Y.Ternon, Mardin 1915 Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.

LIVRE SECOND
Anthologie de récits de la grand Catastrophe

<p.277>

I. RÉCITS DU VILAYET DE DIARBÉKIR

(référencés D)

1. Les prisons de Diarbékir

A. tortures des notables arméniens

( Faits et documents, op. cit., pp. 22-24)

« Les Turcs leur faisaient subir des supplices infernaux ; par exemple, ils leur appliquaient la bastonnade, ils leur brûlaient certaines parties du corps avec un fer rougi, ils leur arrachaient les poils de la barbe et de la moustache, ainsi que les ongles avec des tenailles pour obtenir l’aveu de secrets inexistants.

En général, ce sont les chef du Tachnaktzoution qui ont été soumis à des épreuves épouvantables : Mihran Basmadjian, diplômé du collège américain « Euphrate », jeune homme actif et d’une grande vivacité, Guiros Hovhannessian, Dicran Tchakidjian, Kassab Vabo, Nalban Agop, Agop, ouvrier en peignes, Ohan, dit le policier, orfèvre et graveur habile ; les chefs hintchakistes : Stépan Tchirakian, député au parlement turc ; son fils, Garabed, maire de l’agglomération de communes nommée Habab, diplômé du collège « Euphrate » ; son autre fils, Khosrov, secrétaire du procureur général, également diplômé du même collège ; et les chefs Ramgavar (démocrates) : Agop Ovasapian, du village Hogué de Kharpout, diplômé du collège « Euphrate », rentré d’Amérique en 1910, Dicran Rilvanian, drogman du vilayet, diplômé du collège américain d’Aïntab, Stépane Matossian, négociant et membre du conseil laïque arménien, Missak Chirikdjian, membre du conseil départemental et représentant de la compagnie Singer etc.

Presque tous les intellectuels et la plupart des personnes emprisonnées avaient reçu le supplice d’une terrible bastonnade. Quelques uns, comme Nalband Agop et ses camarades furent promenés par les rues après qu’on leur eût ferré les plantes des pieds. On enfonça des clous rougis dans le cœur de l’infortuné Mihran Basmadjian et de ses compagnons. On fit crever la tête de quelques-uns d’entre eux en la serrant dans des machines abominables. On arracha les ongles des doigts avec des tenailles et on coupa divers membres à quelques-uns des prisonniers. On enleva les testicules d’Agop, l’ouvrier en peignes, et l’on égorgea comme des moutons Kassab Vaho et ses malheureux compagnons. Après avoir dépecé toutes les parties du corps de ces derniers, on les suspendit, comme dans une boucherie pour être vendues aux passants amusés. Quelques-uns, comme Ohan le policier et ses camarades, furent crucifiés. Horribles étaient les tortures endurées. Les malheureux suppliaient leurs bourreaux de les tuer d’une balle ou d’un coup de poignard ; mais leurs prières restaient vaines ». <p.278>

 

B. Faïez el-Ghocein

(Martyred Armenia, op. cit., pp. 27-35)

Arrivé à Diarbékir (cf. infra. D5), Faïez el-Ghocein est emprisonné pendant vingt-deux jours, pendant lesquels il apprend d’un détenu musulman le sort réservé aux Arméniens.

« Lui ayant demandé la cause des événements sanglants qui s’étaient passé dans ces localités, il me raconta que les Arméniens, et surtout les jeunes gens, avaient, lors de la déclaration de guerre, fui le service militaire pour former des bataillons qu’ils dénommèrent “ Tawabir-es-Stouh ”. Ces déserteurs essayaient par ailleurs de réunir des fonds pour acheter des armes et des munitions. Mais les notables arméniens n’approuvaient nullement ces agissements ; aussi se rendirent-ils auprès des autorités pour désavouer la rébellion de ces jeunes gens.

Mais enfin, dis-je à mon interlocuteur, ces Arméniens auraient-ils attaqué les Turcs ou les Kurdes ou un fonctionnaire quelconque du gouvernement ?

Ils n’en firent rien, me répondit-il. Mais quelques jours après l’arrivée du vali, Rechid bey, et du commandant Ruchdi bey, on découvrit des armes cachées dans quelques maison et à l’église. Le gouvernement s’en fit un prétexte pour arrêter les notables arméniens de la ville et les jeter en prison. Les autorités religieuses étant allées demander la libération de ces hommes, le gouvernement, loin de satisfaire cette requête, emprisonna les religieux. Le nombre de notables jetés en prison était de 700 [Suit la description de l’embarquement sur les kélek puis de l’arrestation des familles, les premières déportées étant les plus riches : les Kazazian, Tirpandjian, Minassian et Kechijian].

La dernière famille déportée de Diarbékir fut celle des Dunjian, en novembre 1915. Elle fut protégée par certains notables musulmans de la ville qui convoitaient leur argent et leurs femmes».

[En prison, Faïez el-Ghocein rencontre des détenus arméniens dont il raconte l’histoire].

