Quiconque écoute cet appel de la Justice, se demande avec angoisse ce qu'il faut faire. Seul l'égoïste fermera l'oreille et refoulera le sentiment du devoir. Au contraire, celui qui découvre l'iniquité consommée et qui en entrevoit les effroyables conséquences, ne peut en prendre son parti. Il lui faut une protestation, une réaction à la fois individuelle et collective. Il sent l'impérieux besoin d'un effort énergique et persévérant, pour sauver les droits de la conscience et de la dignité humaine, pour relever les ruines, comme pour prévenir de nouveaux malheurs. Quiconque reconnaît que seule la justice élève les nations, que seule elle est la condition de la liberté et de la paix, réclame la lutte contre les puissances, connues ou anonymes, qui mènent notre monde à la dérive. Résister devient le mot d'ordre, et ce mot d'ordre doit être d'autant plus général que nous sommes solidairement responsables de l'iniquité.
Que nous le voulions ou non, nous faisons partie de collectivités, en particulier de celles que nous appelons : nations, et nous sommes solidaires les uns des autres par des liens politiques, par des lois économiques, par des circonstances sociales ou autres. Nous sommes pris dans l'engrenage. C'est là une loi inévitable qui nous donne une responsabilité commune.
Or, dans la question arménienne, cette responsabilité, par solidarité naturelle, éclate d'une façon si évidente et si tragique que nous voudrions pouvoir en faire comprendre toute l'importance. Que d'observations et d'expériences nous pourrions avancer pour justifier cet appel à la solidarité !Il est impossible, en effet, de ne pas reconnaître que c'est l'affairisme qui, depuis l'Armistice, est le grand coupable du crime commis à l'égard de l'Arménie. Or, qu'est-ce donc que l'affairisme, sinon la poursuite exclusive des intérêts matériels, auxquels on sacrifie trop souvent tout idéal et tout principe ? Aujourd'hui on le trouve partout ; il pénètre l'esprit public et domine toutes les relations humaines. Toujours à l'affût d'intérêts nouveaux, il ne craint-pas les désordres politiques et économiques, et même, au besoin, il les provoque.C'est l'affairisme occidental qui a permis à Mustapha-Kemal de profiter des rivalités financières, paralysant tous les efforts communs, pour reconstituer son armée et la ravitailler en achetant tous les stocks de guerre : munitions, uniformes, etc. C'est l'affairisme qui s'est emparé d'une presse, trop souvent vénale, et c'est cette presse-là, véritable fléau moderne, qui a empoisonné l'opinion publique et qui a provoqué ce mouvement hypocrite qu'on appelle la turcophilie, mouvement qui n'a rien à faire avec le respect du peuple turc, de ce peuple qui aurait grand besoin qu'on l'aimât pour lui-même, et qu'on cessât de le flatter pour mieux l'exploiter !L'intervention de la haute finance explique tout le malheur de l'Arménie. Or, cette haute finance, dont on ne dira jamais trop de mal, est la manifestation extrême du matérialisme pratique si répandu aujourd'hui. Et, comme la préoccupation des affaires, si intimement liée à la lutte pour l'existence, retient forcément l'attention de chacun, il est incontestable que le danger de l'affairisme nous menace tous et que, en définitive, nous sommes tous, à des degrés divers, solidaires des iniquités qui se commettent.Ce sentiment d'une responsabilité commune s'aggrave encore du fait que les musulmans du Proche Orient repoussent, à l'égard du peuple arménien, toute solidarité, soit pour des motifs religieux, soit surtout pour des causes politiques. Ils veulent, en effet, écarter de leur pays cet élément chrétien, dont les puissances européennes se sont trop souvent servies, comme on utilise un pion dans le jeu d'échecs, et dont les malheurs, . souvent provoqués par des politiciens intéressés, ont été des prétextes à des ingérences et à des interventions-humiliantes pour l'orgueil national turc.
