante jours dedans, en mangeant les brins d’herbe qu’il pouvait trouver. Un jour, une femme kurde vint à passer. Elle se pencha sur le puits et cria : « Qui est vivant ? Je lui jure, par Mahomet, que je lui lance une corde et que je le délivre. » Le jeune homme me raconta : « Je l’ai prise au mot. Je me suis attaché à la corde. Lorsqu’elle me tira et qu’elle me vit en pleine vie, elle me jeta une grosse pierre qui me cassa le bras, tel que vous le voyez. J’ai vite dénoué la corde et me suis rejeté sur les corps ».
Quelques jours après, passa un homme, chef de village. Il posa la même question que la mégère. Je me dis : « Puisqu’il faut mourir, autant mourir d’un coup. Je meurs de faim. » Je fis signe de vie. Je m’attachai à la corde, il me tira et me dit : « Si tu veux te coiffer comme moi, prendre un nom mahométan, je t’emmène, tu pourras un jour retrouver les tiens. » Et c’est ainsi, dans ce costume et se faisant connaître, que j’ai eu son histoire ».
[Al qouçara, p. 413]
Après avoir été décimé, le convoi, parvenu à Kharabkhond, au-delà de Nisibe, est anéanti et les corps jetés dans un puits :
« La dernière victime, Mariam, fille d’Abdulmessih Kalaïli, jetée dans le puits, est ensuite secourue par un Kurde. Khodr, le fils d’un soufi, Mourad el-Adkhi, passant par là, entend ses gémissements. Il lui dit qu’il va la sauver. Elle refuse d’abord, lui répond qu’il va la tuer. Il jure qu’il n’en fera rien. Elle lui répond que l’état n’aurait pas du faire mal aux femmes, car leur dignité est égale à celle du sultan. Khodr la rassure, lui jette un mouchoir pour qu’elle se couvre, lui tend une corde et la tire du puits. Il l’amène chez lui, fait venir un médecin qui la soigne et la guérit. Plus tard, elle rentre à Mardin et s’installe chez son oncle, Abdelahad Chekro ».
[J. Rhétoré, pp. 152-155]
« La famille Nasri Zalatian se composait du père, de la mère et de trois enfants, dont une jeune fille de 18 ans, nommée Wardâni (Vartouhie, Rosine). Tous furent arrêtés et joints à un convoi de déportés. Le long du chemin, le père et la mère ne cessaient d’exhorter leurs enfants à ne pas craindre la mort. “ Elle nous ouvrira le ciel, disaient-ils, et nous méritera la belle couronne des martyrs, car c’est en haine de nous, chrétiens et contre la justice que nous sommes persécutés. Mourir dans ces <p.306> conditions est une grande grâce que Dieu nous fait ”.
Arrivés au village musulman de Harrin, à trois heures de Mardin, le convoi s’arrête et bientôt les exécutions commencent au bord des citernes qui sont en cet endroit. Les victimes déshabillées étaient amenées à l’ouverture de la citerne, on leur mettait la tête sur un morceau de bois servant de billot, les soldats ou les Kurdes les égorgeaient et précipitaient leurs corps dans la citerne.
