Un mois avant mon départ d’Alep, au mois de mai 1918, je me rendis un après-midi, au vicariat chaldéen, lorsqu’une dame, portant le costume d’infirmière en chef du Croissant Rouge entra, salua Monsieur le Curé et, ignorant l’arabe, se mit à parler en français. Elle était chaldéenne et originaire de Diarbékir. Elle s’appelait Habiba ; c’était la fille de M. Zéki Hadji Daoud, de Diarbékir. Je servis d’interprète. Cette dame commença par nous raconter sa déportation, ses longues pérégrinations et ses souffrances. Elle venait d’arriver à Alep de Césarée. En causant avec elle, je finis par comprendre qu’elle avait des parents en cette ville ; c’était la famille de Antoun effendi Roumi, ex-directeur de la régie à Mardine et qui était de mes amis. Je la conduisis chez Toumi effendi qui fut surpris de la voir à Alep. Mme Roumi effendi qui fut surpris de la voir à Alep. Mme Roumi fut heureuse de l’héberger.
Cette dame ayant appris que j’allais partir pour la capitale fit tout son possible pour m’y accompagner, et rentrer chez ses parents. D’accord avec le curé et Mme Roumi, nous nous-mêmes à l’œuvre pour lui procurer un permis. Ayant réussi dans notre tâche, je partis avec elle pour Constantinople. Dans les différentes stations de chemins de fer, dès qu’elle apercevait un agent ou 178> un gendarme, elle tremblait, dans la crainte de retomber entre leurs mains.
C’est à notre arrivée à Constantinople quelle me fit le récit de ses tribulations, récit que je transcris fidèlement :
C’était le 18 juin 1915, un samedi1. On nous annonça dans l’après-midi de ce jour que tous les chrétiens devaient quitter Trébizonde.
Les Russes bombardant la ville, les habitants s’étaient rendus aux alentours. Nous étions partis aussi, ma famille et moi, pour Totz, village situé à trois heures de la ville. Désolé par cette nouvelle nous descendîmes en ville le dimanche.
Un délai de quatre jours nous fut donné pour partir. Le mercredi soir, le docteur Crawford, un missionnaire, directeur de collège américain, qui se trouvait à Trébizonde avec sa femme, après avoir fait beaucoup d’efforts pour garder les enfants qui lui étaient confiés par leurs parents qui allaient quitter la ville, put obtenir la permission du vali, Djémal Azmi, d’éviter leur exode.
Un grand nombre de familles s’empressèrent alors d’amener leurs garçons et leurs <p.179> filles au collège où de jeunes personnes se réfugièrent également en qualité d’institutrices. Les parents remirent à la mission tout l’argent qu’il fallait pour soigner leurs enfants, en confiant même à cette institution, en dépôt, leurs bijoux.
L’effroi gagnait tous les cœurs et les cris et les pleurs des chrétiens retentissaient dans toute la ville où le deuil était général. Une foule de femmes haletantes couraient dans les rues, chassées par des gendarmes insensibles à leurs supplications.
Dans l’après-midi de ce même jour (le mercredi), les arrestations commencèrent ; les hommes arrachés de leurs foyers furent conduits sans un couvent appelé Astvazatzin (Sainte-Marie).
Le 13 juin, cinq jours avant la déportation, on avait réuni tous les hommes sujets russes et tous les membres du comité Tachnaktzagan. On les embarqua à bord d’un moteur-boat, leur disant qu’ils allaient être dirigés sur Sinop ou Constantinople pour être déférés à la cour martiale. C’étaient tous des notables. On les traita avec beaucoup de dureté. Conduits en haute mer, ils furent tout simplement jetés à l’eau. Nous nous rendîmes compte de leur triste fin en rencontrant sur le rivage de la mer, quelques jours après <p.180> leurs cadavres qu’on pouvait évaluer au nombre de quatre cents2.
Cette effroyable tragédie avait jeté les habitants dans une frayeur indicible. Désespérés, les uns brûlaient leurs maisons, d’autres se précipitèrent dans les puits ; beaucoup se suicidaient en se jetant du haut des terrasses et des fenêtres. D’aucuns, parmi lesquels des femmes, furent atteints d’aliénation mentale. Ils savaient, les malheureux, que leur tour n’allait pas tarder à venir et qu’ils seraient mis à mort sans pitié.
Quand à nous, Mme Hékimian, – dont le mari était médecin militaire – nous conseilla de confier notre enfant à la mission américaine et nous promit de s’occuper de lui, vu qu’étant la femme d’une militaire elle avait le droit de rester. Nous suivîmes son conseil.
Je confiai moi-même à la mission mon petit Dico, alors âgé de 15 mois, et y déposai une somme d’argent pour ses dépenses. La séparation fut cruelle. La nuit même de cette fatale journée, des négociants turcs se rendirent chez nous et eurent avec mon mari un <p.181> important entretien secret. Après une demi-heure de conciliabule mystérieux, mon mari vint me dire :
– Nous avons trouvé un moyen pour nous sauver : c’est d’embrasser l’islamisme.
– Jamais je ne deviendrai musulmane, lui répondis-je, libre à toi de renier ta foi.
Tous les membres de ma famille cherchent à me persuader. Mon mari lassé et les larmes dans la voix me dit : « Tu veux être cause de notre perte ? ». Je me lève, très émue, et je vais voir ces négociants turcs dans la chambre voisine. Ils cherchent à leur tour à me convaincre. « Revenez à votre raison, sauvez votre famille ». Ces notables se trouvent actuellement à Constantinople ; ils se nomment : Osman Loutfi et Osman Effendi Keurzadé. Je leur dis pour toute réponse que je préférerais mourir plutôt que de renier ma foi. « Je laisse, ajoutai-je, mon mari libre d’opter pour votre religion, mais moi je renonce à devenir musulmane. »
Après nous avoir rappelé ce que les chrétiens avaient fait subir aux Turcs, ces derniers, nous dirent les dits notables, prendraient leur revanche, sûrement et cruellement contre les chrétiens. Sur ces entrefaites, ils partirent. <p.181>
Le jeudi 21 juin3, de bon matin, nous apprenions que les maisons des chrétiens étaient cernées par des gendarmes afin d’empêcher toute communication entre eux. Nous comprîmes alors que l’heure de subir notre triste sort avait sonné.
Prévoyant que nous serions déportés, nous fîmes nos préparatifs.
Entre temps l’ordre vint de quitter nos foyers. Nous abandonnâmes notre maison ; mon mari pressentant ce qui allait nous arriver, pleurait comme un enfant. Des amis du Comité Union et Progrès4 nous consolaient en nous disant que nous allions bientôt rentrer.
