L’attitude des États-Unis d’Amérique, qui a exercé sur le sort de l’Arménie une très grande influence, exige un examen particulier.
Le 20 mars 1919, sur l’initiative du Président Wilson, le Conseil des Quatre avait décidé l’envoi dans le Proche-Orient d’une Commission interalliée composée de délégués des États-Unis, de la France, de l’Angleterre et de l’Italie pour recueillir les vœux des populations et faire une enquête générale sur les besoins des pays qui devaient être détachés de l’Empire ottoman[236]. Cependant, en définitive, les trois Puissances alliées ne participèrent pas aux travaux de la Commission, et ce furent les seuls délégués américains, MM. King et Crane, qui, aidés de nombreux experts, se livrèrent (du 10 juin au 21 juillet 1919) à une enquête en Palestine, en Syrie et en Cilicie.
Le rapport de ces deux Commissaires américains ne fut publié qu’en décembre 1922[237]. Il est instructif au plus haut degré pour l’étude de la mentalité d’une partie au moins de l’opinion publique américaine de cette époque et nous donne peut-être les raisons pour lesquelles l’Amérique, défenseur de tout temps des Arméniens, a finalement refusé le mandat pour l’Arménie.
Dans les « Recommandations » qui terminent leur rapport, les Commissaires déclarent qu’ils ont eu en vue de prévenir une exploitation et une division égoïstes (selfish exploitation and division) de la Turquie et que c’est en se basant exclusivement sur des considérations de justice et le bien universel qu’ils proposent les solutions suivantes du problème turc :
Trois États devraient être formés, totalement indépendants l’un de l’autre, l’État arménien, l’État international de Constantinople et l’État turc. Chacun de ces États serait placé sous un mandat spécial ; mais, en même temps, un mandat général serait créé pour l’ensemble des trois États, comprenant toute l’Asie Mineure : il y aurait donc des gouverneurs séparés pour l’Arménie, pour Constantinople et pour la Turquie, et un gouverneur général pour toute l’Asie Mineure.
Les Commissaires américains sont d’avis que le mandat général aussi bien que les trois mandats spéciaux devraient être pour plusieurs motifs donnés au États-Unis d’Amérique :
Ils font tout d’abord remarquer que les Alliés, aussi bien que les Arméniens, désirent que l’Amérique assume le mandat pour l’Arménie. Mais ce mandat est difficile entre tous, car il comporte la construction à nouveau d’un État naissant dans des conditions d’une hostilité intense entre ses différents éléments : ce mandat devrait donc être prolongé au delà des désirs arméniens ; il faut, pour son succès, que les efforts du mandataire ne puissent se trouver entravés (handicapped) par des circonstances venant des pays environnant l’Arménie. En second lieu, d’après MM. King et Crane, les problèmes des divers États en Asie Mineure sont tellement enchevêtrés qu’il ne serait pas sage de les confier à des puissances ayant des idéals et des méthodes différents : une pareille situation ne manquerait pas de produire des frictions et la mésintelligence, et les conditions non satisfaisantes existant dans un État auraient leur répercussion naturelle dans les autres. En troisième lieu, si le reste de la Turquie, en dehors d’un modeste État arménien, était divisé en sphères d’influence et en champs d’exploitation, les obstacles à l’exécution d’un mandat arménien régulièrement conçu deviendraient presque insurmontables[238]. C’est ainsi que le mandat américain pour l’Arménie doit impliquer un mandat général pour toute l’Asie Mineure.
Une nouvelle raison, de l’avis des Commissaires, milite en ce sens. Les États-Unis sont la puissance qui la plus naturellement (the most natural Power) peut être appelée à assumer le mandat pour l’État international de Constantinople, parce qu’elle constitue la seule grande puissance qui soit désintéressée territorialement et stratégiquement et qui ressente incontestablement une sympathie profonde (unmistakebly earnest sympathy) pour les buts d’un pareil État ainsi que pour les moyens internationaux par lesquels ces buts doivent être réalisés, c’est-à-dire pour la Société des Nations. Mais, font-ils observer, tous les fruits d’un pareil État international ne sauraient être recueillis si le reste de l’Asie Mineure ne devient pas une ambiance convenable en étant soumise aux mêmes grands principes. Ici encore, le mandat pour Constantinople implique dès lors celui pour toute l’Asie Mineure. Enfin, dernier motif en faveur d’un mandat américain général, le choix de l’Amérique comme mandataire s’impose dans l’intérêt même de l’État turc. Le peuple turc en effet a confiance en elle, et cette dernière est tout spécialement préparée pour lui venir en aide à cette heure critique de son histoire.
