Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

L’impérialisme turc

Incapables de réaliser des travaux pratiques-techniques, les « Jeunes-Turcs » avaient cependant l’imagination fertile et se grisaient de leurs ambitieux plans de grande puissance. Le pouvoir politique n’a jamais été aux mains de fantaisistes plus dangereux. Une folie impérialiste s’était emparée du comité « Unité et Progrès ». Déjà au début du XXe siècle, un derviche afghân avait essayé de convaincre le « Sultan rouge » de la nécessité d’orienter sa politique vers le panislamisme, parce que c’était le seul moyen pour la Turquie d’échapper à l’écrasement total par l’Angleterre et la Russie. Malgré l’immense don de persuasion de Djemaleddin, qui devait être semblable à la puissance suggestive de Raspoutine, Abdul Hamid était suffisamment intelligent pour abandonner ce jeu dangereux. Les « Jeunes-Turcs » reprirent le cours des idées de l’Afghân et le transformèrent en idée panturque. Pour les esprits chimériques, c’était une occasion merveilleuse de laisser vagabonder leur fantaisie à l’infini. Nous autres Allemands savons de quels avortons peut accoucher la folie politique. Nous n’avons qu’à penser à Daniel Frymann, au professeur Reimer et à tant d’autres producteurs d’idées pangermaniques.

Une ivresse impérialiste s’empara bientôt des cerveaux des « Jeunes-Turcs ». Ils n’avaient aucun sens pour la politique réaliste, aucun égard aux besoins impératifs de développement du pays, aucune crainte vis-à-vis de l’étranger. Ils manquaient de cette crainte salutaire qui empêchait Abdul Hamid d’exécuter jusqu’au bout son plan d’extermination des Arméniens.

En 1912 Daniel Frymann écrivait son livre insensé : « Si j’étais l’Empereur ! ». Il y exigeait d’incroyables mesures qui allaient encore augmenter la méfiance de la France envers l’Allemagne. Il demandait l’expulsion de tous les Danois qui ne se reconnaissaient pas « prussiens », la perte du droit de vote pour les députés polonais, l’interdiction de la langue polonaise dans les assemblées, l’expulsion d’Alsaciens parlant français, la dictature en Alsace-Lorraine, l’annexion de la Belgique et de la Hollande par la Prusse, la construction imposée par force d’une voie vers l’Adriatique, le statut d’étranger pour les Juifs, l’expulsion de tous les chefs socialistes et de tous les agitateurs. Un esprit semblable s’agitait également dans la tête des « Jeunes-Turcs ». Mais ce qui en Allemagne n’était que l’appel au combat d’un groupe d’hommes, fut-il important, était réellement exécuté par le gouvernement en Turquie.

Bientôt s’instaura un régime de terreur raciste qui se traduisait à l’intérieur du pays par un combat sans merci contre tout ce qui n’était pas turc.

Par l’intermédiaire de l’ambassadeur allemand et avec le consentement du ministère de guerre allemand, le président de la « Deutsche Orient-Mission, le Docteur Lepsius, put rendre visite en juillet 1915 à Enver Pacha au ministère de la guerre. Il évita cependant de lui montrer son indignation au sujet du massacre d’Arméniens en cours d’exécution. Par contre, il en appela à l’intelligence politique de cette idole de beaucoup d’Allemands en lui faisant remarquer ce qui suit :

 

« Dans les pays côtiers ce sont les Grecs et à l’intérieur de l’Anatolie les Arméniens qui ont l’exclusivité du petit et du grand commerce. Les Arméniens sont l’estomac de l’empire. En ce moment, vous arrachez l’estomac et vous croyez que ce sont les autres membres, les Turkmènes, les Kurdes, les Lazes, les Tscherkesses qui se chargeront de sa fonction. C’est une erreur. »

Enver sourit :

« C’est possible. Après la guerre nous aurons l’estomac faible durant quelques années, mais nous nous rétablirons. Sachez bien que le peuple turc compte 40 millions d’hommes. Lorsqu’ils seront réunis dans un seul état, nous aurons en Asie la même importance que l’Allemagne en Europe. »

C’était le crédo de l’homme le plus fort de la Turquie. Il faut concéder qu’Enver était le digne disciple des grands maîtres du cynisme : Talleyrand, Mettemich et Bismarck. Dans l’Empire ottoman, la population turque était de 9 millions. Enver songeait donc à conquérir un territoire comptant 31 millions de Turcs. L’« Alexandre turc » avait donc l’intention d’étendre ses expéditions guerrières à peu près jusqu’en Chine !