Nasri et son épouse furent ainsi exécutés. Wardâni marchait derrière sa mère qui tenait dans ses bras un petit enfant encore à la mamelle, mais la jeune fille est empoignée par un soldat qui l’emmène. Sa mère s’en aperçoit et lui crie : — Ma fille, où vas-tu, ne te sépare pas de moi, je vais au ciel et toi, où vas-tu ? — Je n’en sais rien, ma mère, on m’emmène malgré moi
Et Wardâni éclate en pleurs amers en voyant qu’elle ne partagerait pas le sort de ses parents. Elle fut livrée à un musulman avec son petit frère âgé de sept ans. Le musulman se proposait d’ajouter Wardâni au nombre de ses épouses, mais auparavant, il voulait qu’elle apprît les formules islamiques pour qu’elle fût ensuite admise régulièrement dans sa religion. Heureusement pour elle, elle tomba malade. La maladie traînait et des amis disaient à son maître : « Cette fille ne t’est bonne à rien, tue-la donc ». La pauvre Wardâni entendait ces propos et elle avait d’autant plus à craindre de ces barbares qu’elle avait vu passer successivement devant sa porte six chrétiennes, malades comme elles, et qu’on emmenait hors du village pour les tuer comme des brebis galeuses. Mais la brave enfant craignait moins la mort que l’apostasie qu’on lui demandait, aussi priait-elle de tout son cœur la Vierge Marie de lui venir en aide. Quand son maître la pressait d’apprendre les formules de l’islam, elle lui disait : “ Maître, soyez patient. Quand je serai guérie ”. Et ces simple paroles avaient un accent qui calmait toujours l’impatience du musulman. Un jour, elle entendit son maître répondre aux mauvais conseils de ses amis : “ Non, je ne la tuerai pas, que Dieu la tue lui-même s’il le veut ”. La douceur, la patience de Wardâni avaient fini par lui gagner la confiance de tous les gens de la maison et on ne la tourmentait en rien. Aussi se hasarda-t-elle, après plusieurs mois de captivité de demander la permission d’aller à Mardin pour consulter un médecin et respirer l’air natal pendant quelques jours. Comme on croyait tous ses parents tués, contre toute espérance, elle y fut autorisée. Mais une fois à Mardin, elle sut se dérober pour toujours aux recherches de son maître. Elle était, la pauvre Wardâni, dans un état de santé pitoyable après tant d’émotions terribles. On lui disait en plaisantant : “ Votre seigneur kurde vous attend pour célébrer ses noces avec vous ”. Elle répondait : “ Le Christ m’a sauvée, <p.307> lui seul est mon seigneur ”. Elle racontait qu’une femme de son convoi, amenée près de la bouche de la citerne où chacun voyait sa fin, s’écria à haute voix : “ Jésus ! Marie ! Joseph ! je me remets entre vos mains ”. “ C’est bien en vain que tu appelles ton Jésus, lui dit un soldat ”. Et il se précipita sur elle, l’égorgea et poussa son cadavre dans la citerne. “ Nous l’estimions heureuse, ajouta-t-elle ”. “ Parmi les 150 personnes de notre convoi, dit encore Wardâni, il n’y a eu qu’une femme qui ait apostasiée, mais ses antécédents l’y avaient disposée” ».
Premier récit
[J. Rhétoré, pp. 165-168]
« Une chrétienne de Mardin échappée aux massacres après avoir vu des centaines de personnes tuées sous ses yeux a donné des renseignements intéressants sur les sentiments des victimes en face des massacreurs et de la mort. Elle a dit aussi quelque chose sur l’organisation des massacres et les profits qu’en tiraient les massacreurs. C’est à connaître pour se faire une idée de ces terribles exécutions…
Cette femme fut emmenée de Mardin dans le milieu de l’été 1915 avec un convoi de femmes et d’enfants qui furent presque tous massacrés devant elle. Elle racontait qu’avant d’aller à la mort les victimes étaient dépouillées de leurs vêtements, mais la plupart se dépouillaient elles-mêmes plutôt que de laisser les soldats ou les Kurdes mettre la main sur elles. Toutes ces personnes, quel que fût leur âge, ne montraient aucun chagrin de se voir devant la mort… »
[Suit le récit de la Mardinienne :] « Notre convoi, ajoutait-elle, fut amené dans un endroit où il y avait des citernes auprès desquelles les exécutions se firent. Au bord de la citerne, il y avait une pièce de bois sur laquelle les têtes étaient coupées puis jetées dans le gouffre avec le corps. Les victimes n’avaient pas besoin d’être amenées, elles venaient d’elles-mêmes en toute paix et tranquillité, passaient à travers les massacreurs armés pour les tuer, entraient dans la mare de sang formée autour du bois servant de billot, posaient elles-mêmes leur tête sur ce bois et se laissaient égorger sans rien dire, comme des agneaux. Les autres victimes, au lieu d’être terrifiées par ce spectacle, attendaient leur tour avec le désir qu’on éprouve devant une grâce que l’on va recevoir…
