La partie IV du traité de Sèvres traite de la « protection des minorités ». Les dispositions qu’elle contient reproduisent, en grande partie, celles des traités spéciaux conclus par les principales Puissances alliées (France, Grande-Bretagne, Italie et Japon) et, dans quelques cas, l’Amérique du Nord, avec plusieurs États issus de la grande guerre ou ayant subi de son fait des modifications territoriales, (Pologne, Roumanie, Tchéco-Slovaquie, État Serbe-Croate-Slovène, Autriche, Hongrie, Bulgarie, Grèce et Arménie). Sous certains rapports importants, le traité de Sèvres s’écarte cependant sensiblement desdites conventions, aussi bien en ce qui concerne l’étendue des droits des minorités qu’en ce qui touche aux garanties. L’étude du système établi par le traité est d’une importance d’autant plus capitale pour notre question, que les Turcs se montrent aujourd’hui réfractaires à tout régime spécial des minorités dans l’Empire ottoman et ne veulent leur concéder que les droits consentis par les autres États énumérés plus haut. Il nous paraît donc tout à fait indispensable de préciser les divergences qui existent à ce sujet entre le traité de Sèvres et les conventions sur les minorités.
Il y a lieu de remarquer avant tout que la partie du traité de Sèvres intitulée « Protection des minorités » stipule non seulement les droits particuliers des minorités, mais encore ceux qui leur sont communs avec tous les ressortissants et même tous les habitants de la Turquie. Cette division tripartite des droits protégés se retrouve dans toutes les autres conventions qu’on entend désigner sous le nom de « Conventions sur les minorités », mais qui s’occupent également des droits des habitants et des ressortissants.
1° Les droits dont peuvent jouir les membres des minorités, à l’instar de tous les habitants de la Turquie, sont précisés par l’article 141 du traité de Sèvres :
« La Turquie s’engage à accorder à tous les habitants de la Turquie pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race ou de religion.
« Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance.
« Les atteintes au libre exercice du droit prévu au paragraphe précédent seront punies des mêmes peines, quel que soit le culte intéressé ».
Le premier paragraphe de cet article se retrouve dans toutes les autres conventions : l’obligation de la Turquie de reconnaître et de respecter un certain minimum des droits de l’homme ne lui est donc plus particulière. Le paragraphe 2 de l’article a, par contre, une adjonction dans les conventions avec les autres États, portant que ces derniers reconnaissent le droit au libre exercice de toute foi, religion ou croyance dont la pratique ne sera pas incompatible avec l’ordre public et les bonnes mœurs. Cette adjonction a été probablement jugée dangereuse dans un traité avec la Turquie : les négociateurs n’ont pas voulu laisser à la Porte la possibilité de se dérober, dans l’avenir, à l’exécution intégrale de l’article, sous le prétexte d’une atteinte à son ordre public, interprété en un sens trop étroit.
Enfin, seul parmi les autres traités, celui conclu avec l’Arménie reproduit le paragraphe 3 de l’article 141 du traité de Sèvres, en stipulant expressément que « les atteintes au libre exercice des cultes seront punies des mêmes peines, quel que soit le culte intéressé ». Cette stipulation expresse a été jugée inutile dans le cas des pays qui ont une réputation de tolérance différente de celle de la Turquie. Elle a été probablement insérée dans le traité avec l’Arménie, comme une indication considérée comme utile pour une nation nouvellement détachée d’un Empire dont elle n’avait pas eu l’occasion d’apprécier l’impartialité.
2° Une seconde catégorie de droits est garantie aux membres des différentes minorités de la Turquie en leur qualité de ressortissants ottomans.
Le paragraphe 1 de l’article 145 du traité de Sèvres porte : « Tous les ressortissants ottomans seront égaux devant la loi et jouiront des mêmes droits civils et politiques sans distinction de race, de langage ou de religion ». En dehors de cette déclaration générale d’égalité, qui se retrouve dans toutes les autres conventions relatives aux minorités, le traité de Sèvres spécifie expressément certains droits individuels dont les membres des minorités jouissent à l’instar des autres ressortissants ottomans. Ces droits sont, en général, identiques à ceux stipulés par les autres conventions sur les minorités, sauf cependant sur un point très important, concernant les institutions charitables, religieuses et sociales.
a) Dans cette catégorie il faut ranger d’abord l’admission aux emplois publics et l’exercice des professions ou industries.
