Naaman effendi est l’un des survivants des massacres de la nombreuse et célèbre famille de Moussa Gorgis Adamo, de Séert. Ses frères et ses cousins ainsi que ses oncles furent touts massacrés. Lui-même n’échappa à la mort que par exception et grâce à des circonstances particulières ; il était directeur de la Dette Publique à Loudja, casa du sandjak de Maaden Arghané [sic]. Actuellement à Alep, il me raconta ce qui s’était passé à Loudja, lors des massacres.
Loudja est situé à dix-huit heures de Diarbékir. Ce chef-lieu est gouverné par un kaïmakan. Ses habitants sont au nombre de douze mille familles dont la septième partie est formée de chrétiens.
Au printemps de 1915, le kaïmakan, Anisse Bey, organisa une milice parmi la population turque, lui fit faire des manœuvres et lui octroya des grades.
Quelques jours après, le gouvernement turc fit réunir les armes des chrétiens à l’église, inscrivant le nom de chacun sur son arme pour lui faire croire que celle-ci lui serait rendue. Ces armes furent au contraire distribuées aux soldats de la milice recrutés <p.170> parmi la population turque et kurde. Des manœuvres s’effectuaient, quotidiennement, hors de la ville. Un jour, à un signal donné, tous les hommes armés se postèrent devant les maisons des notables chrétiens. Des patrouilles montaient la garde pour empêcher les révoltes.
Le kaïmakam révoqua tous les fonctionnaires chrétiens.
Le lendemain, le gouverneur fit appeler les chrétiens notables au gouvernorat, où il les emprisonna. Ceux-ci étaient au nombre de cinquante. Pour leur faire faire des aveux, ou plutôt par haine, il leur fit administrer, sur la plante des pieds, une bastonnade jusqu’au sang (système Falaka). D’autres ont eu leurs mains percées surtout à l’endroit où ils avaient les tatouages de Jérusalem. A d’autres on arracha les ongles et la barbe.
J’avais appris cela par les parents des victimes qui leur apportaient de la nourriture et qui les voyaient dans cet état. Plus tard ces malheureux, ayant été liés deux par deux par les bras au moyen de cordes, furent conduits hors de la ville par la milice. Les Kurdes étaient déjà prévenus et à mi-chemin de Diarbékir, dans un endroit appelé Datcha-Pissé où il y avait beaucoup de cavernes, ils les massacrèrent après les avoir dépouillés. <p.171> D’autres furent fusillés et tous les cadavres furent jetés dans les cavernes.
Les Turcs après avoir terminé cette besogne reviennent à la charge. Ils emprisonnent d’autres chrétiens, les soumettent à la torture comme leurs frères, les conduisent la nuit hors de la ville et les massacrent après les avoir volés au préalable. De ce second convoi faisait partie un prêtre que je connaissais bien. Celui-ci, pendant qu’il était conduit en prison avec ses compagnons d’infortune, fut insulté par des gamins qui le traitèrent comme une bête de somme.
Un autre prêtre, son collègue, âgé de quatre-vingts ans, subit des tortures effroyables et fut finalement exécuté aussi.
Les prisons se remplirent de nouveau. Pour extorquer toujours de l’argent aux chrétiens, on disait aux parents de ces malheureux qu’ils pouvaient les sauver moyennant finances. Ceux-ci accouraient et se dépouillaient de tout en leur faveur. Ce fut surtout le capitaine Suléïman Effendi qui profita de ces méfaits pour s’enrichir. Il mettait soi-disant les prisonniers en liberté pour les faire arrêter de nouveau deux ou trois jours après.
La ville fut ainsi purgée de tous les hommes chrétiens jusqu’aux garçons de dix ans.
Quant aux villages environnants, ils furent cernés un à un par les Tchéttas et les Kurdes, <p.172> leurs hommes arrêtés, liés, conduits dans les cavernes et les ravins et égorgés après avoir été comme toujours dépouillés.
Les chrétiens de ce district étaient des Arméniens, des Assyro-Chaldéens (Jacobites). Voici les noms de quelques villages qui on été assaillis et dont les habitants ont été passés au fil de l’épée : Foum, Chim-Chim, Djoum, Tappa, (Naghlé), etc., etc.
Après les déportations et les massacres, quand la population découvrait dans la ville un chrétien qui avait pu se cacher et échapper ainsi à l’hécatombe, elle le mettait à mort en pleine rue et promenait son corps à travers les quartiers comme s’il se fut agi d’un trophée.
Dans les champs, hors de la ville, les gamins turcs jouaient avec les crânes et les ossements des chrétiens comme on joue au football.