Un grand convoi est formé et nous nous mettons en route. De pauvres gens portaient sur leurs épaules des couvertures, d’autres des matelas, enfin toutes sortes d’ustensiles et d’objets de ménage. Nous arrivons, première étape, à Déguïrmendéré, situé à une demi-heure de la ville, où nous nous croisons avec des milliers d’hommes et de femmes qui nous avaient précédés. Les gendarmes nous <p.183> obligeaient à aller à pied, nous empêchant de nous servir de voitures ou d’autres moyens de locomotion. Notre convoi avait été confié à deux officiers de gendarmerie : le capitaine Bétchiktachli Aguah Bey, âgé de 30 à 33 ans, et le lieutenant Trabzounli Hadji-Khalil Zadé Faïk Bey, âgé d’environ 25 ans5.
Les personnes composant le convoi furent fouillées avant le départ. Nous le fûmes aussi. On nous enleva, en fait d’armes, même les petits canifs que nous possédions. Les barbares déclaraient en même temps que les outrages à notre pudeur qu’ils commettaient n’étaient rien en comparaison de ceux que les bulgares avaient fait subir à leurs femmes.
On était venu le soir donner l’ordre aux officiers conducteurs de nous diriger sur Djéziré dans le villayet de Diarbékir en 12 heures <p.184> de temps. Ce la signifiait qu’on allait nous tuer en route, ce tour de force étant impossible à accomplir, vu que Djéziré se trouve à plus d’un mois de marche à pied du lieu où nous nous trouvions. C’était rassurant !
Nous quittons Déguirmendéré à 4 heures du soir au nombre de plus de cinq mille personnes ; nous marchons sous une pluie torrentielle. Le convoi est escorté de gendarmes qui nous poussent comme un troupeau de moutons. A la tête du convoi marchait le capitaine Aghah Bey ; Faïk Bey était à la queue, fermant le triste cortège de la terreur et de la mort.
Après 4 heureus de marche nous arrivons à Hadji Mehmed. La pluie continue à tomber. Nous faisons halte dans un petit café se trouvant sur la chaussée qui va de Trébizonde à Erzéroum. Là on nous sépare d’avec les hommes et on nous réunit par groupes. Je pénètre dans le dit café avec Mme Mari Arabian, qui avait laissé son enfant à la mission américaine et passe avec elle la nuit dans cette station. Cette pauvre femme se trouvait dans une prostration morale complète. Pendant la nuit, je la vois se lever en sursaut et, déboutonnant sa robe, présenter machinalement son sein à son bébé qu’elle croyait avoir à ses côtés. Après avoir accompli ce geste si <p.185> poignant dans un état voisin du délire, elle s’assoupit et s’endormit en faisant encore le geste d’embrasser son enfant. Cette scène de tendresse maternelle m’émut et pensant à mon propre enfant confié aussi aux soins de la mission je fondis en larmes.
Les hommes qui avaient été saisis à Trébizonde au Monastère d’Asvazatzin, nous rejoignirent là-bas et furent mêlés à notre convoi.
A 8 heures du matin nous nous remettons en route et arrivons à un chemin se trouvant entre deux courants d’eau à quelques heures de Hadji-Mehmed. Des jeunes gens pris de désespoir se jettent dans l’eau et se noient.
A 12 heures nous arrivons à Yéssir-Oglou après quatre heures de marche. Là quatre ou cinq voitures arrivent. Moyennant finances les quelques enfants qui étaient avec nous y peuvent monter pour être renvoyés et confiés à la mission américaine. A 4 heures nous quittons Yéssir-Oglou. Nous étions environ six mille personnes, hommes et femmes. Nous gagnons à pied Bôklou-Khan. Là, trois ou quatre femmes d’entre nous perdent la raison à cause de nouvelles torturantes que nous donnaient les gendarmes décrivant avec un raffinement de cruauté les souffrances qui nous étaient réservées. Nous étions obligés, malgré notre aversion pour ces bourreaux, de <p.186> choyer les deux officiers qui nous dirigeaient, d’avoir des égards pour eux, leur offrant sans cesse toute espèce de Boissons et de victuailles que nous possédions.
Nos hommes passaient tout le temps avec les officiers les flattant tout en sachant in petto et la mort dans l’âme que ces êtres qui avaient pour mission de les anéantir n’auraient aucun sentiment humain envers eux et qu’ils n’en épargneraient pas un seul.
Le lendemain matin à 8 heures nous faisons une marche continue à pied toute la journée. Durant une heure et demie nous allons sous la pluie. A 3 heures du soir, nous arrivons à Zeghané, une station de téléphone au pied d’une montagne du même nom, couverte éternellement de neige. On voulait nous laisser passer la nuit là-bas, mais à force d’insister auprès des officiers qui étaient de notre part l’objet de tant de prévenances, ils consentirent à ce que nous passions la nuit à l’abri, dans un village voisin, situé à une heure de marche. Tout le convoi s’y rendit. Dans ce village, moyennant 30 livres, on nous donna un refuge dans des maisons ; puis on fit ouvrir le four pour que nous puissions acheter du pain. On nous permit à nous, ainsi qu’à neuf autres familles, de faire halte dans un soi-disant hôtel, <p.187> une vieille masure. Le soir même à 9 heures, le lieutenant fait appeler mon mari et lui demande de lui servir d’intermédiaire dans une cause délicate. Epris follement de la jeune Kéghanouche, de la famille Arabian, il désirait que mon mari intercédât auprès de la famille pour obtenir sa main. Sous cette invite se cachait un ordre. Il fallait obéir. Enfin, cherchant à se dérober, mon mari lui répondit que cela ne dépendait pas de lui et que le lendemain, l’officier lui-même pourrait s’adresser aux parents de la jeune fille en question. Cette mission confiée à mon mari nous rendit perplexes et nous empêcha de dormir durant toute la nuit car si la démarche échouait nous étions perdus. Le lendemain, nous tenons un conseil de famille, et nous nous mettons d’accord pour donner la jeune fille, pensant que cela pourrait être de quelque utilité pour les autres. La jeune fille est donc donnée. Le lieutenant veut rentrer à Trébizonde avec Kéghanouche, accompagnée de Mme Gaïzak Arabian et de Mme Kélérian qui lui avaient donné pour les suivre chacune 500 Ltqs.
Nous passons la nuit à Keupri-Bachi et le matin nous nous mettons en marche vers Dalbadan.
