Très bien informés de toutes les conditions dans lesquelles avait été signé le traité de Sèvres, les Turcs — ceux de Constantinople aussi bien que ceux d’Angora — y opposèrent toute la résistance que permettaient les moyens dont ils disposaient. Le gouvernement de Constantinople, quoique soumis à la pression immédiate des Alliés qui occupaient la capitale turque, en traîna en longueur la ratification. Il déclara d’abord ne pouvoir y procéder avant de s’être entendu avec le gouvernement nationaliste d’Angora. Puis, quand Moustapha Kémal Pacha eut communique au Grand Vizir les modifications que les Nationalistes jugeaient indispensables pour accéder au traité de Sèvres, — et qui étaient les suivantes : a) rattachement de Smyrne et de son hinterland à la zone des Détroits, sous la suzeraineté ottomane ; b) octroi à la Thrace d’un régime autonome sous la suzeraineté ottomane ; c) adjonction de trois délégués turcs, représentant Smyrne, la Thrace et l’Anatolie, à un délégué reconnu par le traité de Sèvres, dans la Commission chargée de l’administration de la zone neutre ; d) modification, en faveur de la Turquie, de différents articles du traité de Sèvres, visant surtout les questions financières et économiques[256], — il ne se pressa pas d’établir avec Angora l’entente réclamée : ce fut seulement le 3 décembre qu’une mission dirigée par Izzet Pacha quitta Constantinople pour Angora afin de s’y entendre avec les Nationalistes[257].
Les Nationalistes turcs profitaient en même temps du désarroi trop évident des Alliés devant le problème oriental pour consolider leurs positions. Dans l’Est, le gouvernement d’Angora se rapprocha de plus en plus des Bolchévistes, vainqueurs définitifs des Blancs après la défaite du général Wrangel, et cela malgré la politique équivoque des Soviets envers les Touraniens russes. Le résultat de cette union fut le partage de l’Arménie entre Moscou et Angora au mois de décembre 1920. Et, dans les marches syriennes et en Cilicie, le gouvernement nationaliste accentua la pression qu’il y exerçait vis-à-vis de la France. Celle-ci continuant à s’interdire de grands efforts militaires dans ces régions, la pression kémaliste y rencontra à la fois des succès et des revers. La situation militaire de la France en Cilicie s’était certes améliorée depuis l’été de 1920 ; cependant, le 11 décembre 1920, parlant devant le Comité de l’Asie française, le général Gouraud reconnaissait qu’en Cilicie la pacification était encore loin d’y être complète[258]. Cet état de guérillas continua pendant les premiers mois de l’année 1921 en Cilicie et dans les confins militaires[259].
Telle était, par rapport à la France, la situation au lendemain du traité de Sèvres. Quelle était celle de ses alliés ? L’Italie, qui avait retiré ses quelques bataillons de l’intérieur de l’Anatolie, n’eut pas à supporter directement la pression militaire des Kémalistes. Il en fut de même de l’Angleterre. Cette dernière puissance ne se trouvait pas moins en présence de graves difficultés. Quoique le mouvement de non-coopération n’y eut pas donné tous les résultats escomptés par la Délégation pour la défense du Califat, les Indes ne cessaient pas d’être en proie à des troubles sérieux[260]. Et en Mésopotamie, sous l’effet de la propagande panislamiste à la création de laquelle les Kémalistes avaient certainement contribué, un état de révolte existait. C’est dans la première moitié de l’année 1920 qu’une insurrection arabe y avait éclaté contre les troupes d’occupation britanniques, et celle-ci avait pris une grande extension pendant l’été de cette même année. Ce mouvement était une manifestation du panarabisme contre l’Angleterre, qu’il accusait de n’avoir point tenu les promesses qu’elle avait faites pendant la Grande Guerre. Le gouvernement anglais put réprimer la révolte. Mais, sous l’influence d’une grande partie de l’opinion publique anglaise, qui protestait contre les énormes dépenses qu’aurait entraînées l’occupation permanente du pays, il lui fallut abandonner son ancienne politique, pour en suivre une autre tendant à l’autonomie graduelle et même à l’indépendance de la Mésopotamie[261]. Par cette nouvelle politique, qui correspondait d’ailleurs également aux vœux des Musulmans des Indes[262], l’Angleterre affaiblit très habilement l’agitation des émissaires kémalistes et fit revivre dans tous les pays arabes la foi en une protection qu’elle accorderait un jour à leur groupement en un seul État. Rassurée du côté arabe, la Grande-Bretagne combattit les Nationalistes turcs en aidant financièrement et matériellement l’armée grecque qui alors leur faisait la guerre[263]. Et cette aide ne fut pas inutile, car, vers la fin de l’année 1920, cette armée avait considérablement étendu sa sphère d’occupation[264].