Mon tour de mourir arriva… Le Kurde qui devait me tuer était près de moi et s’était payé d’avance de sa peine en me volant mes habits. Il me dit : « Avance » et j’allais au billot lorsqu’arrive un autre Kurde qui dit au mien : « Prends ces deux medjidié (environ 9 F) et donne-moi cette femme ». Devant ce gain, mon Kurde n’hésita pas et me lâcha à l’autre <p.308> qui m’emmena. Rien n’égale la peine qu’on éprouve en voyant qu’on a manqué la mort avec laquelle on allait être mis en possession de la vie éternelle. On ne pleure pas à la vue du billot, mais on pleure à chaudes larmes en se voyant rentrer dans la vie, surtout lorsqu’on pense à la vie d’une femme captive chez un Kurde, vie de mauvais traitements, d’avilissements, de souillures forcées tous les jours. Je m’en allais donc pleurant amèrement sur mon sort, en suivant mon second Kurde, sans les habits que le premier m’avait volés. Bientôt passe un Arabe. Il dit au Kurde : “ Voilà quatre medjidié (environ 18 F). Donne-moi cette femme”. Je lui fus vendue sans discussion et je suivis l’Arabe qui m’emmena à son village. Les Arabes sont plus humains que les Kurdes. J’étais chez lui comme une domestique et personne ne m’inquiétait. Au bout de quelques temps, l’Arabe me dit un jour : “Je vais te tuer, parce que si le gouverneur apprend que je t’ai sauvé la vie, il me tuera moi-même”. “Pourquoi me tuer, lui dis-je. Il vaut mieux que tu me conduises à Mardin où j’ai quelque argent avec lequel je te récompenserai du bien que tu m’as fait”.
[Ce fut accepté. Le père Rhétoré reprend ici son récit]. La Mardinienne se déguisa en femme arabe et fut ainsi amenée jusqu’à sa maison. Elle remit 5 livres turques (environ 115 F) à son Arabe qui repartit content. Quant à elle, elle sut se mettre à l’abri de toute recherche ».
Second récit
[J. Rhétoré, pp. 158-160]
« Préférer la mort à la souillure était bien dans les sentiments de la jeune femme mardinienne dont je vais parler. Elle appartenait à une bonne famille arménienne de la ville. Emmenée avec d’autres déportées, elle devint la proie d’un Kurde qui fit commerce de sa personne en la revendant à d’autres lesquels les revendaient à leur tour. Ramenée à Mardin par un de ses acheteurs elle fut acquise par un puissant musulman de la ville. Cet homme voulait absolument l’avoir pour épouse. Afin de la gagner, il n’avait que de bons traitements pour elle et il lui représentait l’honneur et les avantages dont elle jouirait en accédant à sa volonté.
— J’ai donné ma parole à mon mari devant Dieu, disait la jeune femme, et je ne puis le trahir. Je trahirais aussi Dieu et sa religion en acceptant l’islamisme.
— Ton mari, reprenait le musulman, a été tué avec les autres Arméniens. Par conséquent, de ce côté, tu es libre.
— Ce ne sera qu’à la fin des troubles actuels, répliquait la chrétienne, que la vérité sur la mort de mon mari pourra être connue d’une manière certaine. En attendant, je ne puis contracter d’autres liens. Telle est la loi de notre religion. Dieu me punirait en y manquant. <p.309>
Il fallut du courage à cette jeune femme pour tenir ce langage autour de ces lions musulmans qui ne pardonnent pas la résistance à leurs passions. Il patientait avec elle parce qu’il avait la conviction qu’elle ne lui résisterait pas toujours. La jeune femme finit par s’évader de chez lui, mais c’était au plus fort de la persécution. Elle ne put trouver de refuge et fut reprise par son maître. Sans crainte devant ses séductions comme devant ses menaces, elle continua à lui tenir le même langage. Pour se soutenir dans ses luttes, elle allait parfois en cachette à l’église où elle se munissait des sacrements. Elle fit encore cinq évasions sans plus de succès que la première fois… On put enfin la retirer du danger en l’éloignant du pays ».
[Positio, pp. 360-364]
[On est dans la seconde moitié de juillet 1915. Ibrahim Kaspo a seize ans. Son père et ses deux frères ont été déportés dans le premier convoi du 11 juin].
