Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV), Livre I ► troisième partie, Mardin dans la guerre mondiale.
Avec l’amnistie accordée par le sultan, le programme d’élimination des Arméniens de Mardin mis au point par le comité d’exécution a pris du retard sur le reste du vilayet et sur les autres provinces orientales d’Anatolie où il se poursuit sans répit. A la fin juin, un cinquième seulement des personnes visées sont tuées. Le 2 juillet, un troisième convoi d’hommes de 600 hommes emmène vers la mort une partie des survivants arméniens du second convoi restés en prison à Mardin : ils sont massacrés près des murailles de la ville. Mais le reste de la communauté arménienne n’a pas encore été déporté, alors que dans le reste du vilayet et dans les autres vilayet orientaux la déportation est presque achevée. Le responsable de ce retard est-il le mutessarif, Chafik bey ? Le père Rhétoré le tient pour « un homme droit et juste qui n’accepta pas d’être gouverné par le Comité d’exécution ni de voir les iniquités qui se commettaient alors sans avoir le droit de s’y opposer »1. De même qu’il a manqué Hilmi bey, Rechid ne parvient cependant pas à faire tuer Chafik bey, mais seulement à le faire muter. En août, celui-ci est nommé gérant du vilayet de Bagdad – secrétaire du vali (mektoubdji), dans ce cas vali intérimaire2. Bedreddine ne devient mutessarif de Mardin qu’en septembre. Cette nomination tardive ne semble pas avoir d’influence sur le plan du comité d’exécution qui dispose d’une totale autonomie. Entre le départ de Chafik et la nomination de Bedreddine, c’est l’aide de camp de Rechid, le Circassien Chakir, qui assure l’intérim du mutessarifat. Il est assez difficile de savoir quand Bedreddine est présent à Mardin, quand il retourne à Diarbékir entre juin et août 1915 et qui prend les décisions en son absence, Memdouh ou Tewfik, mais probablement pas Chakir.
La reconstitution des étapes de cette tragédie découvre l’architecture du crime qui est élaborée par un trio infernal, animé par la haine, la cupidité et la cruauté : Bedreddine, Memdouh et Tewfik. Bedreddine est sans doute le plus haineux, Memdouh le plus cupide et Tewfik le plus cruel, mais ils sont tous trois d’abjects criminels. Ces trois hommes disposent d’un pouvoir absolu que leur a délégué Rechid, lui-même envoyé dans le vilayet par le comité central de l’Ittihad et par Talaat. Ils coiffent les autorités civiles et militaires. Ils ont pour mission de tuer tous les Arméniens <p.140> et ils ont carte blanche pour les moyens à adopter. Si quelqu’un manifeste son indignation ou émet une réserve sur les moyens employés, ils le menacent et lui rappellent le sort des fonctionnaires réticents [récit M2d] – Rechid a déjà fait tuer deux kaïmakam, et cela se sait. Ils sont les artisans de la terreur qui règne sur Mardin depuis mai 1915. Soldats, gendarmes, policiers et miliciens d’AlKhamsine – ce sont souvent des hommes de plus de cinquante ans, trop âgés pour être enrôlés dans l’armée – exécutent leurs ordres sans sourciller. Les trois hommes tiennent en main les tribus kurdes déjà travaillées par le député, Hassan [Feyzi]. Ils ont négocié avec elles le partage des tâches et du butin, mais, au moment de l’exécution, des disputes surviennent souvent entre leurs hommes et les Kurdes. En principe, le trio se réserve l’argent, les bijoux et les pierres précieuses, les soldats se partagent les vêtements de leurs victimes et leurs derniers bagages, et les Kurdes font leur choix parmi les femmes et les enfants qu’ils peuvent garder ou revendre. Au moment du partage entre les soldats et les Kurdes, des bagarres surviennent parfois. L’essentiel, les biens meubles et immeubles, revient au gouvernement, mais les trois coquins prélèvent largement leur part.
Au début de juillet, Bedreddine et ses deux complices poursuivent le « nettoyage ethnique » des Arméniens de Mardin. Ils mettent au point un système d’extorsion des riches familles arméniennes de la ville. Ces familles ignorent encore le sort des déportés du premier convoi d’hommes et, en dépit de l’inquiétude légitime qui les ronge, elles continuent à les espérer en vie : « L’une des plus notables familles arméniennes, celle des Djinandji, après le transfert de son chef à Diarbékir avec le premier convoi d’hommes, se condamna à ne manger que du pain sec, des lentilles et des oignons crus pour obtenir du ciel le relâchement de leur cher prisonnier. Tous, grands et petits, furent fidèles pendant un mois à cette pénitence qui, hélas ! ne leur servit que de préparation à la mort »3.
à partir du 13 juillet, Memdouh convoque les femmes de ces notables et leur propose de sauver leur vie et celle de leur famille en versant au « gouvernement » – en fait, à lui et ses complices – une rançon qu’il a fixé, avec l’accord de Bedreddine, à 1 000 livres turques4. Après négociations, <p.141> le prix est abaissé à 750 livres turques – soit à 17 500 francs français. Pour les autres familles, le chiffre est négocié entre 300 et 700 livres turques. Pendant trois jours, les dames paient et continuent à payer, car Memdouh revient à la charge le lendemain en expliquant que des complications sont survenues, mais qu’il parviendra à arranger les choses si elles continuent à verser telle somme5. Dès le soir du 14 juillet, il imagine un subterfuge. Il présente à ses victimes un faux télégramme envoyé de Diarbékir, supposé rédigé par les déportés du premier convoi au vicaire général arménien catholique et ainsi rédigé : « Sommes en vie. Naoum Djinandji, Antoun Kaspo, Scander Adam »6.