Dikran Tchiakidjian est membre du parti dachnak : « Un membre du Comité Union et Progrès me dit que les autorités l’arrêtèrent et lui demandèrent le nom de ses amis. Il refusa, fut torturé, mais ne livra aucun nom ». Hagop Kaitanjian est arrêté sous deux chefs d’inculpation : membre d’une société arménienne et détention d’explosifs : « J’ai souvent parlé avec lui et je lui ai demandé de me raconter son histoire. Il me dit qu’un jour, alors qu’il était chez lui, un policier frappa à sa porte et lui dit que le chef de la police souhaitait le voir. Il se rendit à son bureau et autre policier lui demanda des informations sur la « société arménienne » et ses agents. Il dit qu’il ne savait rien à ce sujet. Il fut alors bastonné et <p.279> torturé pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’il préfère la mort à la poursuite de cette dégradation. Il avait un canif sur lui et il tenta de se suicider en se coupant les artères du poignet. Le sang jaillit et il perdit connaissance. On l’envoya à l’hôpital et ses coupures cicatrisèrent. Il me demanda de publier son histoire dans un journal arménien américain, Hairenik, afin que son frère Garabed, qui vit aux états-Unis, la lise. Il était convaincu que le gouvernement ne laisserait aucun Arménien vivant… »

« De temps en temps, je rendais visite à mes compagnons de voyage, mais après ma libération, le directeur de la prison ne me permit pas de les voir. Je demandais des nouvelles des Arméniens [5 Arméniens qui étaient dans son convoi d’Ourfa à Diarbékir]. On m’apprit qu’ils avaient été exécutés… Un jour, je vis un gendarme qui avait été emprisonné avec nous un bref moment. Il était accusé d’avoir volé les vêtements d’Arméniens morts. Comme il connaissait mes compagnons, je lui demandai de leurs nouvelles. Il dit qu’il avait tué le prêtre Isaac de sa main… et que les gendarmes avaient fait un pari : gagnerait celui qui frapperait sa tête sous la capuche. « J’ai fait le meilleur tir et je l’ai frappé à la tête, puis je l’ai achevé d’une seconde balle ». Je restai silencieux. Le gendarme croyait que ces meurtres étaient nécessaires puisque le sultan les avait ordonnés ».

Faïez el-Ghocein ajoute que le massacre atteignit à Diarbékir toutes les familles protestantes et que 80 familles de la communauté syrienne catholique, ainsi qu’une partie des familles chaldéennes, furent assassinées.

C. Floyd Smith

(Turkish Atrocities, art. cit., pp. 90-92)

Au printemps 1915, le docteur Floyd Smith est témoin de tortures infligées à trois des notables arrêtés : « Un notable arménien de cinquante ans qui habitait près de la maison du docteur Voskian, dit avoir reçu sept cents coups sur les pieds. Je l’ai vu en mai 1915. Ses pieds étaient tuméfiés, l’un plus que l’autre. Il présentait des phlyctènes sur le dos des pieds et, en quelques endroits, la peau était partie. Les plantes et les bords des pieds étaient couverts d’hématomes. En fait, les tissus superficiels étaient détachés des plans profonds et formaient une pulpe de sang et de tissus écrasés. Plus tard, une escarre est apparue.

J’ignore le nom du deuxième notable. Le troisième, Meguerditch Ekmedjian, était en meilleur état. Quand je l’ai vu, il me montra seulement des hématomes.

Je vis aussi une jeune femme arménienne qui avait plusieurs contusions sur les bras et les jambes, à la suite, me dit-elle, des coups reçus en prison. Je vis aussi dans sa maison un jeune syrien dans le coma, dont la respiration était stertoreuse. Il présentait des contusions et des œdèmes sur le <p.280> visage. Un prêtre syrien me dit que c’était un épileptique connu et que les soldats l’avaient battu. Quelques jours plus tard, il m’apprit sa mort ».

2. Assassinat de Monseigneur Tchilgadian

(Faits et documents, op. cit., pp. 26-28)

« Le même soir, le vicaire Tchilgadian est promené dans les quartiers turcs, tourné en ridicule et ensuite réintégré dans son ignoble cachot. Là, jusqu’à minuit, entouré des hodjas, de cheikhs et de mollahs et aux sons d’une musique criarde, il reçoit toutes les insultes et tout le monde lui crache, plein de haine, à la figure. Après minuit, ces infâmes insulteurs s’en vont laissant le malheureux vicaire à sa terrible souffrance physique et morale.

Quelques heures après, le commissaire en chef, Ressoul Haïri bey, entre dans sa cellule et, après l’avoir attaché fortement à une chaise, il lui arrache une à une avec une forte tenaille, les dents et les ongles des pieds et des mains ; il lui enfonce dans les tempes un fer rougi ; puis il lui coupe avec un poignard divers membres, lui fait sortir les yeux des orbites, verse quelques gouttes de pétrole et y met le feu avec une allumette. Cette besogne terminée, le bourreau se retire tranquillement laissant le malheureux dans un effroyable coma.

Le lendemain, les geôliers, trouvant le cadavre du supplicié racontent que le vicaire ayant tenté d’incendier la prison, s’est fait des brûlures et qu’il est mort des suites de ses blessures.