Après toutes ces tueries, les Turcs se donnèrent un mois de répit. C’était la fête de « Ramazan ». Mais aussitôt ce mois écoulé, les déportations des femmes et des enfants recommencèrent de plus belle. Tous étaient tués impitoyablement et jetés dans le fleuve. Les jeunes filles étaient enlevées par les Turcs et les Kurdes.
Durant le trajet, des enfants, harassés de fatigue et mourant du faim, étaient laissés <p.173> sur le chemin où ils ne tardaient pas à mourir.
Les fonctionnaires turcs gardaient chacun à leur tour les plus belles d’entre les jeunes filles pendant une semaine, pour les passer ensuite à leurs amis.
Détail piquant : l’ancien kaïmakam de Loudja qui refusa d’exécuter l’ordre de massacre fut rappelé à Diarbékir après la constitution du premier convoi pour être soi-disant élevé en grade ; mais, chemin faisant, on donna l’ordre aux gendarmes de le tuer parce qu’il ne s’acquittait pas, disait-on, de sa tâche avec ardeur. Les Kurdes l’enterrèrent sur le chemin.
Les gendarmes retournant en ville déclarèrent qu’il fut tué par des révolutionnaires arméniens. Quelques jours après, je passai avec ma famille auprès de sa tombe.
Il en fut de même à Hénéqui qui est un « mudiriet » dépendant de Loudja. Sa population comprend quatre cents familles, toutes chrétiennes et très aisées. Beaucoup de familles étaient retournées à Henné après s’être enrichies en Amérique. Ce faubourg était à 6 heures de Loudja. Ici également les mêmes scènes se reproduisirent. Tous les hommes, le soir, deux ou trois heures après le coucher du soleil ou le matin à l’aube, étaient liés avec des <p.174> cordes et conduits au loin où ils étaient massacrés. Cette besogne exigeait beaucoup de cordes, et pour s’en procurer, un crieur public ordonnait à la population de les fournir pour des transports à effectuer en vue de l’approvisionnement de l’armée.
Dans les convois, les chrétiens étaient livrés aux Turcs. Ceux-ci s’emparaient de ceux dont ils voulaient se venger.
Les femmes qui restaient seules après le départ des hommes, tremblantes d’effroi, se réunissaient par groupes de vingt à trente dans leurs maisons.
Les patrouilles de la milice entrant le soir chez elles sous prétexte de perquisition, choisissaient les plus belles et les prenaient de force.
Le chef de la milice Ibrahim Bey avait été en personne, avant l’organisation de ce corps, à Diarbékir et était rentré avec le grade de commandant (bin-bachi), faveur accordée par le gouverneur de Diarbékir, Réchid Bey.
Les soldats devaient obéir à leurs chefs en tout, au point de vue civil et religieux ; la population s’enrôlait dans cette milice, ne connaissant même pas d’abord la charge dont elle devait s’acquitter.
Après avoir massacré les convois, les Turcs retournaient chez les familles des victimes, les <p.175> assurant que le gouvernement avait fait grâce à leurs hommes, qu’ils étaient dans tel endroit et qu’ils avaient besoin d’argent. Ils extorquaient ainsi de nouvelles sommes.
Plusieurs femmes même accompagnaient les gendarmes pour apporter l’argent et en chemin elles étaient massacrées après avoir été dépouillées.
Le prêtre de Foum fut arrêté et traîné dans les rues sous les huées des gamins, jusqu’à la prison.
Le maire de Pâssor fut pris à Loudja, sous le faux prétexte qu’il tuait les soldats qui passaient par son village ; il fut suspendu les pieds en l’air et la tête en bas dans le lieu d’aisance du Gouvernorat, restant dans cette posture jusqu’à sa mort, à la merci de tous ceux qui venaient en ce lieu.
C’est Kaïssarli Mohamed Alim Effendi, fils de Hadji Ahmed, un de mes employés, qui me raconta cette scène.
Un sergent chrétien du nom d’Ohannès qui s’était converti à l’islamisme, se rendant un jour à la mosquée pour faire ses prières, fut tué au moment où il sortait malgré qu’il fût converti.
Durant les massacres des têtes d’hommes furent accrochées aux arbres dans les jardins en guise d’ornementation. <p.176>
Les malades mêmes n’étaient pas épargnés ; ils étaient arrachés de leurs lits et traînés sur le chemin. Leurs parents affolés les accompagnaient pour les soutenir, mais les Turcs impitoyables ne permettaient pas à ces pauvres gens de mourir dans leurs lits.
Dans les convois de femmes, les hanems turques qui les accompagnaient demandaient aux mères de leur confier leurs enfants. Les musulmanes abandonnaient ensuite ces pauvres petits dans les chemins après les avoir dépouillés de leurs habits. <p.177>