Nous passons par des chemins détournés ; <p.188> les cinq voitures qui faisaient partie du cortège restèrent. Les gendarmes, rebroussant chemin, les rejoignirent. Nous remarquons que les officiers dirigeant le convoi avaient disparu. Les gendarmes donnent l’ordre aux cochers d’arrêter les voitures. Pressentant du danger, je descends du coupé et invite mon mari à en faire autant. Celui-ci refuse : vingt gendarmes me cernent et me somment de remonter dans la voiture. Ils me bousculent, me tirent par le bras, me menacent même de leurs baïonnettes. Un grand effroi me gagne en ce moment. Bouleversée, je commence à vomir. L’un des gendarmes me voyant dans cet état, me fait, comme pour adoucir mon mal, rejoindre le convoi. Je dus marcher et me séparai des voitures.
Entre temps, les gendarmes dépouillent les occupants des dites voitures de tout leur argent.
Arrivés à Daldaban, après trois heures de marche, en traversant une rue de cette localité nous sommes assaillis par des gamins qui, montés sur des murs de jardin, nous jettent des pierres, des ordures et toutes sortes d’excréments. Les femmes nous lancent des pierres en nous criant leur haine : « Cochon de chrétiens, allez, c’est bien fait ! »
Puis arrivés au pied de la montagne nous <p.189> remarquons que celle-ci est occupée par des Tchéttas, bandits qui projettent de nous tuer. Avec eux se trouvait aussi le Mutessarif, gouverneur de Gumuchhané, localité située à une demi-heure de distance, avec tout le personnel du gouvernorat. Les Tchéttas aidés de soldats nous cernent. Le commandant de la gendarmerie donne l’ordre de séparer les hommes des femmes. Les officiers qui avaient disparu au moment où on dépouillait les occupants des voitures refirent leur apparition tombant sur nous comme des hyènes et nous assommant presque à coups de crosse de fusil ou nous bousculant, pour nous obliger à nous séparer de nos hommes.
Nos souffrances et notre douleur étaient, à ce moment, indicibles. Après toutes les privations que nous avions déjà subies, les spectacles bestiaux auxquels nous avions assisté, les viols, les assassinats et les massacres dont nous étions témoins avaient ébranlé notre physique et détraqué notre système nerveux.
La séparation si cruelle de nos hommes survenue à ce moment finit de nous abattre physiquement et moralement. Hébétées nous marchions, le cerveau creux, attendant stoïquement notre fin, et priant Dieu de <p.190> faire cesser par la mort la triste existence que nous menions.
La séparation, ou plutôt le triage, accompli sauvagement, des hommes et des femmes, donna lieu à mille scènes, les unes plus cruelles que les autres. Lorsque le troupeau masculin fut parqué à quelques distances de notre convoi, les bandits, préposés à la triste besogne de martyriser des populations entières de chrétiens, s’approchèrent de nous, cherchant parmi nos effets et bagages toutes les cordes et ficelles qu’ils pouvaient trouver.
Avec ces ficelles ils lièrent nos hommes par les bars deux à deux, et ils les conduisirent loin de nous... Nous-mêmes, glacées d’horreur, sachant qu’ils allaient à la mort, nous arrachions les cheveux, puis, lasses, nous nous évanouissions. Mais eux, les malheureux, les chers compagnons de notre vie, continuaient leur marche macabre, à la boucherie. Quinze cents furent ainsi fusillés.
Mais notre martyre ne devait pas s’achever là. Il ne faisait que commencer. Nos bourreaux, fiers de leur œuvre, reviennent vers nous. Les gendarmes nous prennent et nous conduisent comme des bêtes, nous entassent toutes ensemble dans des terrains vagues où par endroits on remarquait des maisons en ruines. Ils ne nous laissèrent même pas le <p.191> temps de prendre nos effets. Ces lâches, sachant que nous étions à leur merci et qu’aucune voix aussi faible fût-elle n’aurait pu oser s’élever en ce moment pour prendre notre défense, nous faisaient subir les pires atrocités. Les coups n’étaient rien en comparaison des poussées qu’ils nous donnaient et qui nous faisaient tomber sur le sol, meurtries et blessées. Il fallait se relever sur le champ et marcher même si la jambe était brisée. C’était là exiger l’impossible, il fallait le tenter pourtant, ou mourir sous les coups de crosse ou de massue. Je ne parle pas ici des attentats à notre pudeur ni de viols.
Entassées les unes sur les autres dans ce terrain vague au nombre de trois mille, nous y passons la nuit ayant le firmament pour toit et le sol humide pour plancher, sous une pluie fine et pénétrante, l’estomac vide, car nous n’avions rien à manger. Gagnées par le désespoir, nous pleurions et gémissions perdant de plus en plus courage. Même durant toute la nuit nous étions persécutées. Les gendarmes armés d’une petite lanterne électrique se faufilaient dans nos rangs, découvraient les plus jolies d’entre nous, les enlevaient pour leurs orgies ; les jeunes filles amenées au loin, étaient bien souvent massacrées après avoir été violées. <p.192>
Les temps néroniens n’ont pas vu des horreurs accomplies avec une virtuosité aussi raffinée.
Deux heures après, les bandits reviennent chercher d’autres jeunes personnes ; ne sachant qu’inventer pour nous faire souffrir ils ne nous permettaient même pas de sortir pour nos besoins naturels.
Ayant passé une nuit atroce, le lendemain matin, nous apercevons subitement Mme Kélarian avec son petit et Mme Arabian (on se souvient que ces dames avaient payé pour quitter le convoi). Arrivées en courant, sortant d’un jardin, elles étaient haletantes, effrayées, comme si on les poursuivait. Mme Kélarian, épuisée et affamée, était sur le point de tomber d’inanition. Nous trouvons alors pour toute nourriture un morceau de pain sec que nous lui offrons. Mais cela ne suffisant pas pour réconforter une femme dans cet état, une de mes compagnes lui offre bravement son sein et elle tette ainsi quelques temps comme un enfant à la mamelle. Nous sommes toutes attendries. Les nouvelles venues nous racontent que le mutessarif les avait fait venir de force pour subir un interrogatoire et les avait enfermées dans une chambre avec des agents de police qui leur firent subir les pires outrages. <p.193> Kéghanouche, la jeune fille soi-disant mariée à l’officier, fut gardée par le mutessarif comme fille de joie. La pauvrette n’était âgée que de quatorze ans. L’officier, de peur d’être compromis, lâcha Mmes Kélarian et Arabian. Elles tombèrent entre les mains de Gouvernement.
Au même endroit, quatre jours après, on fit un triage parmi cent cinquante jeunes filles qu’on avait déportées de Trébizonde avec un certain nombre de garçons de quinze à dix-neuf ans en compagnie de dix institutrices, faisant partie du groupe de jeunes filles confié aux missionnaires américains. On enleva un certain nombre des plus jolies, on fusilla et massacra sur place toutes les autres avec les garçons.