« La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant ottoman en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l’admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l’exercice des différentes professions et industries » (art. 145 § 2). Cette disposition figure dans tous les autres traités assurant la protection des minorités.
b) Un autre droit garanti par le traité de Sèvres à chaque membre d’une minorité et se retrouvant également dans les autres traités est celui du libre usage de sa langue. L’art. 145 § 4 dit : « Il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant ottoman d’une langue quelconque soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques. Des facilités appropriées seront données aux ressortissants ottomans de langue autre que le turc pour l’usage de leur langue soit oralement, soit par écrit, devant les tribunaux ».
c) La plénitude de la liberté religieuse, qui résulte déjà des articles précités, reçoit une nouvelle consécration dans l’article 150 : « Dans les villes ou régions où réside une proportion considérable de ressortissants ottomans de religion chrétienne ou juive, le gouvernement ottoman s’engage à ce que ces ressortissants ottomans ne soient pas astreints à accomplir un acte quelconque constituant une violation de leur foi et de leurs pratiques religieuses, ni frappés d’aucune incapacité s’ils refusent de comparaître devant les tribunaux ou d’accomplir quelque acte légal le jour de leur repos hebdomadaire. Toutefois cette disposition ne dispensera pas ces ressortissants ottomans, chrétiens ou juifs, des obligations imposées à tous autres ressortissants ottomans en vue du maintien de l’ordre public ».
Des prescriptions analogues, se référant au jour de repos hebdomadaire des Juifs, se trouvent seulement dans l’article 11 du traité des Puissances avec la Pologne et dans l’article 10 du traité avec la Grèce.
d) Sous la forme d’un droit individuel se présente également le droit à créer des institutions charitables, religieuses ou sociales. « Les ressortissants ottomans appartenant à des minorités ethniques, de religion ou de langue, dit l’article 147, jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants ottomans. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais, indépendamment et sans aucune ingérence des autorités ottomanes, toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles primaires, secondaires et d’instruction supérieure, et tous autres établissements scolaires, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion ».
La disposition de l’article 147 se retrouve dans tous les autres traités relatifs aux droits des minorités, avec cependant l’omission de ce membre de phrase très important : « indépendamment et sans aucune ingérence des autorités ottomanes ». Les autorités ottomanes se voient donc refuser tout droit d’ingérence et de contrôle sur les institutions religieuses, charitables, sociales et scolaires, créées par des personnes appartenant à une minorité quelconque. La raison de cette limitation de la souveraineté ottomane est facile à découvrir. Le régime jeune-turc s’était évertué à persécuter toute initiative privée des non-Turcs et avait supprimé, ou soumis à un contrôle hostile, toutes leurs œuvres, écoles et associations. C’est pourquoi l’article 147 a consacré expressément, dans tous ces domaines, la liberté complète de chaque non-Musulman et non-Turc. Dans tous les autres États possédant des minorités, en Autriche, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, en Bulgarie, en Tchéco-Slovaquie, dans l’État Serbe-Croate-Slovène, en Grèce, en Arménie, les principales Puissances n’ont pas exclu expressément le contrôle des autorités territoriales, lequel contrôle est d’ailleurs parfaitement légitime tant qu’il se tient dans les limites dictées par la sécurité de l’État. Mais, dans le cas de la Turquie, le souvenir du passé n’a pas permis d’admettre dès à présent l’ingérence des autorités ottomanes dans la vie religieuse, sociale et scolaire de ses ressortissants non-Turcs.
3° En dehors des droits que nous venons d’énumérer et qui appartiennent individuellement à chaque membre d’une minorité, il y en a d’autres que le traité de Sèvres garantit aux minorités comme collectivités.
a) Ainsi l’article 148 assure, dans certains cas, aux minorités comme telles, une part des fonds des budgets de l’État, municipaux ou autres : « Dans les villes ou régions où existe une proportion considérable de ressortissants ottomans appartenant à des minorités ethniques, de langue ou de religion, ces minorités se verront assurer une part équitable dans le bénéfice et l’affectation des sommes qui pourraient être attribuées sur les fonds publics par le budget de l’État, les budgets municipaux ou autres, dans un but d’éducation ou de bienfaisance ». Les autres traités, qui contiennent tous la même disposition, définissent cependant le but en question comme « but d’éducation, de religion ou de charité ». Le traité avec la Turquie n’a pas voulu astreindre cet État musulman à subvenir aux besoins de la religion chrétienne. Par contre, seul l’article 148 du traité turc prend la précaution d’insérer ce paragraphe final : « Les fonds en question seront versés aux représentants qualifiés des communautés intéressées ».