Le même jour, le corps est exposé en public sur la place principale de la ville. Plusieurs médecins sont invités à examiner le cadavre et rédigent un rapport. Dans le rapport, préparé à l’avance, les médecins constataient, sous leurs signatures, que le vicaire était mort de typhus. Pendant ce temps, un médecin américain, Mr Smith, très estimé par les Arméniens, se trouvait à Diarbékir. On l’invite également à examiner le cadavre. Apeuré par les menaces réitérées et, sans doute pour sauver sa vie, il consent à signer également le rapport. Cependant, écœuré par le spectacle poignant des atrocités journalières, il quitte Diarbékir pour se rendre en Amérique. Le vali, pour le remercier de sa complaisance, le fait escorter par quelques gendarmes afin de lui assurer la sécurité du voyage.

Les fonctionnaires turcs remettent à deux prêtres arméniens de la ville le cadavre carbonisé de la victime. Le corps est transporté au cimetière arménien et inhumé en hâte sans cérémonie rituelle. L’un des prêtres, Hagop Papazian, profondément terrifié par ce spectacle, en perd la raison et, peu après, meurt dans une crise affreuse. L’autre, tombe malade et reste alité jusqu’au jour de sa déportation ». <p.281>

[le docteur Smith ne mentionne pas cet épisode dans son rapport à l’American Board].

3. Meurtre collectif du premier convoi de notables de Diarbékir

(Faits et documents, op. cit., pp. 28-30)

Les déportés sont descendus des kélek à Chkavtan et conduits, une partie d’entre eux encordés, dans la vallée de Rezvan (cf. supra p. 90). « à cet endroit, les hommes de la tribu des Rahman d’un côté et les tchété de l’autre, font feu simultanément et tuent tous ceux qui étaient attachés à la corde. Une mort plus atroce était réservée à un groupe qui les suivait, composé de Tchradjian Stepan et ses deux fils, Kazazian Abdulmessih, Djerdis, Diran et Atallah, Khandanian Garabed etc. Voyant la mort inévitable, Kazazian Diran promet une somme de 10 000 livres turques tout en étant prêt à se convertir à l’islamisme. Mais en vain ; la décision étaient irrévocable. Alors, les malheureux demandent comme suprême faveur d’être fusillés à bout portant. Cette prière n’est pas non plus exaucée.

On leur attache les bras solidement et, ensuite, avec des poignards effilés, on se précipite sur eux et perce de coups furieux leurs pauvres corps ; ils leur arrachent les intestins, leur infligent des tortures épouvantables ; ils tuent le fils en présence du père et le père en présence du fils. Et Kazazian Abdulmessih effendi d’implorer : « Pour l’amour de Dieu, épargnez-moi d’assister à la mort de mon frère et de mes neveux ; tuez moi tout le premier ! »

Les bourreaux, sans écouter personne, massacrent sans pitié les survivants et, véritables vautours, dévalisent les cadavres de leurs victimes en leur prenant jusqu’à leurs chemises et leurs souliers.

Ensuite les bourreaux les habillent de costumes turcs, mettent des turbans sur la tête de chacun et photographient les cadavres dans cet accoutrement. Les épreuves ainsi obtenues sont exposées sur les places publiques et imprimées dans les livres et journaux pour exciter le fanatisme islamique. Après quelques jours de cet horrible massacre, Eumerki [Amaro] et Mustafa, les deux fils de Périhan [la veuve d’Ibrahim bey], font leur entrée à Diarbékir en conquérants. Feyzi bey les invite chez lui et Yassin Aghazadé Chevki, Pirindji-Zadé Sidki, Mufti-Zadé Chérif et plusieurs notables turcs font publiquement leur éloge et exaltent leurs exploits devant tout le monde en turc et en kurde ».

Rechid supporte mal que les fils de Périhan se soient emparés du butin et, après les avoir publiquement félicité au konak [préfecture] pour leur bravoure et leur patriotisme, il leur tend un piège :

« Un jour, un nouveau convois d’Arméniens s’étant mis en marche pour Mossoul, toujours escorté du Circassien Yaver [yavour, domestique d’honneur] Chakir et de ses bandes, Eumerki et Mustafa, avec leurs <p.282> hommes, suivaient les déportés pour les tuer au premier signal. Dans un endroit propice, lorsqu’on était assis pour le souper du soir, Yaver Chakir se retire quelques instants pour satisfaire un besoin naturel. Alors, les tchété se ruent sur Eumerki et Mustafa et, sans autre forme de procès, les percent de coups de poignard. Un paysan turc qui passait à ce moment par là, est tué en même temps. On voulait sans doute se débarrasser d’un témoin gênant ».

