Mais quelle est donc cette Arménie dont l’article 88 du traité de Sèvres proclame la liberté, l’indépendance et la souveraineté ? N’est-elle composée que des territoires de l’ancien Empire russe ou y a-t-on annexé une partie de l’ancien Empire ottoman ?
Nous trouvons la réponse à cette question dans les articles 89, 90 et 91 du traité. L’article 89 porte :
« La Turquie et l’Arménie ainsi que les autres Hautes Parties contractantes conviennent de soumettre à l’arbitrage du Président des États-Unis d’Amérique la détermination de la frontière entre la Turquie et l’Arménie dans les vilayets d’Erzeroum, Trébizonde, Van et Bitlis et d’accepter sa décision, ainsi que toutes dispositions qu’il pourra prescrire relativement à l’accès de l’Arménie à la mer et relativement à la démilitarisation de tout territoire ottoman adjacent à ladite frontière ».
Dans ce texte, il y a lieu avant tout de noter qu’il laisse définitivement en dehors de l’Arménie trois parmi les sept vilayets de l’Anatolie orientale qui étaient visés aussi bien par le dernier projet de réformes européennes, incorporé dans l’accord russo-turc du 8 février 1914, que par le Mémoire, présenté à la Conférence de la Paix par les Délégations arméniennes ; il en exclut également la Cilicie comprise elle aussi dans les revendications nationales arméniennes, lesquelles se trouvent ainsi considérablement réduites.
Quant aux quatre vilayets sur le sort desquels doit statuer le Président des États-Unis (Erzeroum, Trébizonde, Van et Bitlis), le texte de l’article 89 lui laisse entière liberté, pourvu que la frontière future entre la Turquie et l’Arménie se trouve dans ces vilayets. Si l’on se remémore le martyrologe des Arméniens et les promesses solennelles qui leur ont été faites par des représentants les plus qualifiés des Puissances alliées au cours de la grande guerre, on est certainement porté à interpréter ce passage dans le sens que la sentence du Président Wilson doit attribuer à la République arménienne une partie au moins des quatre vilayets. Malheureusement, cette interprétation ne se concilie pas avec les termes des articles suivants du traité. L’article 90 dispose : « Au cas où la fixation de la frontière, en vertu de l’article 89, impliquera le transfert à l’Arménie de tout ou partie du territoire desdits vilayets, la Turquie déclare dès à présent renoncer, à dater de la décision, à tous droits et titres sur le territoire transféré… » Et l’article 91 débute ainsi : « Si une portion du territoire visé à l’article 89 est transférée à l’Arménie, une Commission de délimitation, dont la composition sera ultérieurement fixée, sera constituée… ». Comparé aux articles 90 et 91, l’article 89 doit donc être interprété dans le sens qu’en aucun cas la frontière arméno-turque ne pourrait être tracée dans d’autres vilayets que ceux d’Erzeroum, Trébizonde, Van et Bitlis, mais qu’à part cette restriction l’arbitre est entièrement libre. Il peut partager les quatre vilayets entre les deux pays ; il peut les adjuger en entier à l’État arménien ; mais il peut aussi laisser toute l’Arménie turque à la Turquie.
Ainsi donc le traité de Sèvres conclu par les Puissances alliées avec la Turquie n’a affirmé que l’indépendance de l’ancienne Arménie russe. Quant à l’indépendance de tout ou partie de l’Arménie turque, elle est laissée à l’entière discrétion du Président des États-Unis d’Amérique. Dans le même document international qui reconnaît l’indépendance absolue des anciens sujets du Tsar, les Puissances alliées admettent, d’autre part, la possibilité du retour des Arméniens de Turquie, échappés à la déportation et au massacre, sous le joug ottoman. Attitude de très mauvais augure, et que nous verrons bientôt se changer en abandon complet.
Les frontières de la République arménienne avec la Géorgie et l’Azerbeïdjan ne sont pas définies, par le traité, avec plus de précision que celles avec la Turquie. L’article 92 déclare : « Les frontières de l’Arménie avec l’Azerbeïdjan et la Géorgie respectivement seront déterminées d’un commun accord par les États intéressés. Si, dans l’un ou l’autre cas, les États intéressés n’ont pu parvenir, lorsque la décision prévue à l’article 89 sera rendue, à déterminer d’un commun accord leur frontière, celle-ci sera déterminée par les principales Puissances alliées, auxquelles il appartiendra également de pourvoir à son tracé sur place ».
Ainsi donc, le traité de Sèvres a reconnu l’indépendance et la souveraineté d’un État arménien aux frontières non déterminées.
Ce procédé est, d’ailleurs, en conformité avec la pratique de la Conférence de la Paix observée vis-à-vis d’autres États nouvellement créés. Par exemple, le même traité de Sèvres (art. 98) a reconnu l’indépendance du Hedjaz, « compris dans les limites qui seront ultérieurement fixées ». De même encore, le traité de Versailles a confirmé l’indépendance de la Pologne, sans déterminer ses frontières o-rientales et en faisant dépendre d’un plébiscite le rattachement à la Pologne de la Haute-Silésie et d’une zone en Prusse orientale ; l’article 87 qui confirme la reconnaissance de l’indépendance polonaise et oblige l’Allemagne à la reconnaître dit en effet : « Les frontières de la Pologne, qui ne sont pas spécifiées par le présent traité, seront ultérieurement fixées par les principales Puissances alliées et associées ». Enfin, l’article 81 du même traité de Versailles, qui confirme l’indépendance de l’État tchéco-slovaque, dispose que l’Allemagne « déclare agréer les frontières de cet État telles qu’elles seront déterminées par les principales Puissances alliées et associées et les autres États intéressés ». Dans tous ces cas, l’incertitude quant aux frontières de l’État nouveau-né n’a pas empêché les Puissances de reconnaître sa complète indépendance.