Le vilayet de Kharpout comptait, sur 575.300 habitants, 174.000 chrétiens, dont 168.000 Arméniens, 5.000 Syriens et 1.000 Grecs.
La population musulmane est composée de 180.000 chiites Kizilbaches, 95.000 Kurdes (75.000 sédentaires et 20.000 nomades) et 126.300 Turcs.
A la fin de juin et au commencement de juillet, vers la même époque où eut lieu la déportation générale dans les provinces de Trébizonde, d'Erzéroum et de Sivas, on procéda aussi à la déportation de la population arménienne de la province de Kharpout. Dans les communiqués officiels turcs, on a déclaré à plusieurs reprises que les Arméniens ont été déportés seulement des régions frontières stratégiquement menacées. Le vilayet de Kharpout est situé complètement en dehors de tout théâtre de guerre, au coeur du pays, entouré de puissantes chaînes de montagnes élevées, qui rendent presque impraticable l'intérieur de l'Asie-Mineure. Aucun Russe, ni aucun Anglais n'aurait certes la prétention d'arriver jusque-là.
Sur la déportation de la population arménienne de Kharpout, le consul américain de Kharpout, Leslie A. David, raconte ce qui suit.
Le contenu de ce rapport s'accorde avec des informations de source allemande.
Kharpout, le 11 juillet 1915.
Le premier transport eut lieu dans la nuit du 28 juin. Dans ce groupe se trouvaient quelques professeurs du collège américain et d'autres Arméniens de condition, comme aussi le prélat de l'Eglise arménienne grégorienne. Le bruit courut que tous avaient été tués, et l'on peut malheureusement à peine douter qu'il n'en soit ainsi. Tous les soldats arméniens furent aussi déportés de la même façon. Une fois arrêtés, ils étaient enfermés dans un bâtiment à l'extrémité de la ville. On ne fit aucune distinction entre ceux qui avaient payé la taxe légale d'exonération et ceux qui ne l'avaient pas payée. On prenait l'argent et on les arrêtait ensuite comme les autres pour les exiler avec eux. On disait qu'ils devaient être amenés quelque part pour travailler aux routes, mais personne n'a plus eu aucune nouvelle d'eux, et sans doute le travail n'a été qu'un prétexte.
Comme un rapport de même source sûre nous informe au sujet d'un événement semblable qui eut lieu le mercredi 7 juillet, leur sort est bien décidé d'avance. Le lundi 5 juillet, beaucoup d'hommes furent arrêtés aussi bien à Kharpout qu'à Mézéreh1 et jetés en prison. Le mardi, au point du jour, ils en furent retirés et, durent se mettre en marche dans la direction d'une montagne presque inhabitée. Ils étaient environ 800, divisé en groupes de gens liés ensemble, par groupe de quatorze. Dans l'après-midi, ils arrivèrent dans un petit village kurde, où ils passèrent la nuit dans les mosquées et d'autres bâtiments. Pendant tout ce temps, ils n'avaient rien bu ni rien mangé. Tout leur argent et la plus grande partie de leurs vêtements leur avaient été enlevés. Le mercredi de bonne heure, il furent conduits dans une vallée éloignée de quelque minutes. Là, on leur ordonna de s'asseoir tous. Alors les gendarmes commencèrent à tirer sur eux, jusqu'à ce qu'ils fussent presque tous morts. Quelques-uns parmi eux, qui n'avaient pas été tués par les balles, furent achevés à coups de couteaux et de baïonnettes. Quelques-uns réussirent à rompre la corde qui les rattachaient à leurs compagnons de souffrances et à s'enfuir. Mais la plupart d'entre eux furent poursuivis et tués. Le nombre de ceux qui purent échapper ne dépasse sûrement pas deux ou trois.
Parmi les tués se trouvait l'économe du collège américain. