Pendant la guerre mondiale, une grande partie de l'Arménie turque avait été libérée par l'armée russe dans les rangs de laquelle combattaient de nombreux Arméniens de Russie[73]. Après la révolution bolchéviste du 7 novembre 1917, l'armistice russo-turc conclu le 18 décembre à Erzinghian et la retraite des troupes russes désorganisées par la propagande communiste, les troupes arméniennes, aidées de volontaires russes, reformèrent le front oriental.
Il semblait même pendant un moment que les peuples de la Transcaucasie arrêteraient en commun la poussée turque. Les Arméniens, les Géorgiens et les Tatares firent un effort pour créer un pouvoir unique. Le 28 novembre 1917, un «Commissariat de Transcaucasie» assuma le gouvernement du pays et une Diète transcaucasienne (le Seim) se réunit à Tiflis, le 23 février 1918. Cependant la lutte contre les Turcs, qui continuaient leur avance malgré l'armistice russo-turc d'Erzinghian, échut aux seuls Arméniens[74], lesquels furent bientôt contraints par des forces supérieures ottomanes de se retirer de l'Arménie turque. Dans ces conditions, la Transcaucasie fut obligée d'entrer en pourparlers avec la Turquie, et le 14 mars une Conférence des délégués turcs et transcaucasiens s'ouvrit à Trébizonde.
Les délégués de la Transcaucasie arrivèrent à cette Conférence avec le mandat du Seim d'obtenir les frontières de 1914 et une autonomie pour l'Arménie turque[75]. Contre cette dernière demande les Turcs protestèrent énergiquement, comme contre une ingérence dans leurs affaires intérieures; d'autre part, ils exigèrent de la Délégation transcaucasienne la reconnaissance, préalable à toutes négociations, du traité de Brest-Litovsk[76] qui venait d'être signé et qui privait la Russie des territoires d'Ardahan, de Kars et de Batoum cédés à elle par le traité de Berlin de 1878. Après de longs pourparlers, la Délégation transcaucasienne, présidée par le Géorgien Tchenkeli, connu pour son orientation allemande, accepta le 10 avril 1918 de reconnaître le traité de Brest-Litovsk[77], après quoi les Turcs présentèrent une autre demande préliminaire, celle de la proclamation formelle par la Transcaucasie de son indépendance[78]. Sur ces entrefaites, Tchenkeli fut désavoué par la Diète où venait de triompher l'orientation russe, et rappelé[79]. Mais bientôt un revirement se produisit à Tiflis. D'un côté, la République ne pouvait compter sur les Tatares qui, déjà lors du rappel de la Délégation, avaient déclaré que, pour des motifs religieux, la démocratie musulmane ne pouvait participer à une action militaire contre les Turcs[80]. D'autre part, Tchenkeli réussit à convaincre à ses idées les chefs de la social-démocratie géorgienne et à former un gouvernement sous sa présidence. Enfin, le 22 avril 1918, le Seim proclama l'indépendance de la Transcaucasie.
Entre temps, les Turcs, qui, déjà le 14 avril, s'étaient emparés de Batoum, pénétrèrent dans le territoire de Kars. Le 23 avril, le gouvernement transcaucasien acceptait d'arrêter les hostilités sous les conditions imposées par les Turcs et le 25 avril le défenseur arménien de Kars le général Nazarbekow, évacuait la forteresse conformément aux ordres de Tchenkeli[81].