Ces clauses générales, reproduisant celles insérées dans les traités des Puissances avec les États civilisés, n’ont cependant pas été jugées suffisantes par les rédacteurs du traité de Sèvres : ils ont cru nécessaire de sauvegarder par un article spécial, l’article 149, les anciens droits des communautés non-musulmanes. Voici en effet ce qu’on y lit :
« Le gouvernement ottoman s’engage à reconnaître et à respecter l’autonomie ecclésiastique et scolaire de toute minorité ethnique en Turquie. À cette fin et sous réserve des dispositions contraires du présent traité, le gouvernement ottoman confirme et soutiendra à l’avenir, dans toute leur étendue, les prérogatives et immunités d’ordre religieux, scolaire ou judiciaire, accordées par les Sultans aux races non-musulmanes en vertu d’ordonnances spéciales ou de décrets impériaux (firmans, hattis, bérats, etc.), ainsi que par des ordres ministériels ou ordres du Grand-Vizir ».
Et l’article ajoute :
« Tous décrets, lois, règlements et circulaires émanant du gouvernement ottoman, et comportant des abrogations, restrictions ou amendements desdites prérogatives et immunités, seront considérés à cet égard comme nuls et non avenus ».
Cette dernière disposition est particulièrement importante. Si on la compare avec le paragraphe précédent, il devient évident qu’elle se rapporte aussi bien au passé qu’à l’avenir. Elle annule, par conséquent, toutes les lois, tous les décrets ottomans qui ont porté atteinte aux privilèges des communautés non-musulmanes pendant le régime jeune-turc, et surtout pendant la guerre ; ainsi, par exemple, est rétabli le statut organique du Patriarcat arménien de 1863, supprimé en 1916. Quant à l’avenir, la disposition en question ferme au gouvernement toute voie légale pour enfreindre à nouveau les privilèges des communautés non-musulmanes[104].
b) Un autre droit important, garanti par le traité de Sèvres aux minorités, mais seulement aux minorités ethniques, est le droit à une représentation proportionnelle dans les corps électifs de la Turquie. « Le gouvernement ottoman, dit le paragraphe 3 de l’article 145, présentera aux Puissances alliées, dans un délai de deux ans après la mise en vigueur du présent traité, un projet d’organisation du système électoral, basé sur le principe de la représentation proportionnelle des minorités ethniques »[105].
L’État ottoman, nous l’avons rappelé plus haut, a été maintes fois obligé, au cours de l’Histoire, d’insérer dans ses traités avec les Puissances des stipulations solennelles limitant sa souveraineté en faveur des populations non-turques. Mais la Turquie a toujours érigé la violation de ces stipulations en un système de gouvernement. Il est, dans ces conditions, particulièrement intéressant d’étudier la manière dont le traité de Sèvres s’est efforcé d’assurer le respect de la constitution des droits de l’homme, des ressortissants turcs et des minorités qu’il a établie.
Tout d’abord, figure en tête de la partie IV du traité, intitulée « Protection des minorités », un article 140 ainsi libellé : « La Turquie s’engage à ce que les stipulations contenues dans les articles 141, 145 et 147[106] soient reconnues comme lois fondamentales, à ce qu’aucune loi ni règlement, civils ou militaires, aucun iradé impérial ni aucune action officielle ne soient en contradiction ou en opposition avec ces stipulations, et à ce qu’aucune loi, aucun règlement, aucun iradé impérial ou aucune action officielle ne prévalent contre elles ».
Un article identique se retrouve au début de toutes les sections consacrées à la protection des minorités dans les traités conclus par les Puissances principales. Dans tous les États liés par ces traités, les dispositions protectrices des droits de l’homme, du citoyen et des minorités ont donc revêtu le caractère de lois nationales fondamentales, placées sous une garantie internationale. Car non seulement ces « Constitutions des droits de l’homme » ne sont pas « souples », en ce sens qu’elles ne peuvent être abolies ou modifiées par la voie législative ordinaire, comme c’est le cas en Angleterre ; elles ne sauraient même être abrogées ou remaniées par les voies législatives spéciales, prescrites pour la revision des Constitutions dites rigides, dans des pays comme la France ou les États-Unis. Les lois fondamentales, créées par les traités sur les minorités, sont plus que rigides elles sont INTANGIBLES pour les législations intérieures. Leur abolition ou leur modification ne pourrait s’accomplir que par la voie internationale. Cette intangi-bilité de la triple catégorie des droits de l’homme, des droits des ressortissants et des droits des minorités constitue, pour la Turquie, aussi bien que pour la Pologne, la Hongrie et les autres États en cause, une obligation internationale qui les lie envers les Puissances cosignataires.