D’ailleurs, pendant la guerre, on inculquait aux écoliers allemands non seulement les visées allemandes mais aussi les plans d’extermination des Turcs selon l’idée d’Enver. Dans le livret « Buts de la guerre. Manuel méthodique pour l’enseignement actuel » par l’inspecteur d’arrondissement Hauptmann de Mulhouse en Alsace, on lit :

« Et maintenant, l’arrière-pays de la Perse, c’est-à-dire l’Asie Centrale, Khiva, Boukhara, le Turkestan et l’Uzbekistan. Là aussi habitent des musulmans, comme nous venons de le voir. Et plus que cela : un rapprochement se fait entre la Turquie et les musulmans de ces territoires. C’est ici le berceau des Turcs. Leurs ancêtres ont habité là. Partant de là, les chevaux de leurs pères trottaient vers le Sud et le Sud-Est. Pendant longtemps les Turcs l’avaient oublié. Ils ne pensaient plus au passé. Leur courage semblait brisé. Petit à petit, les ennemis de l’ancien Empire turc l’ont démantelé morceau par morceau. La Turquie devint un homme malade. Mais à présent, le Turc espère à nouveau, il espère, il a un but devant lui… Et c’est surtout en pensant à ces pays, aujourd’hui russes, que le cœur turc bat le plus fort. Pour lui, ils sont la patrie. Et les écrivains turcs chantent cette patrie en poèmes, répétés par tous :

“La Turquie n’est pas la patrie des Turcs, Ce n’est pas non plus le Turkestan, Mais un vaste pays, un pays éternel :
Qui a pour nom Touran.” »

Si la politique extérieure des Turcs était insaisissable comme un feu follet, leur politique intérieure raciste fut poursuivie avec une parfaite logique et une détermination farouche. Ils voulaient créer un état national uniquement turc, un état qui refuse impitoyablement toute concession aux minorités. À Istanbul, on s’était plus ou moins rendu à l’évidence que les Arabes ne seraient plus maîtrisables à la longue. Mais en Turquie même, il fallait enfin en finir avec la fraction chrétienne de la population afin qu’aucun corps étranger ne puisse freiner les expéditions conquérantes. Depuis 1914, on combattait avec une ferveur accrue tout ce qui n’était pas turc. Tous les étrangers et même les résidents allemands furent frappés arbitrairement d’impôts insupportables. À Constantinople, la ville aux nombreuses langues, toutes les enseignes européennes et aussi les enseignes allemandes devaient disparaître. Les presses arméniennes et grecques furent presque écrasées sous le nombre d’interdictions et d’amendes. C’étaient les signes précurseurs des terribles mesures de « nettoyage » qu’on allait bientôt appliquer dans le pays. Le premier coup frappa les Arméniens. On espérait en finir le plus facilement puisqu’ils étaient sans défense. Après, on s’attaquerait aux Grecs et aux Juifs. Et très probablement les Allemands auraient été chassés du pays en dernier lieu si les Empires centraux et la Turquie avaient gagné la guerre.

Metternich disait : « Nous allons provoquer l’étonnement du monde par notre ingratitude ! » Si la Turquie avait été victorieuse, les messieurs Naumann, Jackh, Rohrbach et le HelfTerich du chemin de fer de Bagdad en auraient vu des choses ! Et si, déjà quelques années seulement après la guerre, les Turcs vaincus ont pu chasser du pays 1 500 000 Grecs, et ce sous les yeux du monde, on peut s’imaginer ce qui se serait produit si Enver et Talaat avaient été vainqueurs ! On pourrait presque regretter que l’histoire du monde soit frustrée d’une si grandiose plaisanterie.

Pendant la guerre, les Turcs trouvaient les Allemands juste assez bons pour leur tenir le rideau derrière lequel ils égorgeaient plus d’un million d’innocents, tant hommes que femmes et enfants.

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