Des essais ont été tentés auprès des plénipotentiaires ottomans à la Conférence de Lausanne, pour provoquer de leur part un acte généreux envers le peuple arménien. Mais, au nom d'une solidarité musulmane, représentée certes par un nombre respectable de millions d'individus, et au nom d'une politique nationaliste intransigeante, ils ont repoussé toutes ces sollicitations, si désintéressées qu'elles fussent. « Non, disaient-ils, les Arméniens sont des chrétiens, ce sont vos frères ; il y a assez longtemps que vous faites des discours en leur faveur, montrez donc une fois que vous pouvez passer des paroles aux actes ; ils sont à vous, ils sont chez vous, prenez soin d'eux ; pour nous il n'y a plus de question arménienne. »
Le Traité de Lausanne, à leur point de vue, mettait un point final au programme du gouvernement turc de 1915, qui comportait la suppression du nom arménien en Turquie.Conformément à ce programme, les Arméniens qui n'ont pas été massacrés, ou qui ne sont pas morts des souffrances causées par la déportation, ont été, tout simplement, chassés de Turquie. Aussi le résultat est-il net : tandis que, en 1914, il y avait trois millions d'Arméniens en Asie-Mineure, aujourd'hui, on aurait de la peine à en trouver cent à cent cinquante mille. Un million et demi sont morts. Les autres sont réfugiés au Caucase, dans le territoire de la petite République arménienne, liée actuellement aux Soviets, en Mésopotamie, en Syrie, ou bien encore, en très grand nombre, ils errent à travers l'Europe, l'Amérique, sans patrie, sans foyer, sans « papiers », sans passeports, sans travail, tous dans un deuil effroyable et beaucoup atteints dans leur santé. Ils demandent une hospitalité que, hélas, on leur marchande dans presque tous nos pays.
Nous n'avons pas à discuter ici jusqu'à quel point la nouvelle Turquie a été avisée dans sa politique à l'égard des Arméniens, à l'occasion du Traité de Paix. A-t-elle vraiment servi ses propres intérêts, en se privant de la collaboration de cet élément chrétien, qui, depuis plus de trente siècles habite ce pays ? Par quels autres chrétiens immigrés va-t-elle les remplacer, lorsqu'elle comprendra que ce n'est pas le peuple turc d'aujourd'hui qui est capable de développer le Proche Orient ? Ces questions et bien d'autres ne doivent pas être étudiées ici, car nous ne voulons nous préoccuper que du sort du peuple arménien.A Lausanne, les diplomates ont dû reconnaître leur complète impuissance. Ils l'ont avouée, dans l'intimité, plus d'une fois. Ils considèrent ainsi que la question arménienne est, pour le moment en tous cas, sans solution. Et ils abdiquent. Grandes et Petites Puissances sont obligées de reconnaître leur absolue incapacité de résoudre ce problème de justice internationale. Et alors, dans leur abdication, elles abandonnent la partie. Tel est le second fait, d'une portée immense, qui augmente encore le devoir de solidarité, incombant à une Europe, dite chrétienne, et qui, consciente des erreurs et des crimes commis ces dernières années, ne peut accepter, d'une part, cette capitulation devant l'Islam, allié du bolchévisme, et, d'autre part, les lâchetés de la politique de la haute finance.Un diplomate, de grande envergure pourtant, déclarait, en septembre dernier, à quelqu'un qui lui demandait si les Puissances ne pourraient pas voter d'importants crédits pour faciliter les secours aux réfugiés arméniens. « Non, disait-il, on ne peut pas demander cela aux Parlements. Il faut vous adresser aux Eglises; ou bien faire pour eux des soirées théâtrales ».Telle est bien la situation qu'il est de notre devoir de faire connaître. Ainsi le Turc et le politicien se désolidarisent d'avec l'Arménien.Ils ne sont pas les seuls.Par exemple, nous avons souvent entendu des paroles-comme celles-ci : « Le grand coupable, c'est en réalité le Sénat américain, qui aurait dû prendre le mandat sur l'Arménie, que le Président Wilson avait accepté. Seuls les Etats-Unis — et certes cela est vrai — pou-vaient sauver la situation. Ils ont refusé, par conséquent c'est aux Américains à venir en aide à ce peuple et à faire le nécessaire pour le secourir. Quant à nous, en Europe, nous avons nos pays dévastés, nos changes dépréciés, nos dettes, nos chômages nationaux, nos affaires qui ne marchent pas, nous avons nos anciennes œuvres à soutenir ! Sans doute, c'est un grand malheur, un scandale, une honte ! Mais nous n'y pouvons rien ! Que ceux qui en sont les premiers responsables interviennent ». Et ainsi on cherche à esquiver sa part de responsabilité en mettant tout le fardeau sur les épaules des autres.C'est là un jugement qu'il est plus facile d'énoncer que de justifier. Car n'oublions pas que la politique des intérêts ne se préoccupe pas plus des frontières de races, de nations, ou de continents, qu'elle ne s'embarasse des principes de justice et de solidarité. Devant un avantage matériel, assuré ou présumé, l'homme intéressé, d'où qu'il vienne, détourne son regard des iniquités et des souffrances et passe indifférent à côté des blessés et des victimes. Or, il faudrait le reconnaître, la préoccupation des intérêts financiers dans le Proche Orient a complètement faussé aussi bien la politique européenne que celle des Etats-Unis. Un capitaliste d'une très petite puissance répondait un jour à quelqu'un qui attirait son attention sur le problème douloureux de l'Arménie, et sur les dangers de la turcophilie intéressée : « Oui, c'est triste ! Mais les coupons de la Société X rapportent tout de même un très bel intérêt ». Oh ! les coupons, les valeurs engagées dans le Proche Orient ! Pauvres veuves et pauvres orphelins d'Arménie, c'est à ces coupons que l'on pense trop souvent, lorsqu'on refuse d'écouter votre plainte !
