Témoignage d'un officier allemand
En ces jours-là, Ankara avait supprimé le titre de pacha et, ce faisant, avait mis à la poubelle une autre pièce du romantisme : un morceau de ce pouvoir absolu parfait, sanglant, atroce qui permet à quelques-uns de satisfaire leurs caprices les plus extravagants, pouvoir devenu légendaire pour nous Occidentaux. Guillaume II aurait bien voulu décapiter ses courtisans ! C’est resté pieux souhait. Son ami Abdul Hamid, lui, pouvait encore faire rouler des têtes à ses pieds. Avec sa fantaisie, stimulée par la lecture d’histoires horribles de la Révolution Française, il pouvait encore donner des ordres directs de massacrer les Arméniens, et le lendemain, les rues d’Istanbul et d’Adana étaient jonchées de cadavres.
Certains de nos généraux se trouvant en Belgique et en Pologne aspiraient à de telles méthodes. Mais ils trouvaient cependant utile de se faire délivrer un certificat de bonne conduite par 93 savants, tandis que les détenteurs du pouvoir turc n’avaient aucun complexe. Les pachas qui parlaient couramment l’allemand et le français se conduisaient plus mal dans leur pays que les Anglais au Transvaal. Enver Pacha gifla des officiers devant tous leurs hommes de troupe.
Djémal Pacha, en tant que vice-roi de Syrie, éprouvait le besoin d’embellir Damas, sa résidence. Il ne trouvait pas les rues assez larges. Et c’est ainsi qu’un jour il fit chasser les habitants de la grand’rue de leurs demeures à coup de baïonnettes et ordonna aux soldats de détruire les maisons. Les sans-abri n’avaient qu’à se débrouiller ; l’essentiel était atteint : la rue était devenue plus large !
Lorsqu’en 1915 il sembla que les Dardanelles ne résisteraient pas à l’attaque des Alliés, le sultan et sa cour devaient s’installer à Eski-Schéhir. On fit évacuer toute une rangée de maisons en l’espace d’une heure. Les gens se trouvèrent littéralement dans la rue. Mais bien que Mehmed Reschad V ne quittât pas Istanbul, on ne rendit leurs demeures aux expropriés qu’à la fin de la guerre. Un matin de l’été 1917, je vis sept potences sur la place du marché de Damas. Y étaient pendus les chefs des familles les plus influentes et les plus riches de Syrie. En même temps, on pendait vingt-cinq personnalités à Beyrouth, sept à Alep et quatre à Homs.
Djémal Pacha fit savoir au public étonné que les suppliciés avaient été condamnés pour haute trahison. Leurs grandes fortunes furent confisquées par l’état. Et c’était sans doute la raison essentielle de cette atroce exécution.
Djémal Pacha était le rival le plus éminent d’Enver. Bien que ministre de la marine, il fut durant toute la guerre commandant en chef en Syrie. Enver prenait ainsi seul toutes les décisions militaires. Jamais il ne trouvait Djémal assez dur. Et cependant, sous le commandement de Djémal, les populations furent soumises à de si nombreuses violences qu’il faudrait écrire des volumes et des volumes pour les rapporter. Que le système fut le principal coupable ou non, les responsables en Allemagne ne pouvaient cependant rester indifférents au fait que sur le front turc du Canal de Suez, l’homme déterminant était militairement incapable et en outre sympathisait plus avec l’Entente qu’avec les Empires centraux. Mais les Berlinois semblaient satisfaits de ce que les pachas les autorisent à entreprendre, l’un après l’autre, des plans fantastiques à partir de la Turquie. Bagdad et Damas devenaient les points de départ pour les expéditions les plus aventureuses et les plus insensées. Avec des bourses pleines à craquer, ils allaient en Perse, même en Afghânistân (le chemin vers l’Inde !) sans qu’on ait seulement pu s’imaginer ce que les gens voulaient dans ces pays.
Les pachas devaient finir par soupçonner que ceux de Berlin avaient perdu la raison.
En effet, une colonne traversa le Hedjaz et la Mer Rouge pour se rendre en Abyssinie afin de remettre à l’empereur de ce pays un manuscrit de l’empereur allemand. Malheureusement, le Négus Negesti n’a jamais exécuté le plan séduisant de Guillaume II qui consistait à attaquer l’Égypte depuis l’Afrique Centrale ! C’était un temps glorieux pour toutes sortes d’aventures !
Une des figures les plus aventureuses était le vieux Abdullah qui fut repoussé près de la Mer Rouge par les Bédouins et eut beaucoup de peine à refaire son chemin jusqu’à Damas. Abdullah était allemand d’origine et s’appelait Karl Neufeld. Dans les années 1880, il avait été arrêté en Haute Égypte par le Mahdi, le nouveau prophète, et gardé prisonnier pendant sept ans jusqu’à ce que Kitchener, le tueur d’Omdurman, le délivrât. Neufeld a d’ailleurs écrit sur sa captivité un livre qui eut beaucoup de succès : « Dans les chaînes du calife ».
Musulman depuis quarante ans, il connaissait à fond la langue arabe, mais c’était un fantasque absolument incapable de faire exécuter convenablement une mission. À Damas, il vivait dans mon proche voisinage comme un prince de conte de fée et aurait sûrement fini par devenir ambassadeur de Guillaume II chez les Sénousis si la mort ne l’avait atteint au cours de l’été 1918 alors qu’il était dans un établissement à Buch, près de Berlin.
Dans la mesure où les pachas reconnaissaient chez les Allemands de Turquie le manque de méthode et d’assurance, eux se gonflaient d’arbitraire. Jamais ils n’avaient pu régner avec autant de facilité.
Depuis le début de l’état de guerre, ils n’avaient plus aucune raison d’avoir des scrupules à l’égard de l’opinion du monde extérieur. Le pouvoir du sabre pouvait s’exercer dans le pays aussi librement qu’il voulait. L’allié se surpassait journellement en déclarations d’amour pour tout ce qui était turc. Les ministres turcs trouvaient un accueil triomphal en Allemagne. En outre, l’Allemagne prit en charge le financement de tout l’appareil de guerre turc. 10 900 millions de marks or, dont 3 900 millions en pièces d’or, prirent le chemin de Constantinople et de Sofia. Jamais ni livres, ni francs, ni roubles n’avaient roulé en torrents comme roulaient maintenant les marks. Berlin rêvait de remplir toutes les conditions pouvant assurer la victoire du côté turc.
Talaat et Enver se mirent à l’œuvre. Ils transportèrent le champ de bataille à l’intérieur de leur pays et y vainquirent l’ennemi avec une telle efficacité que leurs noms sont dignes de figurer dans la liste des plus grands tueurs de l’histoire.