A la reprise des négociations de paix, à Batoum, le 11 mai 1918, la Turquie ne se contentait plus de l'acceptation du traité de Brest. La Délégation ottomane demandait la cession de nouveaux territoires et la disposition pour la durée de la guerre de la ligne de chemin de fer Alexandropol-Djoulfa, dont les Turcs avaient besoin pour leurs opérations contre les Anglais en Perse[82]. Les troupes turques s'emparèrent d'ailleurs, de vive force, dès le 15 mai, de la ville arménienne d'Alexandropol. A ces exigences, la Transcaucasie ne put opposer aucune résistance puisque ses peuples, momentanément réunis, ne possédaient aucune force de cohésion intérieure. Les Tatares penchaient vers les Turcs, leurs congénères et coreligionnaires; pendant les pourparlers mêmes, les Musulmans des régions d'Akhaltzikh et d'Alkhalik présentaient à la Délégation ottomane la demande d'être réunis à la Turquie[83]. Les Géorgiens, sous l'impulsion de Tchenkeli, adoptaient de plus en plus l'orientation allemande. Seuls les Arméniens — et pour cause — étaient en faveur de la continuation de la lutte avec les Turcs. D'ailleurs, les liens extérieurs eux-mêmes entre les trois Républiques ne tardèrent pas à être brisés. Le 26 mai 1918, la Diète prit une décision reconnaissant des «divergences radicales sur la question de guerre et de paix entre les peuples qui avaient créé la République indépendante transcaucasienne» et constatant le «fait de la dissolution de la Transcaucasie». Le même jour, la Géorgie proclama son indépendance. Elle fut suivie, le surlendemain (28 mai), par l'Azerbeïdjan et par l'Arménie. La République transcaucasienne n'avait vécu que cinq semaines[84].
La Géorgie confia immédiatement la défense de son indépendance à l'Allemagne dont les troupes occupèrent le pays; ainsi l'invasion turque ne fut évitée que par la mainmise germanique. Par contre, la République tatare de l'Azerbeïdjan appela elle-même les Turcs et devenait bientôt une dépendance de la Turquie, vers laquelle allaient toutes ses sympathies. Force fut donc aux Arméniens, qui jusqu'à ce moment avaient presque seuls soutenu le fardeau de la lutte et qui se voyaient abandonnés par leurs confédérés à la merci des Turcs, de conclure la paix avec ces derniers. Par cette paix, faite à Batoum, le 4 juin 1918, la Turquie ne reconnut à l'Arménie indépendante qu'un minuscule territoire, composé du district de Novo-Bayazet et des parties de ceux d'Etchmiadzine, d'Erivan et d'Alexandropol (environ 9.000 kilomètres carrés avec 320.000 habitants)[85] ; par un traité additionnel (art. III), le gouvernement arménien consentait «à ce que l'armée ottomane fasse effectuer toutes sortes de transports militaires de transit sur les voies ferrées de la République».
Après cette paix avec le gouvernement d'Erivan, les Turcs, sur l'invitation du gouvernement de l'Azerbeïdjan, mirent le siège devant Bakou, la ville du pétrole, qui était entre les mains d'une coalition russo-arménienne. Après un siège de quatre mois, les troupes turco-tatares, commandées par Nouri Pacha, s'emparèrent, le 15 septembre 1918, de Bakou, ensanglantée, après la prise, par un nouveau massacre d'Arméniens. Le gouvernement tatare transféra son siège, qui jusqu'alors avait été à Elisabetpol, à Bakou, et les Turcs en firent une base solide pour leur politique pantouranienne dans le bassin de la mer Caspienne. Ainsi, à la fin de la guerre mondiale, la petite Arménie d'Erivan, restée fidèle aux Alliés, se trouvait encerclée de tous les côtés par des ennemis: la Turquie, l'Azerbeïdjan, et la Géorgie occupée par les Allemands.
La débâcle de l'Allemagne et de ses alliés, qui s'ensuivit peu après, éveilla naturellement dans les cœurs des Arméniens de Russie et de Turquie les plus grandes espérances en un sort meilleur. Mais ces espérances n'eurent pas de lendemain. L'armistice que l'amiral anglais sir Arthur Calthorpe, agissant comme représentant des Alliés, conclut, le 30 octobre 1918, avec la Turquie à Moudros, port de l'île de Lemnos, porta à la cause arménienne un terrible coup dont jusqu'à présent elle ne s'est pas relevée. Par cet armistice, en effet, les Alliés renonçaient à l'occupation de l'Arménie turque. Au moment où la force militaire turque était presque complètement anéantie, au moment où les Turcs auraient accepté toutes les conditions des vainqueurs, les Alliés négligeaient ainsi de prendre la seule mesure qui aurait pu garantir la délivrance de l'Arménie du joug turc, tant de fois promise par des déclarations et des discours des plus solennels. L'article 24 de l'armistice prévit seulement l'occupation pour le cas de nouveaux massacres: «Dans le cas où des désordres se produiraient dans les six vilayets arméniens, dit-il, les Alliés se réservent le droit d'occuper toute portion desdits vilayets». En attendant, les Turcs restèrent les maîtres de l'Arménie.