Le jeudi 15 juillet, des policiers ordonnent à ces dames arméniennes de se tenir prêtes à partir le lendemain avec toute leur famille pour rejoindre leurs maris. Elles sont libres d’emporter de l’argent, des bijoux et des effets personnels ainsi que des provisions pour trois jours de route. Les policiers leur annoncent que le gouverneur offre aux douze plus riches familles une voiture et à d’autres des chevaux afin qu’elles voyagent dans les meilleures conditions. Ils garantissent leur sécurité : elles seront escortées par des policiers et des miliciens. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, les maisons des familles arméniennes les plus aisées sont cernées par la police. Une voiture s’arrête devant leur porte et elles sont invitées à y monter avec tous les membres de leur famille. La première maison assiégée est celle de la famille Djinandji, voisine de l’église syrienne catholique. Vers minuit, les dominicains réfugiés au patriarcat catholique voient Madame Ohanné [Chammé] Djinandji, l’épouse de Naoum Djinandji, s’agenouiller avec ses filles sur la terrasse de leur maison et incliner la tête devant Monseigneur Tappouni qui, les surveillant de sa fenêtre, les bénit7. Sachant que leurs demeures seront pillées après leur départ, les dames arméniennes font distribuer aux pauvres tout ce qu’elles peuvent sans éveiller les soupçons des policiers qui les surveillent.
Puis vient le tour de la maison Kaspo, l’une des plus riches de Mardin. Elle se compose de quatre frères dont les trois derniers ont déjà été arrêtés. L’aîné, le chef de la maison, Boghos Kaspo, a réussi à échapper en se cachant et en versant de fortes sommes – des milliers de livres or. Il est arrêté avec son cousin, Chukri Kaspo, et une quarantaine de personnes de sa famille, des grands-mères aux petits enfants. Les policiers <p.142> vont d’une maison à l’autre. Ils connaissent bien les familles arméniennes. Les notables qui avaient échappé aux coups de filet de juin sont emmenés cette nuit-là avec leurs femmes et leurs enfants : de la maison des Djinandji, Petros, Tigrane et Hanna effendis8 ; de la maison des Boghos, Philippe et Boghos effendis ; de la maison des Naami, Selim et Nasri effendis ; de la maison des Chalemmé, Fattothé, Philippe, Petros et Michel effendis ; ainsi que le vicaire général de l’évêché arménien, le père Ohannès Sarian, un prêtre de 90 ans9. Sont aussi arrêtées : les familles Adam, Tcherma, Kandir, Maloyan – la mère de Monseigneur Maloyan, Thérésia, est emmenée avec une vingtaine de ses enfants et petits-enfants, dont la belle-sœur de l’évêque, Hanné [la femme de son frère Malallah, exécuté avec lui]10. Les femmes et les jeunes filles portent un voile blanc sur la tête, selon l’usage des personnes en voyage. Dans la maison des Boghos qui comprend 38 personnes, les soldats voient une double rangée de 16 jeunes filles descendre l’escalier du salon et s’acheminer vers la porte de sortie, un voile de mousseline blanche sur la tête et un cierge allumé à la main. Cette « procession aux flambeaux » avance lentement et calmement. Ces femmes savent qu’elles vont à la mort. Après avoir évacué les maisons des notables, les policiers posent les scellés sur les portes. Ils reviendront plus tard s’emparer du butin et le partager entre eux.
Ce convoi composé des familles de notables – hommes survivants, femmes, enfants, personnes âgées – quitte Mardin le 17 juillet à deux heures du matin. Il est composé de voitures et de montures et comprend 250 personnes – neuf familles. Memdouh les attend à la sortie de la ville. Il fait arrêter le convoi et se fait remettre l’argent et les bijoux. Il explique à ses victimes qu’elles vont à Alep rejoindre leurs maris, mais qu’elles risquent d’être dépouillées en route par des bandits kurdes ou arabes. Leur argent et leurs bijoux leur seront restitués dès leur arrivée. Puis le convoi repart, sous la conduite de Chakir et de Tewfik, tandis que Memdouh s’en revient avec son butin. Les déportés se dirigent au sud-ouest, vers Ras ul-Aïn, en empruntant la route de Tell Armen. Monsieur Petros Djinandji parvient à lancer de sa voiture son enfant de trois ans dans les <p.143> bras d’une villageoise chrétienne qui l’adoptera. Mais le bébé meurt trois mois plus tard11. Après deux heures de route, le convoi est arrêté à Harrin par des miliciens qui obligent les déportés à se dévêtir : ils cherchent de l’argent jusque dans les ourlets des robes.
Le soir du 17 juillet, le convoi arrive au village kurde d’Abdul Iman, à sept heures de Mardin, près de Tell Armen. Ce village est la propriété d’Osman agha, de la tribu des Khaladjié. Arrivent alors, dans un tourbillon de poussière, 70 cavaliers, venus de Véranchéhir sous la conduite de Khalil bey, le fils d’Ibrahim, chef des Milli. Après la mort de son père, Khalil avait poursuivi sa politique de tolérance. Puis Tewfik bey était venu à Véranchéhir organiser la mise à mort des chrétiens et Khalil, dans la perspective d’un riche butin, s’était soumis aux ordres du gouvernement12. Cette fois-ci cependant, averti du passage du convoi, il demande un sauf-conduit pour des Arméniens amis. En effet, plusieurs déportés les ont bien connu, lui et son père. La famille Djinandji, en particulier, entretenait encore récemment des relations cordiales avec lui. Les Djinandji pensent qu’il vient les sauver. Leur espoir est vite déçu. Tewfik s’entretient avec Khalil. Il le dissuade d’aider la famille Djinandji. Khalil reprend avec ses cavaliers la route de Véranchéhir.