4. Véranchéhir

(Al qouçara, trad. B, pp. 350-359)

Histoire d’Abdulahad Salbo

[texte aménagé et résumé]

Le mardi 18 mai, les soldats se rendent chez le notable syrien catholique Abdulahad Salbo et perquisitionnent sa maison à la recherche d’armes. L’un d’eux descend dans le puits et remonte une boîte de balles que le tchavouch [sergent] Abdelrahman se vantera plus tard d’avoir jeté avant. Les soldats demandent à Abdulahad pourquoi il trahit son pays. Ils le frappent sur le dos et la poitrine avec des baguettes de rotin et de grenadier jusqu’à ce qu’elles se brisent. Puis ils arrachent les barres de fer qui tiennent les rideaux de la maison et continuent à le frapper jusqu’à ce qu’elles plient. Couvert de plaies, les membres contusionnés, le malheureux est conduit au siège administratif de la ville. On le frappe à nouveau et on le jette dans un escalier. Les soldats se tiennent sur les marches et se le renvoient à coups de pied. Le jardinier de la mairie le gifle trois cents fois et tous se tordent de rire. L’officier qui commande les soldats demande qu’on le ramène chez lui pour que sa mère, sa femme et sa sœur le voient. Neuf hommes le portent, couvert de sang qui coule de toutes parts. Lorsque sa mère le voit, elle perd la tête. Sa sœur demande pourquoi on l’a torturé au lieu de le tuer. Abdulahad gémit et dit faiblement : « Soyez sûres que je suis innocent des fautes dont ils m’accusent. Essayez d’éviter de connaître le même sort ». Puis ils le ramènent dans sa cellule.

Le soir, sa sœur, Habo, vient prendre de ses nouvelles. Le gardien lui soutire quatre livres turques pour l’autoriser à entrer. Elle apporte à son frère une peau de chèvre et retourne chez elle. Devant sa porte, elle rencontre 13 soldats qui lui demandent de livrer les armes qu’elle détient. Elle leur répond qu’ils se trompent et que sa mère et elle n’ont pas ces armes. Alors ils frappent alternativement la mère et la fille en leur disant qu’Abdulahad a avoué qu’elles seules savaient où ces armes étaient cachées. Elles continuent à affirmer qu’elles ne détiennent pas d’armes.

Le 20 mai, Abdulahad fait venir sa sœur à la prison et lui dit : « Je <p.283> remercie Dieu car j’ai recouvré ma santé. Porte mes vêtements à une femme afin qu’elle les nettoie. Ne les montre pas à ma mère. Elle en perdrait la raison ». Habo prend les vêtements imprégnés de sang et repart chez elle en pleurant. Elle les fait nettoyer et les ramène à son frère.

Le 22 mai, on fait venir Abdulahad pour l’interroger. à sa demande, sa sœur le suit et reste devant la porte. Lorsque le chef des gendarmes voit Abdulahad, il lui demande de rendre les armes. Une nouvelle fois, Abdulahad lui répond qu’il n’en a pas, qu’on peut le battre et le tuer, mais qu’il est innocent. Il repart dans sa cellule, accompagné de sa sœur qui l’encourage à tenir bon, à ne pas renier sa foi.

Le soir du 2 juin, Abdulahad demande qu’on fasse venir sa mère et sa sœur. Tous trois s’étreignent et pleurent. Il leur fait promettre de protéger sa femme, de lui remettre tout son argent. Il a prêté vingt livres au père Ephrem Amar Dahna, de Mardin, un mois avant. Il remet à sa sœur un papier sur lequel il a noté ce qu’il doit et ce que d’autres lui doivent et il leur fait ses adieux.

Dans la nuit du 3 juin, Abdulahad est conduit avec huit autres hommes à Boughré où il est tué ».

5. Séverek

( Faïez el-Ghocein, op. cit., pp. 22-27)

Exilé, Faïez el-Ghocein se rend, escorté de gendarmes, d’Ourfa à Diarbékir où Rechid le fait emprisonner :

« à l’aube, nous partîmes de Kara-Djourn vers Séverek. à mi-chemin, nous vîmes un terrible spectacle. Un grand nombre de personnes assassinées s’amoncelaient sur les deux bords de la route. Celui d’une femme se tenait sur le sol, son corps à demi voilé par sa longue chevelure ; ici des femmes couchées face contre terre, le sang coagulé assombrissant leurs formes délicates ; là, des corps d’hommes, desséchés par le soleil et noirs comme du charbon.

Plus nous approchions de Séverek, plus les cadavres étaient nombreux. C’était surtout des corps d’enfants. Arrivés à Séverek, nous quittâmes nos charrettes. Nous vîmes alors un des serviteurs du khan – caravansérail – portant un petit enfant aux cheveux blonds comme de l’or qu’il jeta derrière la maison. Nous lui demandâmes ce qu’il faisait. Il nous répondit qu’il y avait là trois femmes arméniennes malades, qui étaient restées derrière leurs compagnes [de déportation] et que l’une d’elles avait donné naissance à cet enfant qu’elle ne pouvait nourrir, étant malade. L’enfant était mort et il venait de le jeter comme on jette une souris.

Comme nous étions à Séverek, l’officier Aref effendi me dit que le commandant de la gendarmerie et le chef de la police exigeaient qu’il <p.284> leur remette les cinq Arméniens qui étaient nos compagnons d’exil à moins qu’ils ne versent une rançon de cinquante livres turques… Le prêtre Isaac, après avoir fait part à ses compagnons de ces exigences, répondit qu’ils ne pouvaient payer que 10 livres, car c’était tout ce qu’ils possédaient. Après une longue discussion, l’officier parvint à satisfaire les autorités locales avec cette somme et les malheureux Arméniens purent continuer leur chemin vers Diarbékir.

Après avoir passé la nuit à Séverek, nous partîmes tôt le matin. Plus nous approchions de Diarbékir, plus les cadavres étaient nombreux et, sur notre route, nous croisâmes un convoi de femmes arméniennes allant à Séverek sous la garde de gendarmes. Elles étaient dans un état de détresse et de misère qui aurait fait pitié aux bêtes sauvages et arraché les larmes aux durs rochers…

Nous vîmes un enfant qui n’avait pas plus de quatre ans, avec un joli teint, des yeux bleus, des cheveux d’or, qui avait sans doute vécu dans le luxe et été choyé. Il se tenait dans le soleil, immobile et silencieux. L’officier dit au conducteur d’arrêter la voiture. Il descendit et interrogea l’enfant qui ne dit pas un mot. L’officier dit : « Si nous emmenons cet enfant avec nous à Diarbékir, il partagera le destin de son peuple et sera tué. Le mieux est de le laisser là. Peut-être Dieu parviendra-t-il à émouvoir des Kurdes qui le prendront avec eux. » Ne pouvant faire une objection à cette décision, nous gardâmes le silence. L’officier remonta dans la voiture et nous repartîmes, laissant l’enfant comme nous l’avions trouvé, sans parole, sans larme, sans mouvement. Qui sait de quel riche notable arménien il était le fils ?

Abandonnant cet enfant, nos larmes brûlantes de soleil sur le visage, pleins de colère et d’angoisse, nous arrivâmes avant le coucher du soleil dans un village [probablement Karabaghtché] où nous passâmes la nuit pour nous remettre en marche de bon matin. Nous nous trouvâmes au milieu d’un horrible massacre. De chaque côté de la route, c’était le même spectacle : ici, un homme, le thorax troué d’une balle ; là, une femme déchiquetée par le plomb ; à côté, un enfant dormant de son dernier sommeil ; plus loin, une jeune fille dans la fleur de l’âge dans une posture qui racontait son histoire. Tel fut notre voyage jusqu’à un petit cours d’eau nommé Kara-Pounar, près de Diarbékir. Là nous découvrîmes que la méthode de meurtre et la sauvagerie avaient changé. Nous vîmes des corps brûlés, réduits en cendres. Seul Dieu, pour lequel aucun secret ne reste caché, sait combien de jeunes hommes et de jeunes femmes, qui auraient vécu heureux ensemble, avaient été carbonisés dans ce lieu maudit.

Nous espérions ne plus trouver de cadavres de personnes assassinées <p.285> près des murailles de Diarbékir, mais nous nous trompions parce que nous avons voyagé à travers les corps jusqu’à notre entrée dans la ville. Comme je l’appris de quelques Européens qui avaient quitté l’Anatolie après les massacres, le gouvernement donna l’ordre d’enterrer tous les corps qui étaient sur les côtés de la route, pour éviter des commentaires de la presse européenne ».

6. Histoire du jacobite Raïs Bero

( J. Rhétoré, pp. 51-51’-52)

Ce récit est exemplaire à un double titre : il exalte l’idéal du martyr chrétien et pose la question des « justes ». Ces histoires individuelles émaillent les « souvenirs » du père Rhétoré qui, connaissant parfaitement le Kurdistan qu’il parcourt depuis trente ans, poursuit inlassablement sa mission évangélique, jusque dans sa réclusion de Mardin. [Le père Armalé (Al qouçara, pp. 144-145) présente Raïs Bero comme un Arménien apostolique]

« Dans toute cette région nord du vilayet se trouvaient quinze villages jacobites très prospères et qui, par suite, rapportaient beaucoup à l’état. C’était une population d’environ 20 000 âmes. Il a fallu qu’un esprit d’une démence furieuse se fut emparé de la Turquie pour vouer à la mort ces sujets laborieux et fidèles qui n’avaient pas même le nom fatal d’Arméniens… Et ce fait important montre bien que la Turquie n’en voulait pas seulement aux Arméniens mais à tous les chrétiens.

Il y a eu parmi ces chrétiens de beaux exemples de constance chrétienne. Une des premières victimes fut un certain Raïs Bero, jacobite du village de Issa-Pounar. C’était un homme d’honneur portant bien le nom de chrétien. En même temps, il était puissant et considéré dans le pays, même chez les musulmans. Rechid Pacha le manda à Diarbékir. Il partit avec son beau-fils, Joseph Sâdo Nâno [Youssef Saïd Nanokoda, selon le père Armalé], syrien catholique de Mardin et quatre compagnons jacobites. Arrivés au village de Sâdié, à environ trois heures de Diarbékir, le mudir du lieu, qui avait reçu des instructions du vali, les arrêta et leur dit : « Le padichah [le sultan] a donné un firman contre les chrétiens et je dois vous tuer, à moins que vous ne deveniez musulmans ». Des Kurdes étaient là, prêts à exécuter les ordres du mudir. Raïs Bero déclara nettement qu’il ne se ferait pas musulman parce que le Christ ne lui avait jamais fait de mal pour qu’il songe à l’abandonner maintenant. Son beau-frère, Joseph Sâdo Nâno, un homme de cœur aussi, mais qui n’avait pas toujours été un modèle dans sa religion, dit hardiment : « Moi, j’aime mieux mourir que de suivre une religion comme la vôtre qui ne porte qu’au mal. En me tuant comme chrétien vous me donnez le plus <p.286> sûr moyen d’obtenir de Dieu le pardon de mes fautes. Faites maintenant ce qu’il vous plaira ». L’un et l’autre furent massacrés sur le champ ainsi que deux de leurs compagnons qui refusèrent de renier le Christ. Les deux autres n’eurent pas ce courage et se firent musulmans pour sauver leur vie. Raïs Bero avait beaucoup d’amis parmi les aghas kurdes du pays. Quand ceux-ci apprirent comment il avait été massacré, sans qu’on lui permît de se défendre, ils jurèrent de venger son sang. Un jour donc, ils arrivent à Sâdié, tombent sur le mudir qu’ils massacrent. Ils s’emparent des hommes qui l’avaient aidé dans le meurtre de leur ami et ils les mettent à mort. Raïs Bero était vengé. Il y eut donc aussi des hommes généreux parmi ces Kurdes qui ont joué un si triste rôle en ces temps, mais ils furent rares ».

7. Palou

(document recueilli par Vahé Mamas Kitabdjian et traduit par lui en mars 1987de l’arménien)

Récit de Garabed Farchian [Parsian, Perse] né à Palou en 1906 ou 1907

La famille Farchian se compose de son père, Sahag (1878-1914 ou 1915) ; de sa mère, Nartouh, née Nadjarian à Kharpout ; de ses deux sœurs, Sirapie, née en 1908, Hripsimé, née en 1911 ; de son frère Krikor, né en 1914 ; du frère aîné de son père, Hovsep (Joseph), qu’on appelait Mghsi Hovsep, abréviation de Mahdessi Hovsep, car il avait été à Jérusalem en pèlerinage (le mot « mghsi » correspond au mot « hadj » des musulmans) ; la femme de Hovsep, Maïram.

« Je ne sais combien de frères et sœurs avait mon père. Ils habitaient tous à Dikranaguerd (Diarbékir). Ils venaient quelques fois chez nous avec des chevaux et des mulets chargés, en faisant le voyage en quatre jours. Tous sont morts en 1915. Mon oncle Hovsep était commerçant. Il avait un magasin au marché de Palou et un autre au bourg de Djabagh-Tchour (Dja-eau fraîche). Mon oncle, sa femme, mon père, ma mère, mes deux sœurs, mon frère et moi – 8 personnes –, nous habitions dans le même bâtiment. D’un côté mon oncle et sa femme, de l’autre nous. Mon père était instituteur à l’école de garçons, à côté de l’église Sourp Krikor Loussavoritch (Saint-Grégoire l’Illuminateur)[cathédrale, siège de l’évêché]. L’école des filles et le jardin étaient contigus à l’église Sourp Asvadzadzine (Sainte Mère de Dieu)[monastère K’aghtsrahayéats].

Je me rappelle l’époque où je fréquentais le jardin d’enfant : j’avais un tablier rouge. Nous étions assis sur de petites chaises et la maîtresse nous apprenait l’alphabet arménien.

Mon père et ma mère avaient étudié au grand collège de Kharpout où il y avait le collège Euphrate, le collège français, le collège allemand et le <p.287> grand collège américain. Nous avions l’habitude en été d’aller au village de notre maison de campagne, dont je ne me rappelle pas le nom. Je crois que c’était le nom d’une fontaine. Nous y passions les jours chauds de l’été et, après les vendanges et la cueillette des fruits, nous retournions à Palou. Mon père, après avoir foulé le raisin dans un bassin de bois, mettait le jus dans des jarres en terre cuite pour faire du vin.

En 1914, à l’automne, ils ont emmené mon père pour le service militaire. Au printemps 1915, mon oncle a pris son cheval et m’a dit en le montant et me prenant avec lui : « Allons à la vigne ». Là, il a commencé à défaire les buttes des pieds de vigne qu’il avait faites pour les protéger du froid de l’hiver. Puis il les a taillées et moi j’ai cueilli des fleurs bleues dans les champs. Quand nous sommes rentrés à la maison, les femmes étaient tristes. Des gendarmes étaient venus et avaient dit que mon oncle devait aller à la gendarmerie. Mon oncle y est allé et, de ce jour, nous ne l’avons plus vu. Quand mon père a été appelé comme soldat, il est parti et nous ne l’avons plus vu. Je suis sûr que tous les deux, comme les autres Arméniens, ont été immédiatement tués par les Turcs.