A 8 heures, le convoi étant composé de femmes seulement, les hommes ayant été séparés de nous et fusillés, nous quittâmes le terrain vague en question et comme si nos malheurs n’étaient pas suffisants, des femmes et des enfants turcs et kurdes nous accompagnaient de leurs lazzis, nous pourchassant même sur les deux côtés du chemin.
Nous arrivons enfin dans un moulin, à 11 heures, après trois heures de marche. Le capitaine Aghah Bey n’était plus avec nous, ayant accompagné nos hommes. Le lieutenant qui nous avait rejointes vint à nous avec <p.194> deux tchéttas et nous fouilla toutes. J’étais la première à passer et j’avais sur moi trois cent vingt Ltqs en or, ma belle-sœur deux cent cinquante ; ceci en dehors des bijoux. Tout l’argent m’appartenait, mais je l’avais distribué aux miens afin qu’il fût plus facile à porter.
Ayant pris cet argent, le lieutenant Faïk Bey me donna par dérision 60 paras (0 fr. 30) pour mes frais et il me promit de me rendre mon argent à Erzendjian pour que celui-ci ne fût pas volé par les brigands, « achkia », qui infestaient le pays que nous allions traverser.
Ces gens nous faisaient subir mille cruautés au moment où ils nous fouillaient ; ils nous frappaient à coups de crosse du fusil ; ils nous arrachaient les cheveux, etc., etc.
Une de mes anciennes élèves de l’école de Trébizonde, où j’enseignais avant mon mariage (1911-1913), s’est vu, au milieu d’atroces souffrances, arracher complètement ses deux tresses de cheveux.
Plusieurs femmes ont été mises à nu durant cette perquisition pour être soi-disant fouillées.
Beaucoup d’entre elles avalèrent de l’or pour pouvoir s’en servir ensuite.
Au commencement, lorsqu’ils vinrent me <p.195> fouiller, il me dirent : « Votre ami, lorsqu’on le lia pour le tuer, nous déclara que nous aviez sur vous tout l’argent et, pour sauver sa vie, il nous a dit de vous le prendre ; vous devez nous le donner : c’est pour cela que votre mari a eu la vie sauve. » C’était une manœuvre pour m’extorquer mon argent.
Le soir de ce jour, après la perquisition, nous quittons le moulin. Dans un état repoussant de saleté, pleines de poussière, ne nous étant plus lavées depuis notre départ de Trébizonde, couchant toujours par terre, affaiblies par les privations, nous étions réduites à l’état de loques humaines. En côtoyant la rivière près du moulin une dame (Mme Katchian) se jeta à l’eau pour se noyer. On la retira saine et sauve. Les habitants du village à notre sortie nous suivaient en nous insultant et en nous lapidant. « Allez, allez, nous disaient-ils, nous allez bientôt être toutes exterminées. » Et ils nous arrachèrent en même temps de force cinquante jeunes filles et femmes qu’ils emportèrent. Nous remarquâmes dans cette même rivière, plusieurs cadavres d’hommes et de jeunes gens embourbés dans la vase au bord de l’eau. On leur avait préalablement enlevé leurs vêtements. C’était probablement quelques-uns des hommes de Baïbourt, mutessariflik (chef-lieu) du <p.196> villayet de Trébizonde, qu’on avait massacrés aussi6.
A 6 heures du soir nous arrivons à Keussa, un gros village. Nous voyons là Beaucoup d’hommes enfermés dans une mosquée et des hans. Ils étaient nombreux et gardés par des soldats. Séparés de leurs familles et souffrant de ce fait, dès qu’ils nous eurent aperçues ils nous appelèrent, éperdus, faisant des signes de leurs fenêtres, avec des mouchoirs. Ils voulaient communiquer avec nous par lettres ; mais il nous fut impossible de les approcher.
On nous entasse toutes dans de grandes cours (khans) réservées au bétail. Tout à coup nous entendons un bruit formidable. C’était une bombe qui éclatait. Le lieutenant Faïk Bey, nous dit, en guise de consolation, que c’étaient des hommes qu’on tuait d’après le système allemand. On les groupait par dix à la file et la même balle les traversait tous à la fois, ou bien on les réunissait dans une chambre et on faisait éclater une bombe qui les tuait tous. « L’explosion que vous venez de <p.197> percevoir provient, nous dit-il, d’une exécution en nombre. »
Effrayées et craignant de subir le même sort, nous pleurons, nous nous arrachons les cheveux, les cils et les sourcils afin de nous enlaidir, croyant, de ce fait, être sauvées. C’était le désespoir et la folie qui s’emparaient de nous.
Le matin à 8 heures Faïk Bey se présente et crie : « Haïdé ! marchandise hâzirlansin. (Allons que la caravane de marchandises se prépare. On part) » !
Presque cinq mille autres villageois déportés nous rejoignent (femmes, enfants, vieillards).
A 10 heures une panique se produisit dans le convoi. Des cris de désespoir s’élèvent de toutes parts. Nous crûmes que c’était le massacre du convoi qui commençait.
Comme un troupeau affolé nous nous dispersons de deux côtés du chemin, dans des champs labourés, courant et criant. Moi-même je patauge dans des mottes de terre gluantes où mes pieds s’enfoncent et dans ma course affolée sans m’en apercevoir je foule aux pieds un pauvre bébé. Le cri déchirant que poussa le pauvre petit restera toujours dans ma mémoire. Je l’entends encore. Plusieurs bébés avaient été ainsi abandonnés par <p.198> leurs mères obligées de prendre la fuite. D’aucunes, ayant pressenti leur fin tragique et pour éviter le martyre, s’étaient munies de poison afin de s’en servir au moment opportun.
Les gendarmes nous poursuivent alors la baïonnette au poing et nous obligent à nous grouper nous déclarant qu’il n’y a rien à craindre. Dominées par la peur, il nous fut impossible de les croire. On finit par comprendre qu’il s’agissait seulement d’une mise à sac des effets du convoi des pauvres paysans qui venaient de nous rejoindre ; c’étaient leurs cris qui avaient jeté l’épouvante parmi nous.
Plusieurs femmes désespérées au moment de la panique avalèrent du poison. D’aucunes moururent, d’autres furent sauvées. C’est dans cet état d’épouvante que nous continuâmes notre chemin et arrivâmes à la montagne de Sébicore.