En ce qui concerne spécialement l’intangibilité des droits des minorités, les principales Puissances n’ont cependant pas cru pouvoir se contenter de la forme d’une obligation contractée envers un certain nombre d’États. Dans presque tous les traités, les droits des minorités sont en effet placés sous la garantie de la Société des Nations. Seul le traité avec la Turquie contient des dispositions divergentes. Il convient donc d’étudier le droit commun applicable à neuf États et de le comparer aux règles particulières établies pour la Turquie par le traité de Sèvres.
Le paragraphe 1 de l’article 12 du traité des principales Puissances alliées et associées avec la Pologne, qui est typique à cet égard, porte ce qui suit :
« La Pologne agrée que, dans la mesure où les stipulations des articles précédents affectent des personnes appartenant à des minorités de race, de religion ou de langue, ces stipulations constituent des obligations d’intérêt international et seront placées sous la garantie de la Société des Nations. Elles ne pourront être modifiées sans l’assentiment de la majorité du Conseil de la Société des Nations. Les États-Unis d’Amérique, l’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon s’engagent à ne pas refuser leur assentiment à toute modification desdits articles, qui serait consentie en due forme par une majorité du Conseil de la Société des Nations ».
Le Conseil de la Société des Nations est ainsi l’unique organe compétent pour la modification des droits des minorités définis dans les traités. C’est aussi l’unique organe auquel est confié le soin d’assurer le respect de ces droits, garantis par la Société des Nations.
« La Pologne, continue l’article 12, agrée que tout membre du Conseil de la Société des Nations aura le droit de signaler à l’attention du Conseil toute infraction ou danger d’infraction à l’une quelconque de ces obligations et que le Conseil pourra procéder de telle façon et donner telles instructions qui paraîtront appropriées et efficaces dans la circonstance ».
Ce sont en conséquence les seuls membres du Conseil de la Société des Nations qui peuvent prendre l’initiative de la défense des droits des minorités garantis par la Société. Actuellement ils sont au nombre de huit : quatre membres permanents — la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et le Japon — et quatre membres temporaires (l’Espagne, la Belgique, le Brésil et la Chine). Ni les autres États, membres de la Société des Nations, ni les minorités elles-mêmes, n’ont le droit d’intervenir auprès du Conseil. Les minorités restent ce qu’elles ont été pendant toute la période de l’intervention d’humanité : les objets et non pas les sujets du droit international. Il y a seulement cette différence que leur protection a passé du concert des Grandes Puissances à la Société des Nations qui l’exerce par l’intermédiaire de son Conseil.
D’autre part, les membres du Conseil pourront lui signaler non seulement les infractions aux obligations des États envers les minorités, mais encore tout danger d’infraction à ces obligations. Et, dans les deux cas, le Conseil est libre de prendre toute mesure qui lui semblera « appropriée et efficace ». Il pourra non seulement intervenir auprès de l’État qui aura violé les droits des minorités, mais aussi prendre des mesures appropriées pour prévenir de pareilles violations dans l’avenir. Ce dernier droit surtout, qui ouvre à l’action du Conseil un très vaste terrain, est particulièrement précieux au point de vue de l’intervention d’humanité.