Ces jours-là, des gendarmes habillés en blanc sont venus à Palou. Ils ont amené les familles arméniennes dans la cour de l’église (les hommes avaient déjà été tués) et, après les avoir retenues quelques jours, ils les ont laissé partir et elles sont retournées chez elles ou se sont réunies dans la maison de l’une d’elles. Un jour nous étions réunis dans la grande maison de notre voisin, Parsigh. Je me rappelle que ma mère donnait le sein à mon petit frère. Elle m’avait conseillé, si les Turcs demandaient mon âge, de dire que j’avais six ans. Quelques instants après, le kaïmakam est venu, jovial. Il a dit quelque chose que je n’ai pas compris. Je ne sais pas si quelqu’un me l’a dit ou non, mais je suis allé au marché, dans l’échoppe d’un maréchal ferrant arménien où il y avait des artisans : menuisier, maçon, etc. Ils m’ont dit de me cacher dans la soupente. Un peu plus tard, un Turc est venu, appelé Mehmed Hodja. On m’a dit d’aller avec lui. Je me rappelle qu’il m’a emmené au bâtiment du gouvernement en me tenant par la main. Là, il m’a inscrit comme Hussein Islam, son fils adoptif, et m’a emmené dans son village. En passant sur le pont du fleuve Aradzani [Arsanias, Euphrate oriental], construit à l’époque de Tigrane le Grand, j’ai vu qu’il y avait du sang dans le fleuve. Ils y amenaient les Arméniens et, après les avoir égorgés sur le pont, ils les jetaient dans le fleuve. C’est ainsi qu’on a appelé ce lieu « le pont ensanglanté ». Mehmed Hodja m’a emmené dans sa maison qui se trouve au village de Kohanam. Il m’a présenté à sa femme en disant : « Je t’ai amené un garçon. Il s’appelle Hussein ». La femme m’a bien reçu, sans réserves. Elle m’a donné de l’achekmek (pain cuit sur une pierre chauffée au feu). Je l’ai <p.288> mangé avec appétit. Il m’a dit d’aller jouer dehors sous les arbres et dans les champs. Là il y avait des ânes et des chevaux, et moi qui aimais beaucoup les animaux, j’ai passé le temps très agréablement avec eux. Il me semblait que j’étais là en villégiature, surtout sachant que des faits horribles avaient lieu en ville à cette époque. Quelques jours après, je me suis rendu compte que la réalité était tout à fait différente. J’ai commencé à chercher mes parents. Je voulais rentrer à la maison, mais je ne connaissais pas le chemin.

à Kohanam, il y avait un vieux Turc qui s’appelait Nouri agha. Son fils avait été apprenti chez un tailleur arménien. Les deux filles de ce dernier habitaient chez Nouri agha. Le tailleur et sa femme avaient déjà été tués. Je jouais avec la petite fille. Un jour que je pleurais, Nouri agha est venu vers moi. Je lui ai dit : « Je veux rentrer à la maison ». Il m’a dit : « Ha, Ogloum, Ha (oui, mon fils, oui) ». Je lui ai dit : « Mon père a beaucoup d’argent. ll t’en donnera beaucoup si tu me ramènes à la maison ». à nouveau : « Ha, Ogloum, Ha ». Ainsi, je vivais dans l‘espoir. Quelques jours après, j’ai commencé à réaliser la situation : après des mois, j’ai compris que tout était fini…

Quand on a commencé à sentir l’arrivée de l’hiver, nous sommes retournés à la ville. Là, les Turcs se sont installés dans les jolies maisons des Arméniens. Mehmed Hodja, comme d’autres Turcs s’était procuré un papier du gouvernement pour s’approprier une maison dans un quartier situé un peu plus bas que le nôtre. Un jour, je suis allé voir notre maison. Elle était en piteux état. Le petit pont de bois qui reliait la rue à l’entrée était démoli, il n’y avait plus ni portes ni fenêtre. J’ai commencé à pleurer et, finalement, je suis retourné chez Mehmed Hodja. Après avoir passé l’hiver ainsi, nous sommes allés à Kohanam. Le voisin de Mehmed Hodja, Nouri agha, sachant que Mehmed Hodja ne pouvait plus me garder, m’a conseillé d’aller à Hadji Keui, à trois kilomètres de Kohanam, chez une veuve qui avait deux ou trois enfants à peu près de mon âge. J’y suis resté jusqu’à la fin de l’automne [1916]. étant très pauvre et ne pouvant plus me garder, elle m’a dit qu’elle connaissait deux frères, cordonniers à Palou, qui pouvaient me prendre chez eux. L’aîné, sa femme et deux enfants, habitaient au rez-de-chaussée. Au dessus, il y avait une soupente avec une ouverture pour la fenêtre. Je couchais là. Ils y mettaient de l’herbe pour leur âne et, sur un rayon en bois, il y avait le lavach de l’hiver. N’ayant presque rien mangé dans la journée, j’attendais la nuit pour en manger un…

à Palou, il y avait la famille Toufenkdjian. Le mari était parti, soldat et mort. Il restait la femme, la fille de quatorze ans et deux garçons de douze et dix ans. Mehmed Hodja a dit à la veuve Toufenkdjian : « Vous allez être <p.289> exilés et tués. Venez chez moi, à Kohanam pour que je vous sauve ». Ainsi la veuve et les enfants, avec tout ce qu’ils possédaient, sont allés chez Mehmed Hodja. Ce dernier a utilisé la veuve comme femme et son petit frère a pris la fille. Quelques jours après, il a dit à la veuve qu’il voulait emmener les garçons à la ville pour les mettre à l’école. Il les a emmenés et, après les avoir égorgés, a jeté les corps dans le fleuve Aradzani. Quelques jours après, il a dit à la veuve et à la fille de ramasser le linge, de le mettre sur les ânes pour aller le laver au fleuve, tandis que lui irait à la ville et, après avoir réglé ses affaires, les ramènerait à Kohanam. Après les avoir tuées toutes les deux, il les a jetées dans le fleuve. Tout cela, c’est la femme de Mehmed Hodja qui me l’a raconté, un jour où j’étais allé la voir, quand j’habitais chez les deux frères cordonniers…