« Ils donnèrent l’ordre à quelques familles, parmi lesquelles la nôtre, de se préparer au départ. Il y avait aussi deux familles de syriens catholiques, Mamâr Baâshi et Duqmäq [Mamarbachi et Dokmak]. On nous donna un délai de 24 heures pour nous préparer. Nous étions moi, ma mère et mon frère Abdul-Karîm. Memdouh bey venu, il enregistra nos noms et nous fit donner des ânes pour la marche et la charge. Nous emportâmes quelques effets et nous mîmes en marche vers la direction ouest de la ville, via Uqba. Une fois sortis de la ville, Memdouh bey demanda à tous de lui livrer les bijoux et l’argent qu’ils possédaient. Certains avaient caché quelque sommes. Il prit son butin et la marche continua. Avant de quitter la maison, le policier chargé d’enregistrer nos noms avait pris tout ce qu’il voulait selon son bon plaisir.
En marchant dans la rue d’Uqba, nous aperçûmes les premiers résidus d’un homme brûlé. Mais il avait les mains entières… Les ânes que nous avions reçus étaient émaciés, incapables de supporter la charge. On parcourait le chemin avec nos provisions de route. Une fois en campagne, que voyons-nous ? Des gens sur le point d’expirer, d’autres qui ont à peine expiré ; d’un côté des monceaux d’os, des restes de pieds et de mains non brûlés… La chaleur était suffocante, la terre désertique, sans trace de plantes et de verdures. Le soir venu, nous passons la nuit à la belle étoile, au clair de lune. Nous nous levons de bon matin et poursuivons la route vers Ras-ul-Aïn. Aux premières lueurs de l’aube, nous commençons à apercevoir des cadavres sur le chemin. La puanteur augmentait avec l’augmentation de la chaleur. Elle provenait des puits pleins de cadavres des gens massacrés. <p.310>
à midi, nous voyons de loin des cavaliers avancer vers nous. Saykhûs était le chef de ce convoi. C’était un lieutenant. Un des soldats qui nous accompagnaient nous apprend qu’il est venu nous protéger. Lorsque la cavalerie avance vers nous, nous commençons à prier, à réciter l’acte de contrition et à nous préparer à la mort pour rejoindre les quantités de cadavres qui nous entouraient. Mais le chef ordonne de sonner la trompette et les soldats nous encerclent. On avançait dans ces steppes brûlantes et voilà que le groupe de la cavalerie nous quitte pour se diriger ailleurs. Alors nous sentons que nous sommes sauvés. Mais la faim et la soif nous accablaient. Elles étaient si aiguës que des soldats s’évanouirent. Nous marchâmes ainsi jusqu’à un endroit appelé « Djardjab » où il y avait de l’eau. Ce Djardjab est une rivière courante l’hiver et sèche l’été. Il y reste ça et là, aux points les plus profonds, un peu d’eau, durant un certain temps, mais une eau dégoûtante, de couleur brune, et puante, avec des saletés en surface. Nous nous jetâmes sur cette eau et bûmes avec goût et voracité. C’était comme si je n’avais jamais bu de ma vie une eau plus délicieuse.
C’était vers l’après-midi. Après une brève détente, nous poursuivons la marche vers Ras-ul-Aïn. Le soir venu, nous recevons encore l’ordre de passer la nuit à la belle étoile, jusqu’à l’aube. Ensuite nous poursuivons la marche vers Ras-ul-Aïn, où nous arrivons à la fin du jour. Mais qu’y avait-il à Ras-ul-Aïn ? Milliers et milliers de femmes, de vieillards et d’enfants arméniens, dans ce vaste désert, parmi des bédouins et des Circassiens. Ils ne disposaient que de l’eau du fleuve Khabour. Je me souviens d’un soldat qui offrit un plat de nourriture à une jeune fille arménienne. Elle dévorait inconsciemment, sans tenir compte de personne…
Ma mère avait caché dans ses vêtements un peu d’argent. Nous mangions nos provisions de route et achetions ce qu’on trouvait à des prix exorbitants. Ne me demandez pas où nous dormions ou vivions ! Au lever, le matin, la puanteur était mortelle. On voyait les Circassiens violer les jeunes filles arméniennes transportant leurs jarres pour aller puiser de l’eau au fleuve Khabour. Nous restâmes à Ras-ul-Aïn près d’une semaine. Après quoi le gouverneur fit proclamer dans le village qu’il y avait possibilité d’aller à Alep pour qui le voudrait. Mais où trouver l’argent ? Le billet d’un seul voyageur en train pour Alep coûtait une livre ottomane ! En tous cas, ceux qui avaient pu cacher quelque chose purent le trouver.