Le dernier paragraphe de l’article 12 du traité avec la Pologne et les stipulations identiques des traités avec les autres États à minorités règlent la procédure à suivre en cas de divergences d’opinion entre ces États et l’une des Puissances, membre du Conseil de la Société des Nations. Ces divergences, qui pourront porter sur des questions de droit ou de fait concernant les dispositions sur les minorités, seront considérées comme des « différends ayant un caractère international selon les termes de l’article 14 du Pacte de la Société des Nations », c’est-à-dire comme des différends susceptibles d’être jugés par la Cour permanente de justice internationale. Les gouvernements des États à minorités agréent « que tout différend de ce genre sera, si l’autre partie le demande, déféré à la Cour permanente de justice ». Enfin, l’article 12 du traité avec la Pologne et les articles identiques des autres traités se terminent par la déclaration que « la décision de la Cour permanente sera sans appel et aura la même force et valeur qu’une décision rendue en vertu de l’article 13 du Pacte ». Or, l’article du Pacte ainsi visé traite de l’arbitrage et dispose comme suit : « Les Membres de la Société s’engagent à exécuter de bonne foi les sentences rendues et à ne pas recourir à la guerre contre tout Membre de la Société qui s’y conformera. Faute d’exécution de la sentence, le Conseil propose les mesures qui doivent en assurer l’effet ».
Comme nous l’avons constaté, les dispositions du traité de Sèvres sur les droits des minorités sont presque toujours modelées sur les articles correspondants des traités antérieurs des Puissances avec les autres États, en présentant, cependant, souvent des variantes importantes dues au moindre degré de confiance que l’État ottoman paraît inspirer aux Puissances principales. Cette divergence apparaît surtout essentielle dans l’article consacré aux garanties. Au lieu de l’article 12 du traité avec la Pologne, répété textuellement dans tous les autres traités, le traité de Sèvres contient en effet un article 151, qui est ainsi rédigé :
« Les Principales Puissances alliées, après examen en commun avec le Conseil de la Société des Nations, détermineront quelles mesures sont nécessaires pour garantir l’exécution des dispositions de la présente partie. Le gouvernement ottoman déclare dès à présent accepter toutes décisions qui seront prises sur ce sujet ».
Les garanties d’exécution qui ont été jugées suffisantes par les Puissances principales, dans le cas de l’Autriche, de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Arménie et des autres États, n’ont donc pas été reconnues telles dans le cas de la Turquie. C’est, sans nul doute, parce qu’ils se sont rappelé la situation très spéciale faite aux minorités, dans le passé, par le gouvernement ottoman, que les rédacteurs du traité de Sèvres ont cru nécessaire d’établir, pour l’avenir, des garanties particulières afin d’éviter le retour à cette situation. Ils ont eu, très certainement, raison. Les garanties et sanctions d’ordre général que nous avons analysées pouvaient assurer le respect des droits des minorités dans des États civilisés, comme l’Autriche, la Hongrie, la Pologne, malgré les torts qu’ils avaient pu commettre à certaines époques envers les races allogènes, mais non vis-à-vis d’un pays comme la Turquie dont la politique est allée, sous les Abdul-Hamid ou les Talaat, jusqu’à l’extermination systématique. Il eût été injuste et blessant, pour la dignité de ces États, de les mettre aujourd’hui absolument sur le même rang que l’Empire ottoman. Et il eût été aussi très imprudent, au point de vue de l’humanité, de ne pas imposer des garanties supplémentaires à la Sublime Porte, du moins pour une certaine période, jusqu’à ce que la Société des Nations ait constaté un changement radical dans la mentalité de la Turquie et l’ait jugé digne d’être reçue dans son sein.
Tout en annonçant, dans l’article 151, l’élaboration de garanties d’exécution spéciales pour sauvegarder les intérêts des minorités en Turquie, le traité de Sèvres a cru toutefois nécessaire d’en créer au moins une immédiatement. Et cette garantie est une garantie formidable : c’est la perte de la capitale turque.
L’article 36 du traité déclare effectivement ce qui suit :
« Sous réserve des dispositions du présent traité, les Hautes Parties contractantes sont d’accord pour qu’il ne soit pas porté atteinte aux droits et titres du gouvernement ottoman sur Constantinople, et pour que ce gouvernement ainsi que sa Majesté le Sultan aient la liberté d’y résider et d’y maintenir la capitale de l’État ottoman.
« Toutefois, au cas où la Turquie viendrait à manquer à la loyale observation des dispositions du présent traité ou des traités ou conventions complémentaires, notamment en ce qui concerne le respect des droits des minorités ethniques, religieuses ou de langue, les Puissances alliées se réservent expressément le droit de modifier la stipulation qui précède, et la Turquie s’engage dès à présent à agréer toutes dispositions qui seraient prises à cet égard ».