Nous avons dû employer une heure et demie pour escalader ce point. Parmi le convoi des villageois qui nous suivaient avec leurs chariots, deux cents personnes ont été tuées en chemin par les gendarmes après avoir été dépouillées. Je remarquai que plusieurs personnes d’un chariot, après avoir été dépouillées et assassinées étaient précitées du haut de la pente. Enfin nous arrivons au somment <p.199> de la montagne. Là une bande de cinquante soldats de la caserne qui gardaient le chemin d’Erzindjan se rue sur nous et commence à nous enlever le reste de nos effets, écharpes, ustensiles, pillant également les villageois du nouveau convoi. Nous passons là la nuit. Les soldats et gendarmes en profitent pour prendre les femmes et les jeunes filles et s’en aller avec elles dans la montagne.
Le lendemain à 8 heures nous reprîmes notre route, marchant pour la plupart pieds nus sur les cailloux, affamées, mourant de soif ; on ne nous laissait pas aller boire à l’approche d’une source. Nos pieds commençaient à saigner et ils enflaient. Nous arrivons au bas de la montagne à une demi-heure de Erzindjan, exténuée. Nous nous arrêtons dans un pré ; lasses de souffrir, nous commençons crier : « Vous nous tuerez toutes ici, c’est assez ! nous ne voulons plus vivre, nous voulons mourir ! ». Mais nos appels n’étaient pas entendus. Nous passons la journée en ce lieu, puis la nuit. Les Turcs des environs arrivent et commencent à commercer avec nous, à nous vendre des aliments en cotant un pain à une livre, un verre d’eau à vingt piastres, etc. Le lendemain nous atteignons la ville, accueillies par des clameurs, des pierres, des injures et les crachats de la <p.200> population. Nous traversons la ville : une dame turque nous jette de sa terrasse beaucoup de pains et au moyen de cordes, avec le concours de fillettes et d’enfants, nous envoie des seaux d’eau qui étanchent notre soif. Aux remerciements cordiaux que nous lui adressons cette dame répond : « Je ne fais, mes amies, que mon devoir ! »
Dans le cimetière chrétien de la ville, où nous fûmes campés, les gendarmes vendaient les jeunes filles de cinq à dix piastres (1 à 2 fr.) aux Turcs et aux villageois Kurdes.
Quinze jours s’étaient écoulés depuis notre départ de Trébizonde. Le quartier des chrétiens avait été complètement détruit. Il ne restait que des ruines.
Ce vaste cimetière était rempli des restes des déportés arrivés avant nous dans ces parages. A terre, gisaient, épars, en maints endroits, des chevelures, des bras et des pieds d’hommes.
Plus loin dans la plaine nous apercevons les déportés d’Erzeroum avec tous leurs hommes sous des tentes magnifiques et près d’eux leurs chevaux et leurs voitures. Des sanglots alors s’élèvent de notre convoi, en voyant tous ces hommes tandis que nos maris <p.201> avaient été tués et que nous-mêmes nous nous trouvions dans un si triste état.
Bientôt ces déportés d’Erzéroum viennent à nous avec de grands sacs de pain, de la viande et du fromage q’ils nous distribuent. M. Kosrof, un employé de la succursale d’une Compagnie de trois commerçants de Trébizonde, de laquelle faisait partie mon mari, vient me donner deux pains. Je le reconnais et je suis toute émue en me voyant obligée d’accepter l’aumône de la main d’un de nos employés. Beaucoup gagnées par le désespoir allèrent dans la ville se livrer aux Turcs pour servir soit de femmes, soit de servantes dans leurs harems. D’autres furent conduites dans des maisons publiques que le gouvernement venait d’ouvrir lors des déportations.
Le lendemain vers le soir nous percevons un bruit venant de loin et nous découvrons bientôt le convoi arrivant de Trébizonde qui, parti un jour après nous, venait nous rejoindre au cimetière : il s’y trouvait beaucoup de jeunes filles confiées aux missionnaires américains, parmi lesquelles ma belle-sœur. Elles nous racontèrent avoir subi en chemin les mêmes atrocités et traitements que nous.
A 7 heures de soir nous quittons la ville et après une marche d’une heure et demie nous nous arrêtons entre la montagne et <p.202> l’Euphrate ; à 11 heures de la nuit, les Kurdes viennent se ruer sur nous et volent tout ce qui nous restait encore, enlevant femmes et jeunes filles. Pendant ce temps Faïk Bey était occupé, à deux pas de là, à préparer son repas, ayant à ses côtés deux jeunes filles du convoi, et ne se souciant point de ce qui se déroulait sous ses yeux. Quelques femmes ayant pu s’enfuir de chez les Kurdes rejoignirent le convoi et le matin nous partîmes. Chemin faisant nous aperçûmes, jetés dans le fleuve de l’Euphrate, d’innombrables cadavres ; les eaux du fleuve, de 10 mètres de largeur en cet endroit, étaient toutes rougies de sang humain. C’était effrayant à voir.
A midi 10 tchéttas nous suivent à cheval et se mêlent au convoi ; armés de leurs grand couteaux, ils se frayent un chemin parmi nous et s’en vont emportant quelques jeunes filles. Le malheureux convoi pris de panique, les uns vont se précipiter dans le fleuve, puis, craignant la mort, reviennent à la nage. D’autres se cachent dans la montagne, puis reviennent quand ces brigands ont disparu.
En même temps, une femme du convoi épuisée, s’écrie en turc : « Allah sen yétisch » (mon dieu viens à notre secours). A ces paroles un gendarme prend une grosse pierre et la lance sur la tête de la <p.203> malheureuse en disant : « Kiafir, Khenzir, gaour, allahin war issa séni Kourtarsin » (vile infidèle, cochonne de chrétienne, si tu as un Dieu qu’il vienne te délivrer).
Avant d’arriver à Kamah sur le pont de Adjem Keuprusu, le mudir de Guémérik, travestir lui-même en tchétta arrive et donne pleins pouvoirs et liberté d’action aux agents qui commencent alors leurs tristes exploits sur nos pauvres personnes. Le mudir lui-même emporte une jeune fille parente de mon mari, Gayâné Gotoghïan, que Faïk Bey lui donne en cadeau. Des gendarmes viennent attaquer une mère de six enfants ; ils s’emparent d’elle pour attenter à son honneur ; elle se défend. Les gendarmes furieux se saisissent d’elle et de ses enfants et les jettent dans le fleuve où ils se noient.
A Kamah, dix personnes et moi nous prions instamment Faïk Bey de nous laisser dans la ville pour travailler et coudre pourvu qu’on nous donne un pain par jour afin de ne pas mourir de faim.
Mais notre demande n’est pas exaucée, Faïk Bey étant préoccupé de se rendre chez sa fiancée Arabian. Il s’était fait délivrer un permis à cet effet déclarant qu’il était malade. Il partit en emmenant avec lui les sœurs de <p.204> sa fiancée après les avoir au préalables affublées d’un voile.