Le matin, nous emportons les quelques effets que nous avions et nous nous dirigeons vers la gare du chemin de fer. Je pense qu’on était au début du mois d’août 1915. Nous arrivons à Alep dans l’obscurité. Mais le bon Dieu nous envoya une personne qui connaissait le cousin de mon père, Saïd Kaspo. Venu à la gare, il nous accompagna chez lui. cette nuit-là nous dormîmes d’un sommeil tranquille. Les jours suivants, nous <p.311> voyons les cours des églises et des écoles fourmiller d’Arméniens provenant de la province de Cilicie. Après avoir été les hôtes de l’oncle pour quelques temps, nous trouvâmes une petite chambre où loger.
Le typhus et autres maladies faisaient rage. Où trouver l’argent pour nourrir toutes ces foules qui mouraient dans les impasses et les rues ? La police les poursuivait et après les avoir rassemblés dans le quartier Karelek, les conduisait dehors dans le désert. Là c’était leur tombeau. Le quartier Karelek devint un marché pour vendre et acheter les Arméniens. Une mère vendait son fils au plus vil prix, ignorant si elle le confiait à un être humain pour qu’il survive, ou bien pour en recevoir le prix, vivre quelques jours et ensuite mourir. Quant à nous, Mardiniens, la langue arabe nous sauva de ces calamités et nous nous mîmes à travailler ça et là pour pouvoir vivre. Mon père avait ramassé l’argent et les objets précieux que nous possédions et les avait remis à Monseigneur Israël Audo, l’évêque chaldéen et il faisait, non sans difficulté, transférer l’argent à Alep. Le mari de ma sœur aînée était syrien catholique. Ma petite sœur, âgée de six ans, était restée chez eux à Mardin. Plus tard, ma tante Karima, qui est syrienne, elle aussi, l’amena avec elle et elle resta avec nous.
Nous cherchions du travail pour notre subsistance, car l’argent dont nous disposions s’épuisait. J’ai travaillé, par exemple, chez un pâtissier. Il me plaçait quelques gâteaux sur un plateau que je devais aller vendre en criant. J’avais grand honte de ces cris… Mais avec le temps nous nous habituâmes à la pauvreté et à la misère…» [ à Alep, Ibrahim Kaspo rencontre d’autres déportés venus de Mardin. Il apprend que certains ont été conduits à Deir-es-Zor, que d’autres ont été transportés en train dans les coins les plus reculés de Syrie ; que quelques-uns ont pu s’établir à Alep, mais que ceux qu’on emmenait au quartier Karelek, à Alep, étaient ensuite conduits dans les camps de concentration de l’Euphrate et tués].
Ces textes sont traduits de Al qouçara, pp. 226-237 [tr. B.]
Ils ne peuvent être repris littéralement et je les ai résumés et aménagés.
Après le massacre du premier convoi, Hadj Kouzi, qui est un ami intime de la famille se rend chez Abdelmassih Noujaïm. Celui-ci a été tué et il propose à sa femme, Sophie, de la protéger en l’emmenant chez lui avec ses deux fils, Yakoub, neuf ans, et Youhanna, huit ans. Sophie accepte, lui remet quarante livres turques et des bijoux et les clés de sa maison et du magasin de son mari. Hadj Kouzi fait ensuite vider maison et magasin. Une semaine plus tard, Maryam, la fille d’Abdelmassih vient prendre des nouvelles de sa mère et de ses frères. Son hôte <p.312> lui dit qu’ils sont dans le jardin et qu’elle ne peut les voir. Elle rentre chez elle, inquiète. Trois jours plus tard, elle revient pour se faire insulter et claquer la porte au nez. Le lendemain, elle insiste. Les Kouzi deviennent agressifs et la menacent. Elle apprendra plus tard ce qui est arrivé à sa mère et à ses frères. Ils ont passé une nuit dans la maison de leurs hôtes, puis ont été tués et leurs corps ont été abandonnés aux portes de la ville [Cf. également « Mémoires de A.Y. B. », art. cit., p. 288].
