Témoignage d'un officier allemand
Les hommes supportent les plus horribles atrocités, mais ils ne supportent pas la vérité. Un brahmane dit une fois à un savant qu’il n’avait jamais supprimé de vie, jamais mangé de bête. Là-dessus, le savant lui fit observer un petit morceau de fromage dans un microscope. Et que fit le brahmane ? Il cassa le microscope ! L’astronome Crémonini avait contesté l’existence des satellites de Jupiter. Lorsque la science eut prouvé irréfutablement l’existence de ces satellites, il ne regarda plus jamais dans un télescope. En politique, il y a eu et il y a encore trop de ces brahmanes et Crémonini qu’il n’en faudrait aux peuples. Aujourd’hui on se défend de s’être trompé, d’avoir été dupé, malgré les preuves qui s’accumulent par milliers. Et cela pour notre malheur, car le germe de futures catastrophes se trouve dans la méconnaissance d’erreurs et de crimes passés.
Lorsqu’en automne 1914, la Turquie s’allia aux empires centraux, l’Allemagne, grisée par la propagande de guerre, poussa des cris de joie. L’Allemand est un romantique, même en politique. Son penchant pour le fantastique lui a joué un très mauvais tour, tout spécialement en ce qui concerne son alliance fraternelle avec les Turcs. J’ose affirmer que durant toute la guerre, on ne s’est jamais bien rendu compte, en Allemagne, de la contribution réelle de la Turquie dans l’effort commun. On brossa de véritables images de contes de fée. Toute notre presse et toute notre littérature comptaient sur le pouvoir magique de la lampe d’Aladin. On fit d’Enver un Siegfried, de Talaat une sorte de Bismarck. Et les Turcs nous étaient dépeints comme un peuple n’ayant pas eu de plus ardent désir ‒ déjà depuis la création de monde ‒ que de partir en guerre avec nous !
En 1908 Rickh avait écrit : « Tout Allemand que j’ai rencontré et à qui j’ai parlé là-bas, était devenu turcophile grâce à ce qu’il avait vécu et expérimenté en Turquie. » C’est à ce moment aussi qu’un ambassadeur allemand remit au sultan ‒ de la part d’un prince allemand ‒ la layette pour deux nourrissons attendus dans le Harem. Peut-on imaginer une amitié plus intime entre deux peuples ? Tel un prophète, Jiickh écrit le 10 septembre 1914 : « Le jour viendra où, à Constantinople, l’Allemagne pourra mettre en marche le levier de la puissante force islamique… , ce jour semble venir. C’est alors seulement que la guerre deviendra la guerre mondiale. »
En 1909, un général turc lui avait dit : « Les navires de guerre allemands sont construits aussi pour la Turquie », Et alors Jiickh nous conte (le 20 août 1914) tout ce qu’on peut attendre des Turcs : « Avec les navires de guerre, livrés en son temps par l’Allemagne, la Turquie pourrait combattre et anéantir la flotte russe de la Mer Noire. Alors tout le sud de la Russie, économiquement la partie la plus importante de l’Empire russe ‒ qu’on pense à Odessa ‒ serait à la merci d’une agression. Les troupes turques pourraient attaquer par mer et par terre et, du Caucase à la Crimée, seraient saluées comme une armée de libération par la population musulmane ».
Le 10 septembre 1914, les plus belles couleurs furent utilisées pour nous dépeindre les perspectives de la guerre sainte : « L’Islam tremblant dresse la tête depuis les colonnes d’Hercule jusqu’au delà de la mer de Chine ». Plus loin : « La Perse est prête avec dix millions de musulmans pouvant se tourner contre la Russie et l’Angleterre. La Russie domine sur vingt millions de musulmans et l’Angleterre sur plus de cent millions en Inde. L’Islam prie pour un tel changement et pour la victoire des armes allemandes ».
Le 5 novembre 1914 : « Et ce n’est pas un pur hasard, si maintenant, dans les mosquées d’Égypte, on inclut l’empereur Guillaume dans la prière des fidèles comme Hadji Muhammed, comme pèlerin de la Terre Sainte ».
Et tout cela était cru et pris très au sérieux. Les Dardanelles, le Caucase, le Canal de Suez étaient pour le peuple allemand des notions sur lesquelles son imagination pouvait s’enflammer sans entraves, bien plus que sur les combats qui faisaient rage à l’Est et à l’Ouest. Sans aucun doute, la fermeture et la défense des Dardanelles a retardé de plusieurs années l’issue de la guerre. Mais le miracle que l’on attendait à Suez et au Caucase ne se produisit pas, ne pouvait se produire, car toutes les conditions de victoire manquaient. Du côté turc, des dizaines de milliers de soldats sont morts de faim et de froid au Caucase. Durant l’hiver 1914-1915, une armée entière devait disparaître là-bas. Quand ils n’étaient pas volés ou détournés par les officiers d’administration ou de l’arrière, les chars à bœufs, unique liaison entre l’arrière et l’armée, restaient bloqués dans la boue des chemins impraticables. L’armée turque a subi le même sort en Anatolie que l’armée napoléonienne en Russie en 1812, et le peuple allemand devait l’ignorer tout autant que la catastrophe de la Marne.
Naumann aurait dû voir l’offensive sur le Canal de Suez ! C’était une opérette en plein air, un carnaval militaire sur décor de tentes ! De quoi inspirer Bernard Shaw !