Un caporal, Mahmoud-Onbachi, de Riza, prend alors la direction du convoi. Mahmoud qui était en prison pour vol avait été remis en liberté et attaché au service des déportations. Se sachant sans maître il se livrait avec ses gendarmes à toutes espèces d’actes immoraux et barbares sur les jeunes filles et sur les femmes.
Nous quittâmes Kamah. Après avoir été assaillies en chemin par une bande de Kurdes, nous arrivâmes au crépuscule dans un endroit plein de ronces et d’épines. On nous obligea à y passer la nuit à la belle étoile.
L’effroi dans l’âme, sans boire et sans manger, j’avais perdu de vue ma belle-sœur et n’osais plus les chercher de peu d’être saisie par un gendarme. De bon matin, nous nous remîmes en route. Pour apaiser notre faim, nous arrachions des herbes et des racines que nous mangions, et, pour étancher notre soif, arrivées devant un tout petit ruisseau bourbeux et chauffé par le soleil, nous nous jetions comme un troupeau de moutons sur cette fange pour nous désaltérer.
Après un répit de quelques minutes nous continuâmes notre marche. Le caporal Mehmed nous demanda alors ma belle-sœur pour <p.205> la ravir, en nous signifiant que, si nous refusions de la livrer, il la tuerait. Sur notre refus formel il nous crie : « Je saurai la trouver. Donne-moi une piastre, coût de la cartouche avec laquelle je vais la tuer, misérable ! »
Mehmed se livre alors à d’autres exploits : nous profitons de ce répit pour déguiser ma belle-sœur en paysanne, lui couvrant la tête pour qu’il ne la reconnaisse pas.
Point important à relever : toutes celles qui s’attardaient en chemin étaient tuées.
L’endroit que nous traversions était jonché de cadavres, de fragments de corps humains, tibias, crânes en putréfaction, indiquant le passage d’autres convois nous ayant précédés.
A la tombée de la nuit nous arrivons dans un site montagneux ; les gendarmes nous effraient en nous disant que nous allions être assaillies par les tchéttas et tuées, mais qu’ils nous protégeraient si nous leur donnions de l’argent. Je me levai et à la faveur de l’obscurité j’allai de l’une à l’autre faisant une collecte. Cet argent ramassé nous le donnâmes aux gendarmes et nous continuâmes notre chemin.
Arrivées à Mézguép-Tchâï entre Eguïn et Kharpout (entre deux montagnes) les gendarmes tirent des coups de fusils en l’air et <p.206> même sur le convoi pour s’amuser tout simplement.
Un groupe de 10 tchéttas appelés « Mangha » ayant à sa tête son chef Saadi Bey, neveu d’Ahmed Riza Bey, apparaît dans la montagne. Un gendarme choisi comme crieur public par Saadi Bey annonce que, par ordre du ministre de l’Intérieur, alors Talaat Bey, les femmes exerçant un métier doivent se séparer de autres et aller à Kamah.
Quinze personnes et moi, sommes engagées comme couturières et dirigées sur la dite ville. Beaucoup de femmes du convoi pleurent et nous supplient de les faire engager en intercédant pour cela auprès du Kaïmakan ; mais c’était là demander l’impossible. Je me séparai à regret du convoi et de mes parents en pleurs. Nous fîmes tout le trajet en une seule nuit ; ils nous firent courir tout le temps afin qu’on ne vît pas de femmes du convoi rentrer dans la ville.
A Kamah, nous fûmes confiées à un riche turc, Halil Bey, député d’Erzindjan, devenu chef des tchéttas de ces réions, qui avaient pour charge de tuer tous les hommes d’Erzéroum et de Kamah. L’ancien député devenu chef de bande nous donna chez lui une chambre où nous couchâmes quatre nuits sur le plancher sans lit ni couverture. Nous gagnions <p.207> notre vie en cousant. On nous torturait tous les jours moralement en nous donnant des nouvelles peu rassurantes sur notre sort. Trois jours après notre séjour à Kamah, un convoi de petits enfants, au nombre de mille, arrive avec quelques jeunes filles et jeunes femmes.
Ce convoi, formé des enfants confiés à la mission américaine, comptait à son départ de Trébizonde cinq mille membres âgés de trois à dix ans.
Ces pauvres petits ayant fait tout le trajet à pied, la plupart étaient malades et dans un état pitoyable. Beaucoup mouraient, malades, épuisés, en chemin. Malheureux êtres frêles, innocents et sans défense, combien ils ont été martyrisés par leurs lâches bourreaux ! Ceux qui parmi eux étaient malades furent séparés et placés dans une seule chambre. Le reste fut condamné à reprendre le chemin à pied. Nous restâmes à Kamah durant quarante jours apercevant quotidiennement des déportés qui arrivaient.
Un jour, dans la maison où nous nous trouvions, on dit que le gouverneur d’Erzéroum Tahsin Bey, le mutessarif d’Erzindjan et celui de Gumuch Hané allaient venir déjeuner chez le député de Kamah où nous nous trouvions logées. Nos compagnes et moi fûmes <p.208> chargées de faire les préparatifs nécessaires et de mettre la table.
Ici un détail horribles à relever ; en entrant dans la salle à manger, nous y avons vu, exposée, la barbe même de l’archevêque d’Erzéroum avec la peau écorchée de son visage.
Le député avait fait subir cet affreux sort à l’archevêque pour se venger soi-disant d’un outrage que le prélat lui aurait infligé lors de la visite de ce représentant du peuple à Kamah. L’archevêque passant avec lui par une des rues de la ville aurait précédé le député ; ce dernier aurait considéré cet acte comme un manque d’égards envers sa personne. Le député cachait en outre chez lui sept grandes caisses de ceinturons à cartouches vides, tous ces projectiles ayant servi à tuer les chrétiens et il gardait ces trophées en souvenir de ses exploits.
Ces caisses avaient été envoyées, disait-on, par le Comité Union et Progrès et la Hanem (femme) du député montrait tout cela à ses hôtes avec fierté.
Au cours du festin un invité déclara entre autres choses qu’en février 1916 les soldats chrétiens qui travaillaient dans les tranchées avaient été amenés et tués à 2 heures de Kamah.
La série des détails terrifiants n’est pas <p.209> close. Voici encore un trait de la bonté d’un magistrat : le juge de Kamah, sous prétexte que les enfants malades abandonnés dans cette ville et dont la plupart traversaient le rues en quête d’un morceau de pain, étaient loqueteux et trop répugnants à voir, furent, sur son ordre, jetés dans l’Euphrate.
Quant à nous, entre autres ennuis, nous étions tous les jours sollicitées de devenir musulmanes et de nous marier avec des Turcs.
Un matin on insista, on nous menaça et, la moitié d’entre nous fut renvoyée à nouveau au convoi. Etant moi-même peu en sûreté je pris la fuite et me cachai dans la maison du député, sachant que celui-ci me protégeait parce que je lui faisais des coutures et rendais beaucoup de services à son ménage.
Pendant notre séjour à Kamah chaque fois qu’un convoi passait, mes compagnes et moi nous nous couvrions le visage d’un voile et nous nous en approchions pour voir si, par hasard, il n’y avait parmi ceux qui le composaient quelqu’un de nos parents. Un jour arrive dans un khan un groupe de soldats. Nous nous dirigeons vers eux et entendons des gémissements provenant de la terrasse du dit khan ; nous montons et trouvons un jeune officier malade, atteint du typhus et couché sur <p.210> la neige, ayant les membres gelés et gagnés par la gangrène. C’était un pharmacien de Constantinople du nom de Arménak Papazian. La vue de chrétiennes le réjouit et il nous supplia de le délivrer. Il nous raconta que chaque soir les Turcs venaient le menacer lui disant qu’ils allaient le jeter dans le fleuve. Malgré le grand danger que nous courrions, nous décidâmes de sauver le jeune homme. Nous prîmes alors avec nous une robe de femme et nous nous rendîmes chez lui. Après l’avoir travesti nous le conduisîmes dans l’étable d’un Turc dont la femme était Arménienne. Celle-ci pria son mari d’accepter le malade. Pendant vingt jours nous allions dans cette sorte d’écurie pour le soigner. Le pauvre jeune homme fut délivré du typhus mais la gangrène ayant gagné tous ses membres il mourut dans d’atroces souffrances. Le Turc avait accepté de le garder chez lui dans l’espoir qu’un jour ce jeune homme pourrait lui rendre service. Mais ayant appris sa mort et de peur d’être découvert pour avoir protégé un chrétien, il nous somma d’emporter tout de suite sa dépouille en nous menaçant de la police. Nous le suppliâmes d’attendre jusqu’à la nuit. Au crépuscule, en compagnie d’une amie, nous transportâmes le corps du pauvre chrétien dans la cour voisine de celle où il <p.211> se trouvait et où nous-mêmes nous demeurions. Nous employâmes la nuit à creuser une fosse d’un demi-mètre de profondeur et à y enterrer le jeune Papazian en récitant sur sa tombe des prières pour le repos de son âme.
Les chiens attirés par l’odeur du cadavre vinrent gratter la terre. De peur d’être découvertes, nous prîmes alors de grosses pierres et les jetâmes sur la fosse afin de mieux garantir des profanations le cadavre du malheureux.
Je séjournai onze mois à Kamah, vivant dans un état presque toujours voisin de la misère, sans cesse en quête d’un parent parmi les personnes composant les convois qui passaient à Kamah. Les 15 février une déportée vint me dire que des jeunes filles de Trébizonde du nom d’Arabian étaient en prison et désiraient me voir. Sans perdre de temps je m’affuble d’un « tcharchaf » et me rends auprès d’elles. L’une de celles-ci était précisément Kéghanouche, celle qu’avait ravie Faïk Bey. Celui-di ayant été par la suite traduit devant la cour martiale les jeunes filles furent forcées de rejoindre de nouveau les convois. Nous les trouvons dans un état pitoyable ayant souffert beaucoup en chemin des vices et des outrages des gendarmes.
Grâce à l’appui du même député, nous <p.212> arrivons à les sauver et nous les gardons avec nous. Ayant été séparée d’elles plus tard, je ne sais ce qu’elles sont devenues depuis.
Malgré mes préoccupations et mes souffrances, le souvenir de mon bébé que j’avais laissé à Trébizonde ne me quittait pas. Un mois après mon arrivée à Kamah, je commençai à écrire à Trébizonde. J’avais appris qu’un médecin turc appelé Méhméd Aouni, s’était rendu chez les missionnaires américains et avait pris mon petit Dico chez lui et l’avait adopté. Je lui écrivis sans obtenir de réponse. J’expédiai dépêche sur dépêche pour avoir des nouvelles, mais sans aucun résultat : le docteur faisait la sourde oreille. Un jour j’appris qu’Aouni Bey était parti avec mon enfant pour Constantinople.
Le 16 février 1916, Erzéroum tombe. Les Kurdes assaillent la ville de Kamah. Cependant les Turcs répandent la nouvelle que ce sont les chrétiens qui agissent et poussent les Kurdes à accomplir ces méfaits. La rage de nos bourreaux redouble contre nous. Les musulmans qui fuyaient devant les Russes se réfugient à Kamah. Les habitants de cette contrée eux-mêmes, pris de panique, commencent à quitter la ville pendant que le Croissant Rouge s’y installe. Lasse de ma vie et très gênée, je me décide à présenter un requête pour entrer dans l’hôpital du Croissant Rouge <p.213> comme infirmière avec l’espoir que petit à petit je pourrai gagner le siège central de Constantinople et revoir ainsi mon enfant. C’était là mon rêve. Ma demande ayant été acceptée, je fus reçue au sein de cette institution sanitaire dont je devins plus tard la directrice.
Je faisais tout mon possible pour avoir avec moi d’autres femmes chrétiennes et je pus ainsi en faire engager une dizaine, recueillies dans les rues où elles mouraient de faim, ou retirées par moi des prisons.
Un mois et demi après mon entrée à l’hôpital, on donne des ordres pour le transfert de notre institution à Césarée. Nous quittons notre ancienne résidence en « tcharchaf » (voiles) pour ne pas être molestées par les Turcs.
Notre voyages dure seize jours, pendant lesquels nous traversons des régions, autrefois riantes et florissantes, toutes peuplées de chrétiens, et desquelles il ne reste que des ruines. J’en ai compté plus d’une vingtaine dont voici les principales ; Kourou-Tchaï, Zara, Sivas, Kodjy-Hissar, Charkichla, qui fut le tombeau des femmes et jeunes filles de Samsoun ; Gamarak, etc…
Nous arrivons enfin à Césarée que nous traversons pour gagner Zindjidara, village situé à une heure et demi de cette ville. Là, <p.214> une demoiselle suisse, avait, avant la guerre, installé un immense orphelinat, fréquenté par cinq mille garçons. Mlle Kerber était partie au commencement de la guerre générale pour la Suisse ; ses anciens pensionnaires furent, pour la plupart, exterminés par les Turcs. Le mobilier de l’établissement fut volé et l’immeuble vaste et confortable transformé en hôpital du Croissant Rouge que je desservais nous trait avec beaucoup d’égards. Touchée et encouragée par cette amabilité, je lui exprimai un jour mon étonnement de voir un Turc traiter des chrétiennes avec tant d’égards en un tel moment. Etonné de cette demande audacieuse, le docteur répondit : « C’est la société du Croissant Rouge qui nous recommande d’être affable envers les infirmières mais s’il s’agissait de moi, jeune Turc, j’aurais exterminé jusqu’au dernier des chrétiens en y comprenant même tous les enfants. »
Deux semaines après, ce misérable médecin, jeune Turc, était destitué pour avoir volé à l’hôpital trois mille Ltqs. Il partit pour Constantinople et fut remplacé par le docteur Salaheddine Bey.