Cet Arménien de Mardin est à Tell Armen au moment des arrestations. Pour revenir chez lui, il se déguise en femme et part à cheval. à Aïn Abdal, il est repéré par des Kurdes mechkaouieh qui lui prennent son cheval et son argent, mais le laissent libre de rentrer chez lui. Il parvient à Mardin et se réfugie chez Mansour Sahhar. Un jour, deux amis kurdes mechkaouieh – Mesto ibn Badou et son fils, Ibrahim – viennent le voir et lui conseillent de fuir vers le Sindjar. Il leur fait confiance et fait venir son fils, Mikhaïl, un jeune homme revenu d’Amérique quelques semaines avant. Tous deux partent pour El Khas, un village kurde appartenant au clan Chahatna et ils descendent chez leur ami, Khodr Abdel-Razak. Ils y passent la nuit et, au petit matin, Khodr et son frère les emmènent en dehors du village, les tuent et racontent à leur retour qu’ils les ont guidés vers le Sindjar.
Nasri Hammal est un vieillard, un notable de la communauté syrienne catholique. Ses trois fils, Iskandar, Philippos et Abd el-Massih, ont été arrêtés. Quelques jours après, le 7 juin, un Kurde dachi : Saleh, un policier, Makhi, d’autres musulmans, Gino el-Kazaz, son neveu et Abdel-Salam el-Raouda, viennent à sa maison en compagnie de Philippos. Ils entrent et demandent à Nasri de leur remettre son fusil. Pour prouver qu’il aurait bien un fusil, ils lui montrent un étui. Nasri leur répond : « Je ne sais si nous possédons ou non un fusil. Si ce que vous dites est vrai, amenez Philippos pour qu’il vous donne ce que vous demandez ». Ils menacent le vieillard, puis l’un d’eux revient avec Philippos à qui il demande de sortir le fusil de sa cachette. Philippos demande de quel fusil il s’agit. Ils le jettent alors à terre et le frappent, ainsi que son père. Comme ils s’acharnent sur eux, les deux hommes s’évanouissent. Leurs bourreaux les ligotent et les emmènent à la mosquée el-Darran, au sud de la ville. Là, ils leur bandent les yeux, prennent leurs fusils et tirent en l’air. Puis ils ramènent Philippos en prison et Nasri chez lui. Plus tard, Tewfik el-Ansari, le policier Hakki, le cadi Ayo el-Mechkaouieh retournent chez Nasri avec d’autres hommes. Ils <p.313> continuent à réclamer ce fusil que Nasri ne possède pas et menacent de l’emmener en prison rejoindre ses enfants. Ceux-ci sont déportés avec le premier convoi d’hommes du 11 juin, et donc tués.
Le jeudi 10 juin, le plus jeune fils de Nasri, Naoum, est arrêté à son tour. Il part avec le second convoi et revient de Diarbékir après l’amnistie offerte aux survivants de ce convoi. à Mardin, les syriens sont séparés des Arméniens, puisqu’ils doivent être libérés. Memdouh garde Naoum en prison. Des policiers tentent de le joindre au convoi du 2 juillet, mais il reste en prison parce qu’il verse des pots-de-vin à Memdouh. Le 16 juillet, des soldats vont chez Nasri : s’il veut qu’on libère Naoum, qu’il paie. Il leur remet quarante-trois livres et demande un reçu. Ils lui disent d’aller le demander à Memdouh, ce qu’il fait. Memdouh l’insulte et le fait emprisonner avec Naoum. Il est à peine arrivé à la prison que Nouri el-Bitlissi lui extorque l’argent qui lui reste. Finalement, Nasri remet mille cinq cents livres pour que Naoum et lui soient libérés. Entre temps, sa fille, Malika avait intercédé en faveur de son père et de son frère auprès d’Ahmed Bachar auquel elle remit cent livres environ. Apprenant cela, Memdouh se fâche et réclame à Nasri deux cents livres supplémentaires – il vient de payer les mille cinq cents livres exigées. Nasri demande qu’on fasse venir Malika pour qu’il lui dise ce qu’elle doit faire. Lorsqu’elle arrive, Memdouh fait monter Nasri et son fils dans la salle de tortures et les menace de bastonnade. Nasri paie les deux cents livres demandées. Le 4 août, il est libéré, mais Naoum reste en prison jusqu’au 15 août. Il est a été emprisonné cinquante huit jours ».
