J. Naayem

Les Assyro-chaldéens et les Arméniens
massacrés par les Turcs

Les massacres de Diarbékir

II.
Deux enfants chaldéens retrouvés au désert.

Quelques jours avant mon départ d’Alep, au commencement de juin 1918, au cours d’un visite que me fit la famille Boyadji, j’appris que celle-ci venait de recevoir chez elle un de ses petits-fils Mikhaël, âgé de 12 ans, retrouvé au désert chez les Bédouins. J’allai voir l’enfant ; il était malade et amaigri, souffrant d’une maladie chronique de l’estomac contractée à la suite des privations et des souffrances qu’il avait endurées.

Son petit frère, âgé de 9 ans, avait été retrouvé lui aussi, quelques mois auparavant, par ses <p.161> oncles. Je demandai à Mikhaël ce qui lui était arrivé et comment les bédouins l’avaient pris chez eux. Il avait presque oublié la langue maternelle et parlait parfaitement l’arabe des Bédouins, dont il se servit pour me faire, avec la plus grande simplicité, le récit suivant :

Deux enfants chaldéens retrouvés au désertUn matin, nous bourreaux prirent tous les hommes et les jetèrent en prison. Ils y restèrent longtemps.

Un jour, l’idée m’étant venue de me rendre jusqu’à la prison, je constatai que tous ceux qui s’y trouvaient enfermés, mes parents et les autres, avaient été pris, massacrés et jetés dans le fleuve. Voici comment les Turcs procédèrent. Ils réunirent d’abord les femmes, les jeunes filles et les enfants qu’ils destinèrent à la déportation. Ils en formèrent des convois qu’ils envoyèrent sur le chemin de Mardine.

Je faisais partie avec ma mère, ma sœur et mon petit frère, d’un convoi composé de trois cents personnes. Nous marchions tristes et inquiets. Arrivés à un endroit loin de la ville, les gendarmes et les Kurdes qui nous accompagnaient commencèrent à aiguiser sous nos yeux leurs poignards, puis relevant leurs manches ils s’apprêtèrent à commencer leur macabre besogne. Notre convoi comprenait aussi vingt vieillards. C’est vers eux que les bourreaux se dirigèrent. Dix minutes <p.163> leur suffirent pour les égorger. Puis faisant diversion ils prirent dix des plus belles jeunes filles du convoi et les massacrèrent à leur tour. Comme des vautours ils se jetèrent ensuite sur leurs cadavres qu’ils dépouillèrent de leurs vêtements. Les gendarmes portaient l’uniforme bleu, et les Kurdes étaient coiffés de grands turbans. La tuerie continua ainsi : les femmes et les jeunes filles étaient séparées par groupe de dix, placées à une distance de vingt mètres, puis tuées et jetées dans un puits. Les vieilles elles-mêmes n’étaient pas épargnées. Les bandits retinrent six des plus belles jeunes filles. Il ne restait après ce massacre que les fillettes et les enfants. Un conciliabule fut tenu entre Kurdes et gendarmes. Ces derniers décidèrent de ne pas tuer les enfants mais de les livrer aux Arabes et à la population kurde. Les intéressés avertis venaient faire leur choix et emportaient leurs proies.

Le sort me donna un Arabe bédouin pour maître. Celui-ci s’appelait Ahmed. Au moment du choix, le tchouache turc lui désignait un autre garçon, mais le bédouin, me donna la préférence. Ce bédouin me conduisit dans son village situé au-delà de Derbeziyé, station de chemin de fer, près de Mardine. Le village s’appelait Wardéméss. Je suis resté chez Ahmed durant trois ans gardant ses <p.164> chameaux et guidant ses bêtes lors des transports qu’il effectuait. Mon maître m’avait affublé d’une robe blanche comme les Arabes de la région et je marchais pieds-nus. Le bédouin, lorsqu’il me prit à son service, était dans l’aisance. Mais vers la fin il connut la gêne. En quittant le convoi, j’avais emporté avec moi de petits effets, un livre de prières et une croix. La fille du bédouin me prit par force le livre, en déchira les feuilles et s’appropria ma croix et mes effets. La femme de mon maître était très bonne.

Mais je ne me plaisais pas en leur compagnie. Dix jours après mon arrivée chez le bédouin, j’essayai de prendre la fuite. Une bédouine s’en aperçut. Elle courut avertir mon maître qui me rattrapa. Il tira même un coup de revolver qui effleura mon bonnet. Il ne voulait pas me tuer mais m’effrayer et m’empêcher de m’enfuir une seconde fois.

La nourriture était maigre. On ne me donnait à manger que du pain noir et du petit lait. Las de cette vie e commençai à importuner mon maître, le suppliant de me laisser partir en lui disant que j’avais des parents à Alep que je voulais voir. Mais le bédouin n’entendait pas de cette oreille et me déclara qu’il me renverrait auprès des miens à la fin de la guerre. <p.165>

Un jour enfin, fatigué, mon maître eut l’air de changer d’idée. Nous effectuions un service de transport à Nisibin. L’arabe reconnut, par hasard, deux de mes oncles Alias et Joseph Boyadji, qui étaient en service sur la ligne de Bagdad ; il leur dit qu’ils avaient un neveu qui était chez lui et leur demanda d’aller me prendre sur-le-champ. Mon oncle Alias ne se fit pas prier. Il accompagna l’arabe au désert et passant sous sa tente il vint vers moi. Je devais être bien transformé puisque mon oncle ne me reconnut pas de prime abord. Moi, je le reconnus tout de suite ; il m’embrassa avec effusion. Les adieux faits, nous partîmes pour Nizibin. La fille du bédouin nommée Adla nous accompagna. C’était pour obtenir un cadeau de mon oncle. Ce dernier lui donna trente médjidiés en argent (presque 150 francs), deux grands châles en soie, des souliers et des chaussettes. J’étais sauvé. Mon oncle me garda quelque temps à Nisibin, puis, profitant d’une occasion, il me fit rentrer à Alep.

  
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J. Naayem, Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs.
Documents inédits recueillis par un témoin oculaire, Paris, Bloud § Gay, 1920
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