Mais ce ne sont là que les raisons générales. En dehors de celles-ci, auxquelles on peut ajouter la considération que les autres grands alliés sont déjà grevés de lourdes responsabilités coloniales, il en existe encore d’autres, plus directes, qui doivent conduire, d’après les Commissaires, à ce mandat « composite de surveillance » (composite supervisory mandate) américain. Les voici :
Mais, dans leur rapport, les Commissaires envisagent contre leur opinion des objections qu’ils cherchent à résoudre. Voici la première : les relations financières entre l’Amérique et la Turquie doivent tendre à une indépendance respectueuse d’elle-même (self-respecting independence) ; or, pour atteindre ce résultat, étant donné la situation actuelle de l’Empire ottoman, il faudra engager des fonds importants qui ne donneront tout d’abord que de lents et insignifiants bénéfices. À cette objection MM. King et Crane répondent qu’on peut espérer avant la fin du mandat de bons profits, tout en garantissant les intérêts de la Turquie contre toute exploitation intéressée. Au surplus, l’Amérique n’a pas à escompter de grands profits financiers, et en tout cas il vaut mieux pour elle dépenser des millions pour instaurer la paix entre les nations plutôt que de perdre des billions qu’engloutirait une nouvelle guerre si un frein n’était pas mis au cynique égoïsme national de l’heure présente.
La seconde objection qu’ils prévoient à leur suggestion de conférer à l’Amérique un aussi vaste mandat est le reproche d’impérialisme. Les Commissaires y font réponse en remarquant que le mandat prévu est conçu comme un simple mandat à terme et que tout au plus le mandat pour Constantinople pourrait être prolongé par la Société des Nations ; que l’Amérique n’acceptera un pareil mandat que pour prendre sa part de responsabilité dans le monde d’aujourd’hui et qu’il faudra mener une campagne pour la décider à l’accepter ; que, d’ailleurs, elle ne l’acceptera qu’à certaines conditions.
Ces conditions, qui sont des conditions sine qua non, sans lesquelles les Commissaires ne peuvent recommander le mandat américain pour l’Asie Mineure, sont les suivantes :
« Que le mandat américain soit réellement souhaité par le peuple turc ; que la Turquie déclare qu’elle est prête à rendre justice aux Arméniens, non seulement en leur concédant le territoire se trouvant dans ses limites, qui est proposé pour l’État arménien, mais encore en encourageant le rapatriement des Arméniens, et en prenant des mesures pour que toute réparation équitable leur soit accordée à leur retour dans leurs foyers ; que la Turquie déclare aussi qu’elle est prête à devenir un État constitutionnel moderne ; que la Russie soit prête à renoncer à toutes prétentions sur l’Arménie russe ; que les Alliés accueillent cordialement l’aide apportée par l’Amérique dans la situation difficile en Turquie ; et, particulièrement, que tous plans pour le dépeçage de la Turquie, au profit de peuples étrangers, en sphères d’influence et en arènes d’exploitation, soient abandonnés. Ces conditions sont nécessaires pour une solution satisfaisante du problème turc. À moins qu’elles ne soient réalisées, l’Amérique ne devrait pas accepter le mandat pour l’Asie Mineure. Et les Commissaires, ne recommandent pas que le mandat soit donné à l’Amérique si ces conditions ne peuvent être essentiellement admises »[239].
Cependant la mission King-Crane ne fut pas la seule qui fut chargée de faire une enquête au sujet de la Turquie. Une autre ne tarda pas à la suivre. Au mois de septembre 1919, le Président des États-Unis envoya en Arménie une mission militaire présidée par le général James G. Harbord. Et le rapport que ce général adressa au secrétaire d’État est pénétré d’un esprit tout semblable à celui du rapport Crane-King[240].