Quelques heures après, à la tombée de la nuit, Tewfik ordonne à Boghos Kaspo, à Tigrane Djinandji et au beau-frère de celui-ci de monter dans une voiture qui s’éloigne, encadrée par des soldats. Peu après, derrière un vallonnement, la voiture s’arrête. Les trois hommes descendent et sont poignardés. Les autres hommes sont séparés du convoi et tués. Une bande de Kurdes s’abat alors sur le reste du convoi pour le piller et faire son « marché » parmi les femmes et les enfants. Les soldats tirent sur eux pour les éloigner, mais ils tuent surtout des déportés. Soldats et miliciens s’entendent ensuite avec les Kurdes pour partager le butin. Le massacre commence alors. Les exécuteurs procèdent méthodiquement. Chaque famille est appelée séparément et conduite en voiture à distance du village. Les policiers arrachent les petits enfants à leurs mères et les remettent aux Kurdes. Les femmes et les jeunes filles sont ensuite dépouillées de leurs vêtements – ce qui évite de tacher les vêtements et rend plus difficile une identification des cadavres – et tuées à l’arme blanche ou par balle par les soldats. Ces femmes se sont préparées à mourir. Elles refusent toutes d’abjurer leur foi. Une seule, effrayée à la vue des cadavres de ses compagnes, aurait demandé l’aman et se serait convertie à l’islam13. La famille Chalemmé est tuée la première. Le cheikh <p.144> Taher-el-Ansari veut violer Madame Chalemmé. Elle le repousse et il la tue14. Puis vient le tour de Madame Ohanné [Chammé] Djinandji. Elles a les mains coupées et la tête tranchée [récit M2a]. Sa fille, Fahima, est poignardée. Madame Rosa Adam, femme de Chafik Adam – de la famille Tchelabian de Diarbékir – crie à ses bourreaux : « Pourquoi permettez-vous aux Kurdes de ravir nos nourrissons ? Protégez-nous ou bien massacrez-nous afin de nous sauver de vous et de ceux-là »15. Hélène Adam, une femme de quarante-cinq ans dont le mari et les deux fils ont été tués, prie les tueurs d’épargner ses filles, ses belles-filles et leurs enfants. Elle est tuée, mais plusieurs de ses enfants sont enlevés par les Kurdes, dont un petit garçon d’un an et demi qui sera retrouvé et racheté16. La femme de Chukri Kaspo est enlevée avec sa fille par un Kurde qui la vendra à un arabe [récit M2b]. Un récit détaillé de ces exécutions sera fait au père Armalé et aux trois dominicains par la belle-sœur de Monseigneur Maloyan, Hanné (Jeanne), qui parvient à s’échapper et revient à Mardin après avoir vécu treize mois dans un village kurde [récit M2c]. Puis les Kurdes repartent avec leur lot d’enfants, tandis que miliciens et policiers emportent les robes de soie et les chemises de dentelle. Vers minuit, leur travail achevé, les tueurs reprennent à cheval ou en calèches le chemin de Mardin.
De retour à Mardin, Memdouh fait savoir que les dames arméniennes sont arrivées à Ras ul-Aïn, d’où elles se rendront à Alep rejoindre leurs maris. Le 18 juillet, on l’a pourtant vu revenir portant sur son cheval deux gros sacs. Memdouh a une servante arménienne. Il craint qu’elle ne soit informée des profits qu’il tire de ses extorsions et de ses meurtres. Un jour, il la charge d’aller faire une course pour lui à Diarbékir. Elle est tuée en chemin par les gendarmes qui l’escortent. Memdouh fait télégraphier de Diarbékir qu’elle est bien arrivée et salue ses amis17.
Le quatrième convoi d’hommes comprend 300 Arméniens catholiques, dont les survivants arméniens du second convoi qui n’ont pas été déportés et tués avec le convoi du 2 juillet – date du troisième convoi sur lequel on ne possède guère d’informations18. Quatre prêtres survivants sont incorporés dans ce quatrième convoi : Nersès Tcheroyan, Meguerditch Kalioundjian, Vartan Haddadian et Minas Naamian ; ainsi que trois autres prêtres arméniens : les abbés Stéphane Holozian, Boghos <p.145> Chadian et Agop [Hagop] Tell-Arménarian, desservant de la paroisse de Tell Armen19. Les déportés quittent Mardin le 27 juillet et sont conduits à Dara, un village situé à un journée de marche de Mardin, au milieu des ruines de l’ancienne cité : « Dara, l’ancienne cité fondée par le roi de Perse Darius, n’est plus aujourd’hui qu’un mauvais village perdu au milieu des ruines de l’ancienne cité. Sous ces ruines et dans les alentours sont d’immenses citernes qui servaient de réservoir ou peut-être de prison dans la ville primitive. Les massacreurs turcs trouvèrent ces citernes fort bien adaptées pour y faire disparaître leurs victimes et Dieu seul sait les milliers qu’ils y précipitèrent. Un mot : « je suis musulman » aurait pu sauver ces trois cents hommes de la mort. Aucun d’eux ne dit ce mot et ils moururent en chrétiens avec leurs prêtres qui avaient soutenu leur courage par leurs exhortations et les secours religieux qu’ils leur avaient donnés. Après avoir été égorgés, assommés, percés de khandjar [poignards], ils furent précipités dans les citernes de Dara »20.
En général, les assassins, après avoir tué leurs victime, jettent les corps dans des citernes ou des silos qui se trouvent dans des champs. Il arrive que des hommes, n’ayant été que blessés, se réveillent parmi les cadavres et tentent de sortir de ces puits. Ils ne peuvent appeler au secours, de peur d’être achevés. Deux survivants racontèrent dans quelles horribles conditions ils parvinrent à s’échapper [récit M3a].
Seuls restent vivants parmi les Arméniens du second convoi ramené à Mardin, 25 personnes malades qui ont été incarcérées dans la forteresse où leurs geôliers les extorquent régulièrement. En août, ils sont emmenés hors de la ville et tués. Plus tard, un autre convoi de 30 jeunes Arméniens se dirige vers Nisibe. Les soldats tentent de les convertir. Ils sont tués et les soldats les dépouillent de leurs vêtements qu’il vendent au bazar de Mardin21.
Plusieurs groupes de soldats arméniens désarmés restaient en vie. Ils sont systématiquement assassinés. On tue en même temps, les membres de leurs familles. Le docteur Louis Markézé sert dans la 3e armée. Il n’est pas arrêté, mais son père et le reste de sa famille est déporté et ses biens sont saisis22. Le 12 août, dans les jardins de Zennar, derrière la forteresse de Mardin, 50 soldats arméniens sont massacrés ; leurs corps sont <p.146> jetés dans un puits. Le 24 août, au pied du couvent de Mar Michaël [Saint-Michel], à dix minutes de Mardin, douze soldats arméniens sont massacrés23. Plusieurs hommes de Mardin sont employés comme ouvriers pour assurer des transports ou construire des routes. 17 maçons chargés de construire le minaret de la mosquée El-Chahia, ont été contraints de se convertir à l’islam. Comme on a besoin d’eux, ils ne sont tués qu’en octobre 191524.