(Al qouçara, trad. [B], p. 440)
« Le soir du vendredi 4 juin, je suis allé à la maison Battané. Ils pleuraient. L’un d’eux, Francis, était rentré de Diarbékir et avait raconté les horreurs qui y étaient commises. Deux heures après le coucher du soleil je les ai quittés. à peine arrivé devant la maison Djinandji, dix soldats m’ont entouré. Ils ont commencé à me frapper, puis ils me conduisirent au couvent des sœurs franciscaines. Ils attachèrent mes pieds et m’y donnèrent quatre cents coups. Ensuite ils versèrent de l’eau sur moi. Puis Saïd, le yarmouk, fit apporter du vinaigre avec lequel il lava mes blessures. Il me fit boire de l’alcool et me donna à manger jusqu’à ce que mes forces reviennent. Il ordonna alors à deux soldats de me ramener chez moi.
Le matin du lundi 7 juin, je suis passé devant l’église Saint-Joseph. Les soldats m’ont attaqué et m’ont frappé de leurs armes. Je leur ai montré le document que je portais [un sauf-conduit] et ils m’ont relâché. Je suis rentré <p.314> chez moi en rampant comme une tortue. La nuit tombée, je suis allé avec d’autres amis à la maison des Américains où je suis resté jusqu’à la mi-septembre [chez le révérend Andrus]. Les soldats ont appris que j’étais là, ils m’ont arrêté et m’ont conduit avec 227 autres chrétiens dans les villages des environs de Diarbékir pour faire la moisson. En fait, arrivés à Diarbékir, ils nous ont emmenés à la prison, nous ont déshabillés, nous laissant à peine vêtus. Puis ils nous ont fait descendre dans les caves de la prison et nous ont montré des paniers, pleins de dents, d’oreilles, de doigts, de nez etc. Nous ayant ainsi effrayés, ils nous ont dispersés dans les villages. Je suis allé avec Rizkallah, Karoum, Francis Debs, Ibrahim et deux autres à Toula, le village d’Abdelmassih Sabbagh. Au milieu d’octobre, nous avons vu environ 10 000 Arméniens de Trébizonde et ce qui leur est advenu : ils ont tous été égorgés avec les serpes servant à couper les plans de tabac. Ils ont violé les femmes, les ont tuées et les ont éventrées pour trouver de l’or dans leurs viscères. Un second convoi de 16 000 personnes est arrivé de Mouch et de Kighi. Toutes furent égorgées.
Nous avons continué à travailler jusqu’en décembre. Ils nous ont alors conduits à Khank puis à Myafarkin. Le kaïmakam ordonna à chacun de nous de prendre trente kilos de blé sur son dos et de le porter à Séert. Nous avons marché comme des bêtes de somme dans la neige. Sur la route, 28 personnes sont mortes. à Séert, j’ai fini seul et suis resté jusqu’à l’arrivée des Allemands. Alors, je suis descendu travailler avec les ouvriers jusqu’à la fin de la guerre ».
« Après la déportation des miens, j’ai fui vers le Sindjar. Je me suis habillé en femme et me suis dirigé vers la maison d’El-Madoub. Près de la grande mosquée, Farès Hammo me repéra. Il tenta de m’arrêter et appela ses amis pour l’aider. J’ai retiré mon vêtement et mes chaussures et pris la fuite. Trois soldats m’ont rattrapé. Je leur ai demandé de me tuer tout de suite, mais ils m’ont conduit au poste de police. à la tombée de la nuit, Memdouh, Bedreddine et Herroun m’ont interrogé pour que je leur révèle la cachette de mon frère Saïd. Ils m’ont alors demandé cent livres. J’ai accepté. Pour me faire comprendre ce que je risquais en fuyant, ils ont été chercher un jeune Arménien qu’ils ont tué devant moi et qu’ils ont jeté dans un puits. Je leur ai versé vingt-cinq livres et leur ai promis de payer le reste après qu’ils m’auraient relâché. Cette nuit-là, je me suis enfui, j’ai rejoint les Tcherkesses [Circassiens] et je suis allé avec eux au Sindjar. Mon frère Daoud, lui, a été trahi par les Kurdes Mechkaouieh qui l’avaient accueilli. Il a été envoyé en prison et tué un mois après ». <p.315>