« A supposer, dit en effet ce rapport, qu’il doive y avoir un mandat pour l’Arménie et la Transcaucasie, et un autre pour Constantinople et l’Anatolie, il y a beaucoup de considérations plaidant en faveur de l’exercice de ces mandats par la même puissance. Si des puissances différentes exerçaient ces mandats, les inévitables jalousies et haines, les tendances séparatistes exagérées et les difficultés économiques conduiraient vers un échec. Malgré tous ses défauts, l’Empire ottoman est une institution existante et il possède une machinerie politique, bien que rôuillée et entachée de sang, qui pourrait fonctionner sous le contrôle d’un mandataire fort. Les peuples en question vivent dans des territoires adjacents et, qu’ils le désirent ou non, sont des voisins. Un seul mandataire pour l’Empire turc et la Transcaucasie serait la solution la plus économique. Aucun système rationnel de chemins de fer en Transcaucasie et en Arménie ne saurait être élaboré sans extension en Anatolie. Les grandes routes naturelles à travers les montagnes de l’Arménie sont rares et le développement des transports même avec des embranchements appropriés sera dans le meilleur cas, coûteux et difficile ; sans accès à l’Anatolie, il sera impossible. Pour beaucoup d’années, les dépenses de l’exploitation ne seront pas couvertes par des revenus correspondants. Cette situation serait allégée par l’unification du contrôle des deux régions. Si Constantinople, l’Anatolie et l’Arménie étaient dans des mains différentes, les fabricants et exportateurs de l’Arménie ne pourraient escompter une participation égale dans le commerce et le trafic du Proche-Orient »[241].
Le rapport exprime ensuite la crainte que la déclaration par les puissances de vouloir traiter une Arménie indépendante dans l’Empire ottoman, si elle n’est pas suivie d’une forte occupation militaire de cet Empire, ne donne le signal d’un massacre général des Chrétiens par les Turcs, surexcités que sont ceux-ci par l’occupation grecque de Smyrne et par « les activités et la propagande de certaines puissances européennes ». Il ne serait donc pas sage, remarque le général Harbord, d’incorporer aujourd’hui des territoires turcs à une Arménie séparée, et de donner à une minorité arménienne, dont les cœurs sont pleins de rancœurs contre une tyrannie séculaire, le pouvoir sur une majorité musulmane : ce que pour l’instant on doit éviter, c’est de tracer des frontières définies entre les deux races ; or, seule la concentration du contrôle dans les mains d’un unique mandataire peut permettre d’aboutir à ce résultat[242].
En ce qui concerne la puissance qui devrait assumer le « mandat dans le Proche-Orient », le rapport est d’avis[243] que très probablement un plébiscite se prononcerait en faveur d’un mandat américain pour tout l’Empire ottoman, à l’exclusion de la Syrie, de la Mésopotamie et de l’Arabie. Mais le général Harbord prend soin d’ajouter que l’Amérique ne devrait pas accepter, le cas échéant, un pareil mandat, sans avoir au préalable, au moyen d’accords formels avec les puissances, pris toutes précautions contre des complications internationales et avoir fait accepter par elles ses conditions. Et parmi ces conditions le général cite comme particulièrement importantes : le contrôle absolu des relations étrangères de l’Empire ottoman ; la révision des concessions conférant des privilèges exclusifs s’il est établi que ceux-ci sont contraires à l’intérêt de l’État ; l’annulation des concessions non encore exploitées et qui ne sont pas désirables du point de vue du mandataire ; l’abolition du système affectant certains revenus à des buts déterminés et le contrôle de tous les revenus par la trésorerie ; l’abolition du contrôle étranger sur les finances turques, spécialement la dissolution du Conseil de la dette publique ottomane ; l’unification et le remboursement de toutes les obligations étrangères de l’Empire ; la participation de la Syrie et de la Mésopotamie dans les obligations étrangères ; l’abrogation des traités de commerce de la Turquie.
Mais le général Harbord se rend bien compte que beaucoup des mesures qu’il préconise ainsi, par exemple l’abolition du contrôle financier étranger, n’obtiendront pas facilement l’assentiment des puissances. Il ne les en déclare pas moins indispensables. L’Amérique, dit-il, doit insister pour qu’elles soient prises, car elle ne saurait admettre que sa politique fût contrôlée par des capitaux étrangers ; elle ne pourrait non plus renoncer au remboursement de la dette, sinon son administration courrait le risque d’être discréditée[244].
Tout en ne se considérant pas qualifié pour recommander formellement aux États-Unis d’assumer le mandat pour le Proche-Orient, le Commissaire américain croit cependant, en terminant son rapport, devoir énumérer successivement les raisons pour ou contre l’acceptation. Et la manière dont il les présente montre clairement qu’il est partisan du mandat américain.