Cependant, un événement imprévu amena bientôt d’importantes modifications dans l’attitude des Alliés, et spécialement dans celle de la Grande-Bretagne. Le 14 novembre 1920, en Grèce, M. Vénizelos tombait du pouvoir. Cette chute détermina l’Angleterre à consentir à la révision du traité de Sèvres, que la France et l’Italie avaient souhaitée dès le moment même de sa signature. Le vote déconcertant du corps électoral grec, qui se détourna de l’homme qui avait réalisé presque tous les idéals de l’Hellénisme, et qui était en même temps l’ami éprouvé de l’Entente, introduisit en définitive dans le problème oriental, suivant la juste expression du Times, « un facteur d’une incertitude désolante sur le degré de confiance qu’on pourrait avoir dans le peuple grec lui-même[265] ». Peu de temps après, en effet, du 29 novembre au 4 décembre 1920, les ministres des affaires étrangères des Puissances alliées se réunissaient en Conférence, à Londres. Et, dans cette Conférence , ils prirent une résolution déclarant que, s’ils ne s’opposaient pas directement à la réintégration du Roi Constantin sur le trône de Grèce, ils considéraient qu’une telle réintégration créerait une nouvelle situation défavorable aux relations entre la Grèce et les Alliés[266]. Dans cette Conférence, ils ne rendirent toutefois aucune décision ferme au sujet de la révision du traité de Sèvres. Mais on peut juger de l’esprit qui les animait par le télégramme qu’ils envoyèrent à leurs représentants à l’Assemblée de la Société des Nations à Genève pour s’opposer à l’admission de l’Arménie dans la Société des Nations[267] : dans les motifs de ce télégramme ils invoquaient la non-ratification du traité de Sèvres et la trop grande extension donnée aux frontières de l’État arménien par l’arbitrage du Président Wilson. Les Arméniens pouvaient dès lors aisément discerner qu’ils seraient les premiers sacrifiés par le revirement de la politique orientale des Alliés. Le peuple grec n’ayant tenu aucun compte de l’avertissement des Alliés et ayant en conséquence rappelé le Roi Constantin, une nouvelle Conférence des Alliés se tint à Paris, du 24 au 29 janvier 1921, qui décida « la réunion à Londres d’une Conférence de délégués alliés, avec la participation de représentants grecs et turcs, en vue d’aboutir au règlement des questions d’Orient »[268]. Effectivement, en exécution de cette décision, des invitations furent aussitôt adressées au gouvernement hellène ainsi qu’aux deux gouvernements turcs de Constantinople et d’Angora. C’était le premier pas officiel vers la révision du traité de Sèvres, qui au surplus n’avait encore été ratifié ni par les vainqueurs ni par les vaincus. Et ce pas était accompli sous les yeux d’un monde musulman qui frémissait au spectacle des Alliés se déjugeant de leur œuvre après six mois seulement et n’attribuait leur recul qu’à leur impuissance devant l’Islam renaissant. Un coup fatal était ainsi porté au prestige des vainqueurs de la Grande Guerre dans tout le Proche-Orient, plus que jamais adonné au culte de la force.
V. l’Asie française, n° 186, novembre 1920, p. 379.
V. le Temps du 18 décembre 1920. .
« Lorsque l’insurrection a éclaté, dit le général Gouraud, les bataillons existants avaient été renforcés de quelques autres bataillons, mais ils étaient loin de composer les effectifs suffisants pour maintenir dans le calme un pays aussi vaste ; et alors, en attendant que le gouvernement, mieux éclairé sur le poids de la charge qui pesait sur l’armée du Levant, ait pu lui donner les renforts nécessaires, je suis resté en Cilicie avec quatre bataillons. Il a donc été long de faire venir des renforts et, en attendant la période où ils ont pu arriver en Orient, les deux divisions ont eu une tâche écrasante. Elle a été illustrée par la chute de Marach, que nos troupes ont évacué le 11 février, retraite atroce par une tempête de neige épouvantable, qui a mis en lumière la vigueur des troupes, leur endurance, la générosité de nos officiers, puisque plusieurs parmi ceux-ci ont été signalés ayant transporté sur leur dos dans la neige des femmes et des enfants.