L’élimination des familles arméniennes de Mardin se poursuit de la fin de juillet à la fin d’octobre 191525. Chaque semaine, des convois emportent des familles entières. Tous les convois ne sont pas anéantis, si l’on en juge d’après le témoignage d’Ibrahim Kaspo qui quitte Mardin à la fin juillet avec sa mère et son frère, Abdul Karim, avec deux familles de syriens catholiques, Mamarbachi et Dokmak – c’est le deuxième convoi de familles arméniennes. Il parvient à Ras ul-Aïn et gagne Alep. Il doit sans doute sa survie au fait qu’il parle arabe et que son père est parvenu à transférer de l’argent à Alep [récit M5]26.
Le troisième convoi de familles arméniennes de Mardin, d’environ 600 personnes, quitte la ville le 10 août. La chaleur est accablante. Les déportés sont conduits dans le désert, sans eau, jusqu’au village kurde de Kikié, à neuf heures de Mardin. Plusieurs personnes sont déjà mortes d’inanition ou ont été exécutées. A Kikié, des Kurdes les attendent. Ils font leur choix parmi les femmes et les enfants et se préparent à tuer les 300 survivants. Trente de leurs victimes, déjà déshabillées, attendent la mort lorsqu’une dispute éclate entre les Kurdes et les soldats. Les femmes s’enfuient et se cachent dans des ravins du désert, loin de toute habitation. Les <p.147> jours suivants, un rescapé d’un autre convoi, qui cherche à rejoindre Mardin, les rencontre. Il leur fait parvenir des vêtements et du pain. Mais plusieurs sont déjà mortes ; d’autres ont été reprises par les Kurdes27.
Des rescapés d’un autre convoi racontent au père Rhétoré l’exécution de deux jeunes filles, Catherine Sarkis et Zakia Makhoulé, deux amies qui descendent de Mardin vers le désert en récitant à voix haute les prières qu’elle ont apprises à l’école des Sœurs. Près d’elles marche, fusil à l’épaule, un soldat. Ces prières l’agacent. Il leur crie de se taire. Elles interrompent leurs litanies puis elles reprennent, en langue arabe – une langue que le soldat connaît – la récitation du Rosaire, en élevant progressivement la voix. Le soldat les abat de deux coups de fusil. Les deux jeunes filles restent allongées le long de la route, leur chapelet à la main. Le convoi qui emmène les parents de Catherine et de Zakia est lui aussi anéanti28 [voir également récit M3b, Marro Tapik]. Il s’agit peut-être du convoi de 300 femmes et enfants qui, parti le 23 août vers Ras ul-Aïn, est détruit à Salakh, à quatre heures de Mardin29. Ce serait alors le quatrième convoi.
Le 15 septembre, un cinquième convoi de 125 femmes et enfants en partance pour Mossoul, est massacré en deux groupes, le premier dans les faubourgs de Mardin, le second près de Harrin, à quatre heures de marche de Mardin. La famille Zalatian est dans ce second groupe. Elle comprend cinq personnes : le père, Nasri ; la mère ; et trois enfants, dont une jeune fille de dix-huit ans, Wardâni (Rosine). Ils sont arrêtés et incorporés dans ce convoi. Les parents exhortent leurs enfants à ne pas craindre la mort. Arrivé à Harrin, le convoi s’arrête et les exécutions commencent. Les victimes doivent se déshabiller. Elles sont amenées au bord d’un puits où les soldats, aidés des Kurdes du village, leur mettent la tête sur un billot. Ils les égorgent et jettent leurs corps dans le puits. Le père de Wardâni est assassiné. Wardâni marche derrière sa mère qui tient son bébé dans ses bras. Elle est enlevée par un soldat, ainsi que son petit frère de sept ans. La mère et le bébé sont tués [récit M4a]. Parmi les 125 personnes du convoi, seule une femme apostasie30.
Quelques déportés de ces convois parviennent cependant à Mossoul ou à Alep. D’Alep, certains descendent en Syrie, vers Homs, Hama et Toufeileh, près de Damas où ils sont contraints de se convertir à l’islam.
Le 17 octobre, la milice fait sortir de la prison des détenus qu’elle gardait <p.148> pour les extorquer. Ils sont tués en dehors de la ville par des Kurdes Mechkaouieh. Une dame chaldéenne se trouve dans ce convoi, Kirkur Anfiji, la fille de Mikhail Izmirli, de la communauté chaldéenne31.
Une femme, emmenée de Mardin au milieu de l’été dans un convoi de plusieurs centaines de personnes et parvenue à s’échapper, fournit un témoignage essentiel sur les méthodes d’exécution et l’organisation du pillage. Tous les membres de son convoi ont été assassinés. Elle raconte qu’avant d’aller à la mort, les victimes étaient dépouillées de leurs vêtements, mais que la plupart des femmes se déshabillaient elles-mêmes de peur que les soldats ou les Kurdes ne les touchent. Elles ne montraient aucune crainte et semblaient apaisées à l’idée de monter au Ciel [récits M4b]. Cette femme ajoute que les victimes étaient tuées près des citernes parce que les meurtriers pouvaient ainsi se débarrasser immédiatement des corps. Lorsqu’elles étaient tuées en plein champ, comme les familles de notables achevées à Abdul Iman, le mode d’exécution variait : armes à feu, khandjar, sabre – les têtes, les seins et les membres étaient alors tranchés. Les femmes enceintes étaient éventrées, les enfants écartelés. Les corps restaient sur place, livrés aux bêtes sauvages [M3c et d ; et M7a et b]32.
Le témoin chaldéen évoque le comportement paradoxal des Circassiens. La plupart viennent de Ras ul-Aïn et ils participent aux côtés des Kurdes aux massacres et aux pillages. Certains cependant sauvent 400 à 500 Arméniens, des hommes, des femmes et des enfants. Ils viennent à Mardin avec leurs bêtes de somme et, la nuit, avec la complicité des gendarmes, quittent la ville avec des chrétiens qu’ils convoient vers le Sindjar, moyennant un versement de dix à vingt livres par personne. Des arabes du Djabour participent également à ce sauvetage d’Arméniens33.