Les principales raisons que le rapport fait valoir contre l’acceptation du mandat par l’Amérique peuvent se résumer comme suit :
À l’extérieur, les États-Unis ont des obligations antérieures et les touchant de plus près que le problème arménien, ainsi que des sphères d’influence bien reconnues où une situation difficile appelle l’action américaine. À l’intérieur, ils doivent résoudre des problèmes nés de la guerre. Ils ne sont aucunement responsables de la situation dans le Proche-Orient. D’autres peuples, et en particulier l’Angleterre, pourraient également assurer, en qualité de mandataires, la justice et la sécurité dans le Proche-Orient. Les États-Unis ne peuvent, d’autre part, garantir la continuité de leur politique étrangère : aucun Congrès ne saurait lier ses successeurs, et les traités eux-mêmes peuvent être privés de leur effet par le refus des crédits qui assurent leur exécution. L’acceptation d’un mandat dans le Proche-Orient, qui pendant des siècles a été le champ de bataille des militarismes et des impérialismes, affaiblirait la position des États-Unis relativement à la doctrine de Monroe, les mêlerait, contrairement à leur tradition, à la politique du Vieux-Monde et pourrait les opposer à la Russie reconstituée. L’Amérique pourrait ainsi être entraînée dans des conflits avec les politiques et les ambitions des États qui sont maintenant ses amis et qui pourraient devenir ses rivaux. L’intervention américaine dans le Proche-Orient priverait de leur avantage stratégique les États-Unis aujourd’hui séparés par l’océan Atlantique des autres peuples ; leurs lignes de communication avec Constantinople seraient à la merci des autres puissances navales. Le mandat exigerait probablement une augmentation de l’armée et de la flotte. Il réclamerait aussi de fortes dépenses. Les capitaux ne s’employeraient certainement pas à la construction si difficile des chemins de fer sans une garantie gouvernementale. Les possibilités commerciales pourraient être développées plus facilement dans des pays moins lointains. L’Amérique serait impliquée dans cette entreprise pour au moins une génération, et le Congrès devrait avancer pour les dépenses des premières cinq années une somme évaluée à 756.014.000 dollars.
Les raisons pour l’acceptation du mandat sont au contraire les suivantes :
L’Amérique, qui est l’un des principaux facteurs de la constitution de la Société des Nations, est moralement tenue d’accepter les obligations et les responsabilités d’une puissance mandatrice. Le Proche-Orient constitue la plus grande « opportunité humanitaire » du siècle et l’Amérique est plus qualifiée que tout autre État pour se livrer à une tâche d’humanité : les exemples de Cuba, de Porto-Rico, des Philippines, de Panama, de Hawaï en sont la preuve ; sa politique altruiste poursuit plutôt le développement des peuples que celui des ressources matérielles. L’Amérique est l’unique espoir des Arméniens, car ceux-ci appréhendent de la part de la Grande-Bretagne une politique qui sacrifierait leurs intérêts à l’opinion publique musulmane. Au surplus, le mandat américain est désiré pratiquement non seulement par le peuple arménien, mais aussi par chacune des Grandes Puissances — après elle-même. Le pouvoir américain est juste (adéquate) ; ses antécédents sont purs et ses mobiles au-dessus de toute suspicion. Il mettrait un terme définitif aux massacres des Arméniens et autres Chrétiens, et il assurerait la justice aux Turcs, aux Kurdes, aux Grecs et aux autres nations ; si les États-Unis n’acceptaient pas le mandat, il est au contraire probable que les jalousies internationales aboutiraient à la continuation de l’ineffable régime des abus turcs (unspeakable misrule of the Turc). Le mandat américain peut seul assurer la paix en ce carrefour du monde, où la guerre sévit depuis les premiers temps de l’histoire. Il augmentera en même temps le prestige des États-Unis dans l’univers. L’intervention américaine contribuerait, d’autre part, à faire l’éducation libérale du peuple américain en matière de politique mondiale. L’Amérique a de puissants « intérêts sentimentaux » dans le Proche-Orient : elle y possède en effet des missions et des écoles. Les dépenses qu’entraînerait le mandat ne sont pas celles qu’on pourrait craindre. L’État mandaté, après une période initale ne dépassant pas cinq années, pourra subvenir lui-même à ses propres besoins, et il y aura pour les États-Unis de grands avantages commerciaux à tirer de la région mandatée et des pays voisins (Russie, Roumanie, etc.). En définitive, « mieux vaut dépenser des millions de dollars pour un mandat que d’en perdre des billions dans des guerres futures ».