La sévérité de cette garantie se trouve encore aggravée par le fait que la partie du traité de Sèvres relative à la protection des minorités ne contient aucun article ni sur la procédure en cas d’infraction ou de danger d’infraction de la part de la Turquie aux droits de ces minorités, ni sur la solution judiciaire à donner aux différends pouvant surgir entre la Turquie et les Puissances au sujet des questions de droit ou de fait concernant la protection des minorités. D’ailleurs, en attendant l’élaboration des garanties d’exécution spéciales pour la Turquie, la Société des Nations, garante de tous les autres traités avec les États à minorités, n’a pas qualité pour intervenir en Turquie. Toutes les obligations contractées par la Turquie, en ce qui concerne les minorités, l’obligent envers les treize puissances alliées, co-signataires du traité de Sèvres, et non pas envers la Société des Nations. En cas d’entrée en vigueur de ce traité, les Puissances alliées pourraient, sans aucune participation du Conseil de la Société des Nations, décider des mesures à prendre pour enrayer tout danger d’infraction de la part de la Turquie aux droits des minorités ou pour réprimer l’infraction déjà commise. Ces puissances ne seraient nullement tenues de déférer leurs différends avec la Turquie, sur des questions de droit ou de fait, à la Cour permanente. Et elles pourraient appliquer à la Turquie l’article 36 relatif à Constantinople, sans que la Turquie pût faire appel de cette décision devant une autre autorité internationale. Car par l’article 36 elle s’est engagée « à agréer toutes dispositions qui seraient prises à cet égard ».
Il est intéressant de constater que les privilèges accordés aux communautés non-musulmanes en Turquie ont une contre-partie dans des stipulations à peu près identiques des traités conclus par les Puissances principales avec l’État Serbe-Croate-Slovène, la Grèce et l’Arménie. Ainsi, l’article 14 du traité avec la Grèce déclare : « La Grèce convient de prendre à l’égard des Musulmans toutes dispositions nécessaires pour régler, conformément aux usages musulmans, les questions de droit de famille et de statut personnel. La Grèce s’engage à accorder protection aux mosquées, cimetières et et autres établissements religieux musulmans. Pleine reconnaissance et toutes facilités seront assurées aux fondations pieuses (wakfs), et aux établissements musulmans religieux et charitables, actuellement existants, et la Grèce ne refusera, pour la création de nouveaux établissements religieux et charitables, aucune des facilités nécessaires, garanties aux autres établissements privés de ce genre ».
Des dispositions analogues se retrouvent seulement dans les traités des Puissances avec l’Arménie et avec la Grèce.
L’article 4 du traité des Puissances principales avec l’Arménie porte, en effet : « Le gouvernement arménien présentera dans un délai de deux ans, à dater de la mise en vigueur du présent traité, aux principales Puissances alliées un projet de système électoral tenant compte des minorités ethniques ».
D’autre part, l’article 7 du traité des principales Puissances avec la Grèce contient la stipulation suivante : « En particulier, la Grèce s’engage à mettre en vigueur, dans un délai de trois ans après la mise en vigueur du présent traité, un système électoral tenant compte des minorités ethniques. Cette disposition n’est applicable qu’aux nouveaux territoires acquit par la Grèce postérieurement au 1er août 1914 ».
On voit la différence entre ces textes. Tandis que les projets de systèmes électoraux élaborés par la Turquie et l’Arménie devront être présentés aux Puissances, le projet turc, à toutes les Puissances alliées, et le projet arménien, aux Puissances principales, la Grèce est dispensée de cette présentation et est seulement obligée de mettre en vigueur un système tenant compte des droits des minorités.
Cependant, dans un cas spécial, celui du statut de la ville d’Andrinople, la Grèce rentre dans la règle commune de la présentation préalable, avec cette différence, cependant, que le projet sera présenté non pas aux Puissances, mais à la Société des Nations. L’article 15 du traité des Puissances avec la Grèce dispose : « La Grèce s’engage, dans une période d’une année après la mise en vigueur du présent traité, à soumettre à l’approbation du Conseil de la Société des Nations un projet d’organisation pour la ville d’Andrinople. Ce projet comportera un Conseil municipal, dans lequel les différents éléments ethniques résidant actuellement dans ladite ville seront représentés. Les Musulmans auront droit de participer aux fonctions exécutives ».
Les articles visés du traité se rapportent à la protection des droits de tous les habitants de la Turquie, à celle de tous ses ressortissants, et à celle de ses ressortissants appartenant à des minorités ethniques.