A la fin d’octobre 1915, seuls une centaine d’Arméniens vivent encore à Mardin, des personnes âgées, des infirmes ou des malades. Bedreddine ordonne à Memdouh de les « balayer ». Memdouh objecte qu’ils n’en valent pas la peine. Mais Bedreddine insiste : il faut exécuter les ordres de la capitale. C’est ainsi qu’un dernier convoi quitte le désert qui l’engloutit. Un seul Arménien leur échappe, un homme d’environ 46 ans, nommé Saïd Nâné. C’est un homme riche qui possède des propriétés en ville et à la campagne. Tous ses biens ont été confisqués. Chaque fois que la police est venu l’arrêter, il est parvenu à échapper et on a fini par l’oublier. Il se cache dans un puits desséché de sa maison. Chaque <p.149> matin, sa femme, une syrienne, l’y descend et la nuit le remonte pour qu’il respire librement. Elle lui conseille de se faire musulman, comme l’a fait son frère, afin de vivre tranquille. Bien qu’il soit ruiné et réduit à la misère, il refuse d’abjurer. Après un mois de réclusion, il parle à un prêtre qui lui fait parvenir quelques aumônes34.
En moins de six mois, les Arméniens de Mardin ont été éliminés. Il ne reste qu’une famille « avec tous les avantages de la sécurité et même de la considération de la part des autorités locales ». C’est, écrit le père Rhétoré, « une maison de gens de mauvaise vie. Ce n’est qu’à des Arméniens de cette espèce que le comité réserve ses faveurs, comme le diable ses bénédictions ». Seuls une vingtaine de chefs de famille abjurent pour sauver les leurs. Mais les femmes protestent souvent. La famille est bien inscrite sur les registres comme musulmane, mais contre leur volonté35.
Bien que les premières perquisitions et arrestations aient fait craindre que tous les chrétiens de Mardin soient visés par le plan de déportation, il apparaît, dès la fin juin, que seuls les Arméniens doivent disparaître. A Mardin, du moins, car dans les autres villes et les villages du sandjak, les chrétiens d’autres confessions sont également massacrés36.
Le profit est l’une des raisons de l’extension des perquisitions et arrestations aux autres communautés chrétiennes. Le comité d’exécution met la main sur la totalité des biens arméniens. Maisons, boutiques, magasins et leur contenu, propriétés, églises, couvents, écoles, tout est saisi. Les familles sont à peine expédiées en déportation que les gens du comité se précipitent dans leurs maisons et emportent les meubles, les tapis, le linge, les vases, la nourriture. Ils entassent tout chez eux ou le vendent au bazar. Le père Rhétoré rapporte qu’un voleur fit, par scrupule, mettre sur le sol d’une maison qu’il avait pillée ses propres tapis, usés et déchirés, à la place des tapis de valeur qu’il s’était appropriés37. Les plafonds et les parois sont sondés, le carrelage est retiré à la recherche de trésors cachés. Les pillards en trouvent parfois et les gardent au lieu de les remettre à l’administration ottomane qui considère comme sa propriété les biens confisqués aux Arméniens qu’elle a fait assassiner. Comme le gouvernement n’a pas plus de droit que les pillards sur ces biens, c’est le premier qui les trouve qui les prend. Quelques familles arméniennes confient à des voisins musulmans leurs enfants, de <p.150> l’argent et des biens. Leur confiance est souvent abusée : les enfants sont tués et les biens appropriés. La famille d’Abdelmassih Noujaïm perd ainsi cinq de ses membres38.
Des familles musulmanes venues du nord-est de l’Anatolie occupée par l’armée russe sont installées dans les maisons arméniennes39. Ainsi la population musulmane de Mardin augmente d’un tiers. La ville n’en est pas moins privée pendant longtemps de commerçants et d’artisans. Les nouveaux immigrés n’ont pas les compétences requises pour être menuisiers, serruriers, tailleurs, cordonniers, maçons, charpentiers ou ferblantiers. Certains musulmans murmurent qu’on aurait dû se préoccuper de ces conséquences économiques avant de tuer les Arméniens40. Mais aucune mesure de répression n’est prise. Le père Berré apprend seulement que le mutessarif de Mardin [Bedreddine] envoie après les événements des émissaires auprès des beys kurdes, qui ont conduit leurs tribus au pillage, reprendre les documents écrits que les autorités leur ont remis pour indiquer le jour et le lieu où ils doivent se rendre sur le passage des convois et que ces chefs kurdes refusent de rendre ces papiers qui pourraient leur être précieux plus tard41. Quelques uns de ces messages ont été retrouvés. Ils sont cités dans Positio : « N’épargnez et ne protégez aucun chrétien ; celui qui y contreviendra n’aura pas de place auprès de Dieu » ; « Ne faites grâce à aucun ami ou bienfaiteur. N’épargnez et ne protégez aucun chrétien, petit ou grand ! Voilà notre consigne, pas de pitié, jamais, jamais »42.
Le témoin chaldéen dont le récit est reproduit par Ara Sarafian fait le bilan de la destruction et du pillage des édifices religieux chrétiens de Mardin. L’église chaldéenne est pillée et transformée en un dépôt de vêtements. L’école chaldéenne et deux autres bâtiments sont détruits sous le prétexte d’agrandir une rue adjacente. L’église des capucins est transformée en dépôt de munitions. Un des murs du couvent est détruit, <p.151> toujours sous le prétexte d’agrandir la rue. Les croix sont enlevées de la coupole. Le couvent et celui des sœurs franciscaines devient un hôpital militaire. Les deux églises arméniennes, Saint-Georges, où se trouve l’archevêché, et Saint-Joseph, sont pillées. Le contenu de la bibliothèque de Saint-Joseph est dispersé. Le clocher et la croix qui surmontent Saint Georges sont démolis. L’église et l’archevêché sont transformés en orphelinats pour des enfants musulmans, mais quelques enfants arméniens convertis à l’islam y sont admis. Saint-Joseph est donnée à des réfugiés musulmans qui y restent jusqu’à l’armistice. Le couvent syrien catholique, Saint-Ephrem, est pillé par la police. L’église du monastère est occupée par des soldats et convertie en hôpital43.