Le général Harbord termine finalement son rapport en constatant « le respect, la confiance et l’affection » dont le nom américain est entouré dans tout le Proche-Orient, et en attirant l’attention sur les graves responsabilités qu’implique pour l’Amérique cet état d’âme. Il est certain que l’Amérique devrait exercer son mandat dans des circonstances des plus critiques. Cependant, dit-il, « si, pour n’importe quels motifs suffisants à nos propres yeux, nous refusions d’assumer les charges qu’un pareil sentiment nous impose, nous serions considérés par beaucoup de millions d’hommes comme n’ayant pas achevé la tâche pour laquelle nous sommes entrés dans la guerre et comme ayant ainsi déçu leurs espoirs »[245].
C’est au mois d’avril 1920 que le rapport du général Harbord fut présenté au Sénat américain. Les raisons qu’il contenait contre l’acceptation du mandat arménien y trouvèrent, comme dans l’opinion publique, un écho plus sympathique que les raisons évoquées en faveur de ce mandat. Et lorsque, le 25 avril, le Conseil suprême siégeant à San Remo demanda au gouvernement américain d’accepter le mandat pour l’Arménie, le Président Wilson, qui était favorable à cette offre, se heurta à l’opposition non seulement de tout le parti républicain, mais encore d’une partie du camp démocrate[246]. Le 12 mai 1920, le Comité des affaires étrangères, dans une résolution constatant l’exactitude des rapports sur les atrocités commises contre les Arméniens, et exprimant à ce sujet la sympathie de l’Amérique pour l’Arménie, se borna à autoriser le Président à envoyer un bateau de guerre pour protéger les intérêts des États-Unis[247]. Ce fut l’unique témoignage que le Sénat marqua en faveur des Arméniens.
Cependant, le 24 mai, le Président Wilson introduisit au Sénat un Message dans lequel il demanda à être autorisé à accepter le mandat arménien que le Conseil suprême offrait à l’Amérique. Dans ce Message, il indiquait que l’offre avait été faite en conformité de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations et en recommandait l’acceptation en invoquant la sympathie pour l’Arménie qui avait surgi, non pas d’une petite partie du peuple américain, « mais, avec une spontanéité et une sincérité extraordinaires, de la totalité du grand corps d’hommes et de femmes chrétiens du pays, dont les contributions volontaires avaient pratiquement sauvé l’Arménie au tournant le plus critique de son existence ». Dans son cœur, y disait-il, le grand et généreux peuple américain a fait sienne la cause de l’Arménie ; et c’est au peuple américain et à son gouvernement que va l’attente du peuple arménien en lutte, maintenant qu’il sort d’une période de souffrances et de dangers indescriptibles. Le Président exprimait en conséquence l’espoir que le Congrès jugera sage de répondre avec la plus grande générosité aux espérances de l’Arménie : « Ce ne serait rien moins qu’arrêter la marche pleine d’espoir de la civilisation, si les États-Unis refusaient la proposition de devenir les amis secourables et les conseillers de ceux des peuples que, d’une manière autorisée et formelle, on leur demande de guider et d’assister ». Le Président terminait son Message en disant que, s’il se rend bien compte qu’il propose au Congrès de faire « un choix très embarrassant », il est du moins certain de parler d’après l’esprit du plus grand peuple chrétien désireux de voir tous les peuples chrétiens relevés de leur sujétion abjecte et de leur détresse et mis en état de se mettre sur pied et prendre leur place parmi les nations libres du monde : la reconnaissance de l’indépendance de l’Arménie par l’Amérique et l’assistance qu’elle lui donnera en acceptant les fonctions de mandataire signifieront une réelle liberté et un bonheur assuré pour les Arméniens[248].
On le voit, le Président Wilson, dans son Message, ne se servait en aucune manière des arguments donnés par le rapport Harbord en faveur du mandat : il invoquait exclusivement le sentiment chrétien du peuple américain et les dangers que le rejet du mandat ferait courir à la civilisation. Ce fut, au contraire, surtout en se basant sur ce rapport que les adversaires du mandat au Sénat le combattirent. Ainsi le sénateur Lodge argumenta des dépenses militaires considérables qu’indiquait ce document et des conditions spéciales auxquelles celui-ci subordonnait l’acceptation du mandat (la possession de Constantinople et des régions adjacentes, le contrôle des finances et des relations extérieures de la Turquie, la révision des concessions, la réorganisation de la dette ottomane, l’abrogation des traités de commerce existants de la Turquie, etc.)[249].
