Témoignage d'un officier allemand
Dès le premier jour, la domination jeune-turque s’exerça sous le signe de la dictature. Le comité « Hurriet ve Ittihad » (« Unité et Progrès ») agissait avec un pouvoir absolu, semblable à celui du comité révolutionnaire français, sans compter dans ses rangs des personnalités d’une parfaite intégrité comme Robespierre ou des idéalistes passionnés comme Saint-Just. À la révolution turque manquaient le combat pour les idées et la force d’esprit souveraine d’un Cromwell, Mirabeau, Danton et Lénine. On ne se battait pas pour le bien du peuple, ce n’était même pas un combat d’opinions adverses, ce n’était pas le fracas de l’assaut de la Bastille et il n’y eut point de 9 Thermidor. Il ne s’agissait pas d’un devenir nouveau, ni d’une lutte pour élever le niveau du peuple, mais uniquement de la satisfaction des appétits de domination de certains hommes. Pour ces gens, le peuple était moins que rien, mais eux se croyaient au-dessus de tout et de tous. À la place d’un tyran, manipulant magistralement tous les registres de la terreur, s’installait le règne de terreur d’écrivains médiocres et d’officiers se servant de la biographie de Napoléon comme d’une recette qu’on n’avait qu’à appliquer pour être infailliblement Napoléon. On raconte qu’au-dessus du bureau d’Enver Pacha étaient suspendus les portraits de Frédéric II et de Napoléon et, au milieu, celui d’Enver. Aujourd’hui encore, on peut le voir représenté dans la même pose sur les boîtes à cigarettes allemandes.
Depuis le premier jour, le comité ne comptait que des membres turcs. Aucun Arabe, ni Grec, ni Arménien ne devait savoir ce qui s’y passait. C’était le moyen sûr pour empêcher les deux tiers de la population d’exercer la moindre influence sur l’histoire du pays. Le pouvoir était totalement raciste. C’était une dictature dont le dilettantisme pourrait se comparer au mieux aux actions du gouvernement du Cap de 1920. On ne manquait pas de plans ; on voulait appliquer à Constantinople ce qu’on avait vu à Berlin et à Paris. Mais, à peine commencés, les projets s’arrêtèrent après qu’on eût proclamé d’avance et à grands cris les bienfaits des innovations envisagées. Ce qui nous a été raconté par les prophètes de la fraternisation germanoturque au sujet des activités réformatrices des Jeunes-Turcs était vu avec les yeux d’hommes désirant raconter à tout prix de belles et grandes choses aux tables des habitués des « café du commerce » allemands. La mauvaise gestion de l’économie continuait, le comité dilapidait le reste des fonds publics du temps d’Abdul Hamid, les « Révolutionnaires » touchaient des traitements fabuleux de pachas. Enver devint le gendre du sultan. Durant mes trois années de séjour à Constantinople et en Syrie, j’ai eu l’occasion de constater que les « Jeunes- Turcs » avaient appris magistralement l’art de commander dans les six ans précédant la déclaration de la guerre mondiale. Le chef de la mission militaire allemande, le Général Liman Von Sanders, se plaint amèrement dans ses « Mémoires » des ordonnances quasi infantiles du Vice-Généralissime Enver Pacha. Et ce n’était certainement pas mieux dans tous les autres domaines. Toutes les entreprises publiques étaient dans un état lamentable. L’arsenal de Constantinople, si nécessaire à la marine et à l’armée, était un immense tas de décombres. Une couche de détritus et de scories, haute d’un mètre, couvrait le sol. Les toits de beaucoup d’ateliers à machines s’étaient effondrés. Et dans les ruines, des hordes de jeunes officiers, avec leurs narguilés, « géraient » ce chaos.
Lorsqu’on me chargea de produire du fer cassé pour notre fonderie, je trouvai des pièces de fonte lourdes de 20 à 30 000 kg jamais dégagées de leurs moules. Des centaines de milliers de marks, inutilement gaspillés, avaient été coulés dans la terre. Des presses, des marteaux à vapeur et d’immenses grues s’étaient rouillés ; les rails de chemin de fer étaient laissés à l’abandon, si bien que le transport de poids lourds devait se faire sur des billes de bois. Récemment on avait tout simplement laissé s’éteindre un grand haut-fourneau à acier « Martin ». Une machine moderne Bessemer gisait, renversée dans une fosse. Plusieurs cylindres de bateau étaient dans l’eau, d’où nous les guindions afin de refondre le précieux métal. Mais nous ne pûmes aller jusqu’à la refonte. Lorsque le matériel fut prêt à être utilisé, il nous fut volé de nuit. Dans l’arsenal, il y avait plusieurs directeurs d’entreprise ne sachant ni lire ni écrire. Une machine à raboter allemande, toute neuve, restait abandonnée dans un atelier ouvert à la pluie. La splendide machine, longue de dix-huit mètres et qui n’avait jamais servi, alla à la casse.
Tel était l’état du premier atelier industriel du pays et ceci sous les yeux du ministre de la guerre. À Smyrne, Beyrouth et Damas, ce n’était guère mieux. Les « Jeunes-Turcs » étaient sûrement aussi incapables que les « Vieux-Turcs ».