La richesse de la documentation – et les conditions particulières dans lesquelles le sujet a été relancé par le procès en béatification de Maloyan – offre, presque un siècle après, à l’historien l’opportunité de reconstituer avec un luxe inhabituel de détails et un maximum de vraisemblance les conditions dans lesquelles cette destruction à la fois sélective et totale s’est effectuée. C’est d’abord au terrain social singulier à cette région – la cohabitation toujours conflictuelle entre des communautés chrétiennes rongées par les activités missionnaires et des communautés musulmanes en pays kurde, elles aussi, avec un long passé de comptes à régler entre villages – que l’on doit la rupture de la règle du silence, trop souvent maintenue tant par les bourreaux que par les spectateurs. La présence d’une zone protégée de libre parole, le patriarcat syrien catholique, où, en secret certes mais en sécurité, les témoins – assassins et victimes rescapées – viennent raconter à des hommes formés à recueillir des confessions ce qui s’est réellement passé place l’historien dans des conditions qui permettent de restituer l’événement « au plus près » et en même temps de repérer les points de divergence.
L’élément le plus fragile est toujours le dénombrement des victimes. A moins qu’un jour des archives ottomanes librement accessibles ne viennent révéler que les organisateurs du meurtre avaient établi des listes nominales et datées de leurs victimes, on ignorera toujours et le nombre et les noms de celles-ci. Cette situation est, dans le cas de Mardin, singulièrement mise en évidence. Selon le père Rhétoré qui tient un registre précis avec tableaux à l’appui de la démographie chrétienne du sandjak et de la ville, le nombre des Arméniens de Mardin serait, «avant la persécution», <p.152> de 6 500 (10 500 pour le sandjak). Ce chiffre est en contradiction avec celui de Kévorkian et Paboudjian qui dénombrent 13 967 Arméniens pour le sandjak, dont 7 692 pour le caza de Mardin – lequel contient des villages arméniens dont certains ont plus de 1 000 habitants – et ne précise pas leur confession44. C’est avec une certaine jubilation que le père Rhétoré place en tête de son tableau les Arméniens grégoriens (sic), qu’il inscrit, pour souligner leur absence, « point » et « it » (pour item) dans chaque colonne et qu’il dénombre les protestants sans préciser sur quelle communauté « schismatique » a porté l’œuvre missionnaire américaine45. Or, il est peu vraisemblable que la conversion des Arméniens du sandjak au catholicisme ait été totale. Si l’on se reporte maintenant aux récits des convois, on observe que les chiffres deviennent de plus en plus flous au fur et à mesure que la déportation se poursuit. Il est précisé que le premier convoi d’hommes, des chrétiens de quatre confessions différentes, contient 230 Arméniens catholiques et le second 181 Arméniens catholiques dont 80 environ sont tués avant l’arrivée des porteurs de l’amnistie. Ces rescapés du second convoi sont ensuite réintégrés dans les convois du 2 et du 27 juillet dont le chiffre reste imprécis : de 300 à 600 Arméniens. Le premier convoi des familles de notables arméniens regroupe 250 personnes. On peut donc estimer qu’à la fin juillet, compte non tenu des exécutions individuelles et des assassinats de soldats arméniens qui ont commencé, environ 1 000 Arméniens de Mardin sont portés disparus – on ignore en effet le nombre des femmes et des enfants enlevés par les Kurdes ou les autres musulmans –, ce qui représente environ 20 % du chiffre total des Mardiniens d’origine arménienne. Par contre – et c’est exceptionnel – on peut, en se basant sur les récits des chroniqueurs, retrouver le nom des victimes de juin et juillet 1915, en particulier du convoi du 11 juin, toutes confessions chrétiennes confondues46. Lorsque l’on examine d’autres témoignages, comme celui du prêtre chaldéen adressé au père Naayem et reçu trop tard pour qu’il l’intègre dans son rapport, on note de nombreuses divergences, en particulier sur les dates des convois et leur composition47. Peu de documents traitent des récits faits aux chaldéens de Mardin. Ainsi Joseph Tfinkdji, un prêtre chaldéen de Mardin, affirme que : « environ 18 jeunes filles échappées des mains de Youssef [le chef des gendarmes, Nouri-el-Ansari] vinrent chercher sa protection, mais qu’elles furent toutes reprises. Ces jeunes filles me racontèrent toutes sortes d’atrocités bestiales commises <p.153> par Youssef et ses amis et me dirent que dans plusieurs cas des jeunes filles moururent dans les vingt-quatre heures après leur arrivée [dans les villages kurdes]. Elles avaient été enlevées de caravanes de déportés par Youssef. Je peux seulement me souvenir de Zekia et d’Archalous qui furent reprises. Quarante jeunes filles seraient passées par les mains de Youssef dans les huit mois qui suivirent juin 1915. En ce qui concerne la taille et la composition de la première caravane de déportés, Faliah Aliah Hadaieh, un survivant de la première caravane établit que ce convoi était constitué de 485 hommes dont 83 étaient syriens »48.
Ces chiffres sont donc voisins de ceux du témoin chaldéen cité par Sarafian et de ceux des dominicains. Par contre, ces derniers ne mentionnent pas l’existence de survivants de ce premier convoi. Le regard se déplace donc légèrement selon l’appartenance des témoins. J’ai conscience que la reconstitution que je tente de faire est marquée par la souffrance des religieux qui ont recueilli pendant des mois et même des années les preuves de ces assassinats. Ils identifient ces victimes aux premiers chrétiens livrés à des bêtes sauvages – le titre du manuscrit du père Rhétoré est : Les chrétiens aux bêtes – et leur marche vers la mort à une montée au calvaire. Ne pouvant les sauver, ils les aident par la prière et leur confèrent par le récit de leurs souffrances et de leur héroïsme le titre, enviable selon eux, de martyr.