La convention de Lemnos mit du moins fin à l'occupation turque de la Transcaucasie (art. 11 et 15). Les Anglais entrèrent, le 17 novembre, à Bakou, occupèrent également Batoum et assumèrent le contrôle de la Transcaucasie. L'Arménie fut dès lors réintégrée dans les territoires dont l'avait privée la paix de Batoum[86]. Malheureusement, cette occupation[87], si elle sauva l'Arménie russe d'un écrasement immédiat, ne sut parer aux effets désastreux de l'armistice imprudent consenti par l'amiral Calthorpe. Le mouvement nationaliste turc, créé par Moustapha Kémal Pacha, s'installa solidement dans l'Arménie turque, nettoyée des Arméniens. Le 23 juillet 1919, Moustapha Kémal réunit à Erzeroum un Congrès nationaliste turc, qui vota les fameuses résolutions, appelées le Pacte national, proclamant les vilayets orientaux partie intégrante de l'Empire ottoman et s'opposant à toute intervention des puissances étrangères en faveur des Grecs et des Arméniens. Kémal trouva, d'autre part, des alliés zélés dans les Bolcheviks, désireux de créer des embarras aux Alliés en Asie; une «Ligue pour la libération de l'Orient» fut fondée, en octobre 1918, à Moscou, dans le but de soulever les peuples orientaux contre «l'impérialisme» de l'Occident. Enfin, un second Congrès, tenu en septembre 1919 à Sivas, confirma le Pacte d'Erzeroum et déclara entre autres choses, que les Turcs ne donneraient «pas un pouce même de territoire» aux Arméniens[88]. Ce Congrès avait déjà un caractère nettement panislamiste. Les représentants des Soviets du gouvernement d'Azerbeïdjan et des émissaires persans y prirent part officiellement[89]. L'union entre bolcheviks russes et nationalistes turcs était désormais scellée. Et, aussitôt, une intense propagande commença d'agir dans tous les pays musulmans, surtout dans ceux de race turque.
Sous l'influence de cette propagande, l'Azerbeïdjan tatare se lia encore plus étroitement avec la Turquie, dont il devint bientôt le vassal de fait. Dans une convention militaire secrète, en octobre 1919[90], les deux pays se garantirent leur intégrité territoriale, et la Turquie assuma l'organisation de l'armée tatare qui se trouva bientôt sous le commandement presque exclusif des officiers turcs. D'un autre côté, l'Azerbeïdjan avait conclu, quelques mois auparavant, le 16 juin 1919, une alliance militaire avec la Géorgie. L'expansion turque dans le Caucase ne trouve donc plus devant elle qu'un seul obstacle: l'Arménie. Comme le déclara, à une séance du sous-Comité de Berlin de la «Ligue pour la libération de l'Orient», un délégué musulman de Russie, «la République arménienne était l'unique empêchement à l'unification du mouvement panislamiste du Caucase avec celui de la Turquie et de la Perse»[91].
Sur les événements en Transcaucasie pendant la Grande Guerre, V. P. G. La Chesnais. Les peuples de la Transcaucasie, Paris, 1921 ; Varandian. Le conflit arméno-géorgien, 1919; Documents et matériaux concernant la politique étrangère de la Transcaucasie et de la Géorgie, Imprimerie du gouvernement de la République géorgienne, Tiflis, 1919 (en russe) ; V. M. Britain, Turkey and Russia in the Caucasus, dans The New Russia, n°12, 1920; V. M. Notes sur la Transcaucasie, dans le journal russe Annales contemporaines, année 1921, volume III; Poidebard, Rôle militaire des Arménien sur le front du Caucase dans la Revue des études arméniennes, 1920.