Au printemps [1917], j’ai décidé de quitter les deux frères cordonniers, et c’est ainsi qu’un jour je suis allé à la ville. Là, j’ai trouvé des femmes et un groupe de garçons arméniens de mon âge. Je suis resté avec eux, je ne me rappelle pas où j’ai passé la nuit. Le lendemain, un des deux frères cordonniers est venu et m’a ramené chez eux. Après m’avoir fait enlever mes jolis vêtements propres, il m’a habillé de haillons : « Maintenant, va où tu veux ». Je suis retourné à la ville. Derrière la forteresse de Zova, j’ai rencontré une femme arménienne que je connaissais, mariée à un Turc. Elle m’a dit qu’un peu plus loin, il y avait une femme arménienne appelée Serpouhi. Je l’ai trouvée et je suis restée avec elle quelques jours.

Ayant entendu que les Américains aidaient les Arméniens à Kharpout, un groupe a décidé de s’y rendre. Derrière un charretier arménien qui transportait du blé, avec 10 à 15 femmes arméniennes, baluchons sur les épaules, nous nous sommes mis en route pour Kharpout. En chemin, quatre ou cinq soldats et un sergent turcs nous ont arrêtés. L’un d’eux a attrapé par le bras une fille arménienne de dix-sept ou dix-huit ans. Il l’a emmenée un peu plus loin et, après l’avoir violée, l’a laissée là et nous avons continué notre route. à l’entrée de Kharpout, quand nous avons commencé à voir les clochers des églises, fatigué, j’étais resté une centaine de mètres en arrière. J’ai vu qu’un Turc boiteux, qui s’était joint à notre groupe, faisait quelque chose avec une femme arménienne. Je ne savais pas que c’était le viol. Nous sommes arrivés au quartier des Assyriens. Nous sommes entrés dans une église assyrienne [chaldéenne]. Les femmes arméniennes ont commencé à embrasser les pierres du sol et des murs, comme si elles avaient trouvé la liberté. On m’a remis au centre américain où je me suis senti bien : on nous donnait un morceau de pain par jour. Puis, d’un coup, tous les Américains ont disparu [avec l’entrée en guerre des états-Unis]. Les <p.290> anciens bâtiments d’école ont été transformés en hôpital turc… »

Le récit de Garabed se poursuit. Après avoir erré d’orphelinat en orphelinat dans la région de Palou et de Kharpout, en Grèce puis en Italie, il finit par s’installer en France. Garabed est mort au début de 1987, peu après que Vahé Mamas Kitabdjian ait recueilli son récit.

8. Le pasteur Andrus

[ Andrus, art. cit., p. 98]

Le 1er octobre 1915, le révérend Andrus quitte Mardin pour Sivas. Il s’arrête d’abord à Diarbékir, puis repart pour Sivas : « Dans notre voyage d’exil, lorsque nous voyageâmes de Diarbékir à Sivas, nous passions nos journées à compter les tombes et corps non enterrés d’Arméniens sur le côté de la route. Il y en avait en moyenne cent par jour et encore ne les voyions-nous pas tous de notre voiture. Près d’Hekim Khan, nous vîmes, sur le côté de la route et un peu à l’écart, une grande et belle femme arménienne, étendue sur le dos, complètement nue, blanche comme de l’ivoire et glacée la mort. Près d’elle, il y avait trois enfants. Le plus jeune venait juste de mourir de faim et d’être resté dehors. Il étaient en pyjama. Le plus jeune était allongé et les deux autres assis près des cadavres. Les deux zaptieh furent, comme nous, très émus par ce spectacle. Les voitures s’arrêtèrent et les zaptieh s’approchèrent du groupe. L’un d’eux était si bouleversé qu’il décida d’aider les deux garçons. Nous les mîmes dans la voiture des bagages et nous leur donnâmes d’abord de l’eau et un peu de nourriture. Lorsque nous atteignîmes Hekim Khan pour la nuit, le zaptieh conduisit les enfants à l’orphelinat musulman du village.

L’année suivante (en mai 1916), lors du voyage forcé que nous fîmes de Sivas à Césarée, un jour nous nous arrêtâmes près d’un khan en ruines et je saisis l’occasion d’explorer tranquillement ces ruines. Sur un gros amas de pierres, je vis le cadavre ratatiné d’une jeune femme presque entièrement nue. Elle était sur le dos, sa bouche ouverte et tordue et son expression était celle d’une douleur et d’une agonie inexprimables et d’une férocité presque démoniaque. Je ne constatais pas de fracture d’un membre, mais le corps était trop sec et la peau trop noire pour pouvoir révéler une marque quelconque de coups. Un peu plus loin, à l’intérieur des ruines, je vis une femme âgée, agenouillée, un peu comme si elle avait été fusillée. Elle portait encore ses vêtements et il n’y avait pas d’odeur. Près de là, un troisième corps, très avancé dans la décomposition. à l’évidence, ces deux femmes n’étaient pas du même convoi ». <p.291>

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