L’analyse des déportations de Mardin est donc, par dépendance documentaire, centré sur les premiers convois. Pourtant, les témoins disent que, de la fin juillet à octobre, des caravanes d’Arméniens quittaient Mardin chaque semaine pour ne jamais revenir. Les dates et la composition de ces convois – total, nombre des femmes, des vieillards et des enfants – sont imprécis ou ignorés. Il s’agit pourtant des quatre cinquièmes environ des victimes arméniennes. La fiabilité d’un document s’apprécie en fonction non seulement de son contenu, mais aussi des conditions dans lesquelles il a été rédigé. Ainsi n’ai-je guère utilisé ici dans la reconstitution des massacres de Mardin deux articles, et je tiens à m’en expliquer. Les « Mémoires de A.Y.B. sur les massacres de Mardin » ont été recueillies par Vincent Mistrih. Leur auteur est décédé <p.154> en août 1989, à l’âge de quatre-vingt seize ans. Il fut un témoin oculaire des événements qu’il rapporte : il y assista, déguisé en Kurde. Son manuscrit – sans lieu ni date – est un cahier de 207 pages, une dizaine de lignes par page, écrit, de façon naïve, dans le seul patois qu’il connaissait, l’arabe de Mardin. On y retrouve les mêmes personnages que dans les récits des religieux ou des témoins cités par le vice-postulateur. Mais il présente d’importantes divergences avec le rapport du père Armalé. Il commence son manuscrit par une description des lieux et il donne une liste des villages autour de Mardin, une référence qui ne se trouve nulle part ailleurs, mais une page manque qui rend la liste incomplète49. Le second témoin est un missionnaire de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions, un homme âgé, en poste à Mardin depuis 1868, le révérend Alpheus N. I. Andrus. A la fin de 1915, il est contraint par les autorités turques de partir pour Sivas avec son collègue, le docteur Thom. Ce dernier meurt du typhus. En mai 1916, le révérend Andrus gagne Constantinople en passant par Césarée. Entre temps, sa femme qui est restée à Mardin, meurt. Le pasteur quitte Constantinople au cours de l’été 1917, sur les conseils de l’ambassadeur américain, après la rupture des relations diplomatiques entre l’Empire ottoman et les états-Unis. Il rédige alors son rapport – qui est donc un document de première main – qu’il remet au secrétaire de sa congrégation, James Barton50. Ce rapport, de neuf pages, contient deux parties : la première concerne les événements dont il est le témoin oculaire et traite des déportés appartenant à d’autres convois passant par Mardin et de ce qu’il a vu au cours de son voyage vers Sivas, puis vers Constantinople ; la seconde présente les récits des témoins oculaires des massacres des villes et villages du sandjak de Mardin. La seule information que le révérend Andrus fait sur Mardin est la suivante : « Après la première rafle à Mardin, j’ai eu l’occasion de me rendre à la prison où les hommes avaient été enfermés, pour une transaction financière avec l’un d’eux, un notable arménien, l’un des plus importants commerçants de la ville. On le sortit de sa cellule et il me rencontra dans l’antichambre de la prison. Je fus étonné de voir combien il avait souffert des bastonnades : les plantes de ses pieds étaient si fragiles et douloureuses qu’il marchait avec beaucoup de difficultés. Il était évident qu’il souffrait. »51.
Cette reconstitution des événements de Mardin en 1915 ne serait pas aussi précise sans l’ouvrage du père Ishac Armalé. Il est le témoin de <p.155> auditu par excellence. Il connaît la société de la ville, chrétiens et musulmans, leurs amitiés, leurs inimitiés. Il sait les avantages que peut tirer tel musulman en dénonçant son voisin arménien ou syrien. Il recueille d’innombrables témoignages, des victimes mais aussi des bourreaux. Il note tout, scrupuleusement, n’épargne aucun détail, révèle le courage, la ruse, l’ignominie. Il est le seul à avoir dressé une liste de victimes des déportations, le seul, dans l’histoire du génocide arménien, à donner les noms des morts et des disparus de plusieurs convois. Grâce à son rapport, on pénètre dans le quotidien d’une ville ravagée par la décision gouvernementale de supprimer tous les Arméniens, une ville plongée brusquement dans la délation, la trahison et la peur, où la mort devient quotidienne, omniprésente, où les rapports entre amis et voisins ont changé, parce que l’un est chrétien et l’autre musulman. On peut, grâce aux récits du père Armalé, analyser les pratiques des policiers et des tueurs, leurs méthodes de perquisition, leurs techniques de torture, leur système grossier d’extorsion. On connaît même la topographie des lieux d’emprisonnement : au sérail, les cachots sont au sous-sol, la salle de torture – « la chambre du diable » – plus haut. Les cloisons sont fines, les détenus entendent les cris des victimes, comptent les coups de falaka sur la plante des pieds. Quand les malheureux sont jetés en bas et enfermés à nouveau dans leur cellule, ils constatent les blessures, les plaies, les brûlures, les fractures, ils écoutent leur récit. Ceux qui, grâce à l’amnistie sortiront de prison – surtout des syriens catholiques du second convoi –, iront trouver le père Armalé qui consignera leur récit [récits M6 a et b].
Monastère de Mar Michaël (phographie Sébastien de Courtois). <p.156>
<p.157>
1) J. Rhétoré, p. 113.
2) Après son poste à Bagdad, Chafik bey est nommé mutessarif de Marache. Il s’y rend en juillet 1916, mais il n’occupera pas son poste : il meurt d’une fièvre typhoïde (ou du typhus ?)
3) J. Rhétoré, p. 128.
4) 1 000 livres turques valent 23 000 francs français. Selon le père Armalé, Madame Djinandji se serait rendue avec deux autres dames auprès d’Hadj Kouzi et non de Memdouh pour qu’il intercède en faveur de leurs familles. Le témoin chaldéen rapporte que le paiement aurait été effectué par une dame arménienne, Ghora Kassar, qui parle turc. Elle aurait versé mille livres au mutessarif. Un autre versement de mille livres aurait été fait à Memdouh par une syrienne catholique, Markdissieh, fille de Lola Mekla ( A. Sarafian, art. cit., tr. [B]).
5) Memdouh aurait même demandé d’autres « complaisances » mais aurait dû s’incliner devant la « fierté des femmes arméniennes ».
6) H. Simon, op. cit., p. 106.
7) Ibid., p. 108.
8) Dans l’Empire ottoman, les notables non musulmans ne peuvent dépasser le titre d’effendi. Pour la plupart de ces familles arméniennes, les pères dominicains ne donnent pas la désinence « ian », alors qu’ils la maintiennent pour les prêtres arméniens.
9) H. Simon, op. cit., p. 108. Le révérend père Sarian est le dernier prêtre arménien resté à Mardin. Il a dû, pour être épargné, verser trois cents livres turques.