Le Sénat se prononça sur le message le 31 mai 1920. Il n’accorda que 12 voix à la motion tendant à autoriser le Président à accepter le mandat. Et il rejeta par 43 voix contre 23 la proposition de renvoyer la résolution au Comité des relations extérieures jusqu’au moment où serait décidée la question de l’entrée de l’Amérique dans la Société des Nations. Finalement le Sénat adopta la résolution suivante par 52 voix contre 23 : « Le Congrès décline respectueusement de conférer à l’Exécutif le pouvoir d’accepter un mandat pour l’Arménie »[250].
Ainsi, le Président Wilson, quoiqu’en possession tout à la fois du rapport Harbord et du rapport King-Crane, avait cru pouvoir recommander au Sénat l’acceptation d’un mandat américain pour l’Arménie, en dehors d’un mandat similaire pour Constantinople et la Turquie. Il n’avait pas jugé davantage devoir subordonner l’acceptation de ce mandat aux conditions mentionnées dans les deux rapports. Le Sénat américain, au contraire, semble avoir attaché la plus grande importance aux conditions formulées dans le rapport Harbord. Il est toutefois impossible de dire si le Sénat aurait accepté le mandat arménien au cas où ces conditions auraient été consenties par le Conseil suprême. Le rapport Harbord avait d’ailleurs souligné les difficultés qu’il y aurait à obtenir un pareil consentement[251]. Quoi qu’il en soit, se trouvant en présence d’une offre qui ne répondait à aucune des conditions développées dans les rapports du général Harbord, le Sénat a estimé devoir s’abstenir de toute négociation à ce sujet avec les Puissances[252].
Le rejet par le sénat américain du mandat pour l’Arménie a exercé une énorme influence sur le sort de ce dernier pays. C’est lui, en effet, qui orienta les Puissances vers la création d’une Arménie indépendante telle que l’envisagea le traité de Sèvres. Alors que le peuple arménien avait, non moins que les Syriens et les Arabes, besoin de l’aide et des conseils du mandataire désintéressé que l’article 22 du Pacte de la Société des Nations garantit aux peuples « non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne », c’est d’une Arménie ne devant compter que sur ses propres forces qu’il va être désormais question.
Comp. l’Asie française, février-juillet 1919, n° 175, p. 184.
Report of American Section of Interallied Commission on Mandates in Turkey (Editor and Publisher New-York, December 2, 1922).
« If the rest of Turkey, outside of a modest Armenian State, were divided into sphères of influence and exploitation areas, the direct hindrance to the work-ing^out of a truly conceived mandate in Armenia would be well nigh insuperable ».
Report King-Crane, pp. XVIII-XX.
Conditions in the Near East, Report of the American Military Mission to Armenia by Maj. Gen. James G. Harbord. 66th Congress 2d session. Senate Document n° 266.
Rapport, p. 16.
Rapport, p. 18-19.
P. 19.
Rapport, p. 24-25.
Rapport, p. 25-29.
Comp. The New-York Herald du 27 avril 1920. Le sénateur démocrate M. Hitchcock lui-même, un des plus fermes soutiens de la politique de M. Wilson, se prononça contre le mandat arménien, pour les raisons que l’Arménie comprendrait probablement des régions habitées par les Turcs, et que des conflits entre Turcs et Arméniens seraient par suite inévitables, entraînant des interventions militaires américaines. M. Hitchcock exprima l’avis qu’en tous cas l’Amérique ne saurait accepter le mandat, sans avoir le contrôle sur Constantinople et les Détroits et nota que l’offre du Conseil suprême ne tenait aucunement compte de cette nécessité.
New-York Herald du 12 mai 1920.
V. le texte anglais du Message du Président Wilson dans le New-York Herald du 25 mai 1920.
New-York Herald du 25 mai 1920.
New-York Herald du 2 juin 1920.
« Consent to many of these measures would not easily be obtained », p. 25.
Rappelons que l’offre des Puissances alliées n’a tenu non plus aucun compte des suggestions du Conseil de la Société des Nations sur les assurances préalables à donner au mandataire (V. ci-dessus, p. 74-75).