« Au mois d’avril, c’est le poste d’Ourfa qui a succombé à son tour parce qu’il n’y avait pas de colonne permettant d’aller le secourir et le dégager. En mai, le poste de Bozanti, dans le Taurus, succombait pour les mêmes raisons ; il n’a pu être formé qu’une colonne de quatre bataillons, chiffre insuffisant dans la montagne, et le poste a succombé. Ce n’est qu’après le mois d’août que l’arrivée des renforts nous a permis, non pas d’infliger à Moustapha Kémal un échec, loin de là, mais, enfin, de tenir le coup, c’est-à-dire que, depuis le mois de septembre, les combats contre les Kémalistes se sont tous terminés en notre faveur, et ces combats se sont réglés par des pertes de quatre ou cinq tués, pertes que l’on peut qualifier de raisonnables.
« A l’heure actuelle, la situation est la suivante : En Syrie, très bonne…
« En Cilicie, la pacification est loin d’être complète ; mais la présence d’une colonne mobile d’une dizaine de bataillons a complètement changé la face du problème et, partout où cette division se montre, ou les troupes de Kémal se retirent, ou elles sont complètement battues. Malheureusement, comme elles ont l’Anatolie derrière elles, elles se retirent beaucoup plus souvent qu’elles ne combattent. Vous comprendrez certainement, Messieurs, la situation que je viens d’essayer de vous décrire de deux divisions françaises attaquées jusqu’au mois de juillet en Syrie, supportant de lourdes pertes dans une lutte extrêmement pénible et enfin perdant trois postes. Il ne faut pas vous en prendre à ces troupes ; elles étaient aussi vaillantes, aussi bien préparées, que celles qui ont fait la Grande Guerre. Elles étaient bien commandées. Mais vous comprendrez aisément que quand un poste est cerné par 6.000 Turcs et qu’il n’y a pas, derrière lui, un effectif suffisant pour le dégager, fatalement il finit par succomber » (V. l’Asie française, n° 188, p. 9-10).
Comp. le Temps, du 24 janvier 1921. La ville d’Aïntab ne se rendit aux Français que le 9 février 1921 (V. l’Asie française, n° 189, p. 69).
Comp. l’Asie française, septembre-octobre 1920, n° 185, p. 337 ; novembre 1920, n° 186, p. 385 ; décembre 1920, n° 187, p. 431.
Comp. The Times des 6 et 7 septembre ; 30 octobre et 1" décembre 1920 ; l’Asie française, n° 185, p. 325 ; n" 186, p. 381 ; n° 188, p. 37.
V. la lettre ouverte du Prince Aga Khan au Times dans les n°s des 5 et 6 novembre 1920, et sa traduction dans l’Asie française, n° 187, p. 394.
Le leader du Times du 17 novembre 1920 dit, en parlant de l’armée grecque d’Anatolie : « This force is financed by Great Britain and it would be rendered powerless were the support of the Allie » withdrawn ».
« A la fin l’année 1920, constate l’Asie française (janvier 1921, n° 188, p. 28), les troupes du général Papoulas se trouvaient, en fait, maîtresses d’un territoire autrement étendu que celui dans les limites duquel elles devaient primitivement se renfermer. De Smyrne, elles s’étaient graduellement avancées, en guerroyant contre de faibles détachements nationalistes, jusqu’au delà d’Allachehr et jusqu’à Ouchak. Elles avaient même, au mois d’octobre dépasse Ouchak, pour se replier ensuite sur ce point ; ainsi avaient-elles pénétré à l’intérieur de l’Anatolie jusqu’à environ 300 kilomètres de leur point de départ. Maîtres d’une partie de la voie ferrée de Smyrne à Panderma, tout proches, aux frontières du grand quadrilatère qu’ils occupent, de la grande ligne de Constantinople à Afioun-Kara Hissar, les Grecs estimaient avoir aisément raison des Nationalistes, le jour où ils entreraient à nouveau en lutte avec eux, et ne rien avoir à redouter de l’aide promise à Moustapha Kémal par le gouvernement des Soviets ».
V. The Times du 22 novembre 1920, qui dit encore que la politique suivie jusqu’ici par les Alliés était basée sur la constance de la Grèce vénizeliste et qu’elle ne pourrait être facilement poursuivie avec l’aide d’une Grèce capricieuse constantinienne.
The Times, december 6, 1920 ; Giannini La questione orientale alla Conferenza della pace, p. 98.
V. cette Revue, 2e série, t. IV (1922), p. 524-526.
V. l’Europe nouvelle du 5 février 1921 ; le Temps du 31 janvier 1921 ; l’Asie française, février 1921, n" 189, p. 49 ; Giannini, La questione orientale, p. 99-100.