10) Ces noms sont donnés par Monseigneur Aharamian (Positio, p. 335). Le père Sarian est nommé là Ohannès Boutourian. C’est donc le père Poutourian auquel Monseigneur Maloyan avait confié son diocèse, par sa lettre du 1er mai (cf. supra, IIIe Partie, p. 111).
11) H. Simon, op. cit., p. 110.
12) Cf. supra, IIIe Partie, chap. III, pp. 98-100.
13) J. Rhétoré, p. 143.
14) Note de Monseigneur Aharamian, Positio, p. 336.
15) Ibid.
16) Ibid.
17) J. Rhétoré, p. 150.
18) Cf. supra, p. 135.
19) J. Rhétoré, p. 89. L’abbé étienne Holozo (Stéphane Holozian), né en 1845, est le curé de l’église Saint-Joseph. Après son arrestation, il est étendu par terre et battu pour qu’il avoue avoir caché des armes (Positio, p. 328).
20) J. Rhétoré, p. 89. Un jeune homme robuste, Ilyas Nazar, se jette dans la citerne avant d’être tué. Il reste en vie et sort de la citerne la nuit pour disparaître dans le désert. Après la guerre, il vit à Beyrouth (Témoignage d’Ibrahim Kaspo, Positio, p. 358).
21) J. Rhétoré, p. 115.
22) Ibid., p. 114.
23) H. Simon, op. cit., p. 141.
24) Les chiffres des soldats assassinés sont ici incertains. J. Rhétoré (p. 114) parle de 600, puis de 400 soldats massacrés, mais il s’agit sans doute de soldats tués après octobre 1915 dans l’ensemble du vilayet de Diarbékir.
25) J. Rhétoré, pp. 152-155. Pour certains convois, la perception est plus floue. Monseigneur Almaramian mentionne les convois des 26 et 31 juillet. Ils auraient été composés de vieilles femmes et de nourrissons. « Parmi les déportés, les familles Babikian, Garabédian et Hantcho qui furent massacrées et jetées dans les puits de Twa » (Positio, p. 336). Cependant son témoignage reste douteux. Dans le paragraphe précédent de ses notes, il parle de caravanes de jeunes femmes en chemise déportées par petits groupes vers la Syrie et les frontières du Hedjaz où elles auraient été fusillées, une information qu’il est le seul à rapporter. J. Naslian (op. cit., vol. 1, pp. 343-344) donne une chronologie différente : le 17 juillet, déportation vers la Syrie de jeunes filles, jusqu’à la frontière du Hedjaz, à Toufelileh, où elles auraient été fusillées ; 26 et 31 juillet, convois de femmes âgées et de nourrissons, dirigés sur Chaddadé. Il cite en fait le rapport de Monseigneur Almaramian (Positio, p. 336).
26) Positio, pp. 360-364 ; cf. également Ve Partie, chap. VII, le récit du Séfer Birlik.
27) C’est de ce convoi que parle le père Rhétoré (pp. 164-165), mais il le situe au 12 août. De même, le témoin chaldéen mentionne un second convoi de femmes, conduit deux jours après le premier (donc, le 19 juillet), à Tell Armen, alors vidé de sa population arménienne, et assassiné dans l’église du village ( A. Sarafian, art. cit., [tr. B]).
28) J. Rhétoré, pp. 161-163.
29) H. Simon, op. cit., p. 141.
30) J. Rhétoré, pp. 152-155.
31) A. Sarafian, art. cit., [tr. B].
32) J. Rhétoré, p. 168.
33) A. Sarafian, art. cit., [tr. B].
34) J. Rhétoré, pp. 170-171.
35) Ibid., p. 172.
36) Cf. infra, IVe Partie.
37) J. Rhétoré, p. 173.
38) A. Sarafian, art. cit., p. 265. Selon le père Armalé, après l’arrestation de Monsieur Amsih Noujaim, son voisin, Hadj Kouzi, l’un des principaux notables musulmans de Mardin, aurait proposé à sa femme de la protéger avec ses enfants de sept et neuf ans. Elle aurait accepté, lui aurait remis les clés du magasin et de la maison. Hadj Kouzi aurait pillé le magasin et la maison, tué les enfants et leur mère et jeté les cadavres en dehors de la ville [cf. récit M6a du père Armalé). Le père Armalé rapporte également la visite de dames de Mardin à Hadj Kouzi (cf.supra, note 4), mais ce récit présente sur d’autres points trop d’invraisemblances pour être retenu.
39) Ces familles, venues des vilayet de Van et de Bitlis repartiront après l’armistice en emportant tout, jusqu’aux portes et aux fenêtres.
40) J. Rhétoré, pp. 173-174.
41) A. Beylerian, art. cit., p. 98.
42) Les citations sont reproduites par le vice-postulateur dans Positio, p. 171. Les références sont : Massacres des Syriens, n. 122 et n. 123, mais ce document ne figure pas dans sa bibliographie.
43) A. Sarafian, art. cit., tr. [B].
44) R. Kévorkian et P. Paboudjian, op. cit., p. 413.
45) J. Rhétoré, p. 243.
46) Cf. Annexe 2.
47) A. Sarafian, art. cit.
48) Ce texte est traduit de A. Sarafian, art. cit., p. 268. Témoignage de Farah Aliah Hadaieh du 20 mai 1919, cité dans British Foreign Office Dossiers on Turkish War Criminals, Vartkes Yeghiayan (ed), Doctorian Productions, Pasadena CA, 1991, p. 230. Joseph Tfinkji est un des douze témoins oculaires qui dépose au procès de trois criminels turcs en poste à Mardin : Ibrahim Bedri bey – c’est Bedreddine, mutessarif du 12 septembre 1915 au 11 décembre 1916 –, Arif Feyzi bey, député de Diarbékir [que les « chroniqueurs » appellent Hassan] et Yusuf Ibn Nouri Bitlisi, sergent de la gendarmerie. Il est aussi l’auteur de l’article des Missions catholiques de 1914 sur « Le catholicisme à Mardin », art. cit.
49) Vincent Mistrih, art. cit., pp. 287-292.
50) Alpheus N. I. Andrus, Turkish Atrocities, op. cit., pp. 96-104. Ce rapport est cité à plusieurs reprises dans Aydin, op. cit.
51) Ibid., p. 98.