Le rôle militaire des Arméniens russes sur le front du Caucase et leurs sacrifices à la cause des Alliés ont été mis en évidence par M. A. Poidebard, dans l'article plus haut cité. Dès 1914, 150.000 Arméniens russes furent enrôlés comme combattants dans l'armée régulière; en outre, six détachements de volontaires arméniens furent créés.
Les Géorgiens et les Tatares organisèrent également des corps nationaux, mais les Tatares ne se rendirent à aucun moment sur le front turc, et les Géorgiens se bornèrent à la défense de Batoum.
Documents et matériaux concernant la politique étrangère de la Transcaucasie et de la Géorgie, n° 46
V. Documents, etc., n° 54 et n° 68.
Traité de paix signé à Brest-Litovsk, le 3 mars 1918 (ratifications échangées à Berlin le 29 mars 1918 (Norddeutsche allgemeine Zeitung du 4 mars 1918, n° 116):
Art. IV, § 2. — La Russie fera tout ce qui est en son pouvoir assurer l'évacuation aussi rapide que possible des provinces de l'Anatolie orientale et leur restitution méthodique à la Turquie.
§ 3. — Les cercles d'Ardahan, de Kars et de Batoum seront également évacués sans retard par les troupes russes. La Russie ne s'immiscera pas, quant aux questions de droit constitutionnel et de droit des gens, dans la nouvelle organisation de ces cercles, mais laissera à la population de ces cercles le soin d'établir la nouvelle organisation d'accord avec les Etats voisins et notamment la Turquie (Revue générale de droit international public, 2e série, t. I 1919), Documents, p. 46-47).
Documents, n° 77 et n° 81.
V. les débats à la Diète de Transcaucasie le 13 avril 1918, Documents, etc., n° 83
Documents, n° 83, discours de M. Roustambekoff, du parti Moussavat.
Documents, etc., n° 111, n° 114, et n° 123
Documents etc., n° 133.
Documents etc., n° 160.
Documents etc., n° 162.
Sans compter les réfugiés.
Kars fut rendue aux autorités de la République arménienne en vertu d'un arrangement avec le commandant en chef anglais du 8 janvier 1919, et les régions de Charour et de Nakhitchevan, sur une décision du haut commandement anglais, notifiée au gouvernement arménien le 24 avril 1919.
Les Anglais restèrent en Arménie depuis la mi-janvier jusqu'au commencement d'août 1919; leurs derniers détachements quittèrent la Transcaucasie, par Batoum, le 7 juillet 1920.
La frontière turque en Asie est déterminée, dans les Résolutions de Sivas, par une ligne de démarcation tirée du Sud de Mossoul directement jusqu'à Alexandrette (Paillarès, Le Kémalisme devant les Alliés, donne la texte des décisions du Congrès, p. 59). Le principe de l'inaliénabilité des provinces orientales a été également introduit dans le Pacte National du Parlement ottoman de Constantinople du 28 janvier 1920.
Omer Kiazim, L'aventure kémaliste, Paris, 1921, Edition universelle, p. 31. Voici comment, s'exprime, au sujet du Congrès de Sivas, l'auteur turc: «C'est alors que la question se posa sous son aspect véritable. Le gouvernement de Moscou promettait son aide et soutien et consentait à satisfaire toutes les ambitions, à une seule condition cependant: ses intérêts demandaient à être bien servis. La guerre devait se généraliser, s'étendre en Cilicie, en Syrie, gagner la Mésopotamie et l'Arabie; l'anarchie surtout devait s'éterniser en Orient. Le mouvement révolutionnaire devrait se déployer rapide dans l'intérieur de l'Asie et se propager jusque dans les Indes».
The Times, 7 janvier, 20 et 24 mars 1920. Comp. V. M. Britain, Turkey and Russia in the Caucasus, dans The New Russia, n° 12, 22 avril 1920, p. 359-364.
The Times du 3 février 1920.