Certes, il est bien évident que si notre appel au secours n'avait d'autre appui que ce sentiment de solidarité naturelle, dont nous venons de parler, la cause de l'Arménie serait bien compromise. Si justifiés et si puissants qu'apparaissent à tout homme libre et qui réfléchit les faits cités plus haut, il n'en demeure pas moins qu'ils sont insuffisants, car il est trop facile de mettre de côté et d'étouffer leur voix importune.C'est pourquoi il nous faut aller plus loin. Il y a heureusement une solidarité d'un autre ordre, à laquelle nous pouvons et devons faire appel, c'est la solidarité morale, résultant d'un acte de volonté individuelle et collective, c'est la solidarité spirituelle, manifestant un libre consentement de consciences éclairées et de cœurs sympathiques, c'est, en un mot, la solidarité inspirée par l'Evangile de Jésus-Christ.Tout d'abord, il faut loyalement reconnaître l'évidence du mal, de ce mal dont nous souffrons tous, et qui, si nous n'y prenons garde, conduira l'Europe à sa ruine. Il s'agit de protester non seulement par les paroles, mais par les actes. Nous appelons de tous nos vœux une réaction profonde contre l'affairisme envahissant, contre la spéculation et contre tous les désordres qui en découlent. Il faut un sursum corda, un réveil de l'opinion publique. Celle-ci, ne l'oublions pas, est aussi une grande force, lorsqu'elle est bien éclairée. Si elle a été momentanément tenue en échec par la puissance redoutable des intérêts matériels et par celle d'une presse corrompue ou lâche, il n'en est pas moins vrai qu'elle représente les véritables énergies morales de l'humanité et qu'elle peut remettre en valeur les réalités spirituelles auxquelles nous ne voulons cesser de croire et pour lesquelles il vaut la peine de vivre et de lutter ! Il s'agit de sortir du marécage dans lequel nous nous enlisons. Et peu de questions sont plus symboliques et plus urgentes que la question arménienne pour nous faire comprendre la nécessité de sortir du bourbier et de reprendre la marche vers la justice et vers la liberté. Malheur à ceux qui ne comprennent pas cela ! Et que ceux qui préfèrent rester dans le marais n'empêchent pas les autres d'en sortir !Au point de vue politique, il est certain que la question arménienne doit passer par une période d'éclipse. Or, pendant l'éclipse, il faut sans doute accepter l'obscurité, mais on l'accepte avec confiance, avec l'absolue certitude que la lumière reparaîtra. Aussi sommes-nous convaincus que le peuple arménien retrouvera un jour sa libération. A la faveur de quels événements politiques ou sociaux ? Nous l'ignorons. Notre confiance ne repose pas sur le vague espoir d'une évolution possible du bolchévisme ou d'une politique plus libérale de la part de la nouvelle Turquie ; elle ne s'accroche pas non plus à la possibilité de l'intervention d'une Grande Bretagne au gouvernement travailliste, ou d'une Italie fasciste, ou d'une nouvelle politique française ou américaine, ou d'une coalition des petites puissances. Notre foi se fonde sur la valeur intrinsèque de la justice, sur !e droit naturel et en même temps moralement conquis de la nation arménienne à l'existence et à la liberté. Notre confiance s'appuie sur cette volonté de vivre que nous constatons journellement chez les représentants les plus divers de ce peuple qui ne veut et ne peut oublier les sacrifices consentis par ses enfants morts, victimes de leur fidélité chrétienne, de ce peuple qui n'a
qu'un désir : celui de reconstituer son indépendance nationale et de réaliser sa mission historique, dans ses antiques territoires dont le sol est trempé du sang et des larmes de tant de générations opprimées. Notre confiance s'appuie surtout sur Celui qui, voulant que la justice triomphe, appelle tous les hommes de bonne volonté à collaborer à sa victoire.