Après le départ du docteur Burhaneddine, j’appris que ce dernier, comme si nous lui <p.215> appartenions, nous avait promises à des amis pour être victimes de leurs bacchanales et orgies. En apprenant cela je m’armai de mon « tcharchaf » et, avec courage, je me rendis chez le mutessarif, le mettant au courant des faits et lui déclarant que nous serions obligées de mettre fin à nos jours plutôt que de nous donner à ces brutes.
Le hasard et notre courage nous sauvèrent seuls du danger, car le mutessarif étant d’accord avec les amis du docteur, nous n’avions rien de bon à attendre de lui.
Malgré mes souffrances mon seul désir était de revoir mon enfant. Je ne résistais plus au désir de l’embrasser. C’était pour lui que je vivais et que je supportais courageusement mon martyre. Si je m’étais du reste engagée au Croissant Rouge c’était parce que j’entrevoyais que cette institution devait me servir d’étape pour me rapprocher de mon Dico. Je voulais le ravir des mains du docteur Aouni. Bien que ce dernier m’eût écrit au mois de juin – c’était la seule lettre que j’eusse reçue de lui, – me disant que mon enfant était mort de la dysenterie et qu’il l’avait fait enterrer à Tchouroum, l’instinct maternel me disait que mon enfant vivait.
Cependant le doute me gagnait parfois.
Le gouverneur de Sivas, de passage à <p.216> Césarée, fut invité un jour à dîner à l’hôpital. Ayant causé quelques minutes avec moi, il sembla s’intéresser à mon sort. Je lui exposai mon cas et le priai de sauver mon enfant, en péril chez le docteur Aouni. Le frère du gouverneur, Sézaï Bey, était alors directeur adjoint de la préfecture de police. Le gouverneur écrivit à son frère d’obliger le docteur Aouni à rendre l’enfant. Sézaï Bey donna des ordres en conséquence. La police informa alors ma mère habitant Constantinople d’aller réclamer le petit Dico. Le docteur Aouni refusant de le lui livrer, les agents de police qui l’accompagnaient enfoncèrent la porte et prirent l’enfant par force. Il était sauvé !
Je ne résistais plus au désir de rentrer à Constantinople pour embrasser mon enfant. Mais certaines obligations me retenaient encore à l’hôpital. Beaucoup de convalescents avaient encore besoin de mes soins. A ce moment l’institution sanitaire que je dirigeais comprenait 1.500 lits. Mon infirmerie était une des plus importantes de l’arrière du front. Aussi un jour, Enver Pacha, revenant d’une revue et passant dans notre ville, vint visiter l’hôpital du Croissant Rouge. En ma qualité de directrice je dus faire partie du comité de réception. A la suite de l’inspection qu’il fit dans les différentes salles où <p.217> étaient en traitement les soldats malades, il me félicita pour l’ordre et la propreté qui y régnaient ; puis, à brûle-pourpoint, Enver Pacha me demanda qui j’étais :
– Chaldéenne, répondis-je, et mon mari était de Trébizonde. Enver Pacha me demanda alors avec calme ce qu’il était devenu.
– Déporté, répondis-je.
Et Enver d’ajouter :
– N’avez-vous jamais eu de ses nouvelles ?
– Aucune
Le Pacha insiste :
– Aucune nouvelle ?
– Non.
Imperturbable et comme si de rien n’était il me remercie pour les soins donnés aux soldats et en guise de récompense me remet 10 Ltqs.
A l’hôpital beaucoup d’abus se commettaient sur les jeunes infirmières. Impuissant à réagir et indignée, je pris la résolution de m’en aller. Je donnai ma démission qu’on n’accepta pas au début. Comme j’insistai, irrités, ils me livrèrent au gouverneur. Celui-ci au lieu de me protéger voulut me donner à ses amis. Mais devant mon opposition obstinée il me jeta en prison sous le prétexte que j’étais affiliée à un comité secret.
Je restai en prison, sans argent, sans <p.218> soutien, n’ayant plus d’espoir de revoir mon enfant, car je pressentais ma fin prochaine. Et, en effet, désespérée, je tombais gravement malade.
Un jeune commerçant du nom de Mempré Hissarian converti à l’islamisme et se faisant appeler Djenab Chehâbeddine, aidé du docteur Démirtdjian, baptis Alias Mahoumd Chevket, trouva le moyen de m’envoyer un lit et de l’argent. Après avoir passé 23 jours en prison, grâce à leurs démarches et avec l’aide de M. Archack Moscovian, baptisé Arif Hikmet, ils me firent mettre en liberté.
Je rentrai alors à Césarée et louai, avec quelques compagnes, une chambre dans le quartier chrétien. Au commencement j’ai un peu souffert de privations et de misère.
Un prêtre du Liban, exilé là-bas, le père Antoine Hadji Boutros, me fit beaucoup de bien. Il nous aida à vivre mes compagnes et moi. Puis grâce à mon travail je me tirai d’affaire.
L’idée de revoir mon enfant ne me quittant pas je revins à la charge, lançant requête sur requête. Je présentai enfin au Ministère de l’Intérieur une demande pour aller soi-disant voir mes parents à Alep ; mais c’est Constantinople que je visais. En ma qualité de chaldéenne, le Ministère me délivra enfin le permis requis et je quittai Césarée le 17 avril 1918.
Vous savez comment j’arrivai à Alep et repartis de là avec vous pour Constantinople où je parvins le samedi 17 juin 1918, date mémorable entre toutes puisqu’elle coïncidait avec l’anniversaire de ma séparation d’avec mon Dico chéri (17 juin 1915).
Mon martyre fut pénible et long. Lors des déportations je perdis un grand nombre de personnes qui m’étaient chères. La Providence voulut que je fusse épargnée pour accomplir une tâche suprême celle de sauver mon enfant des mains de son ravisseur. Désormais je n’ai qu’un but, celui de l’élever, d’en faire un homme.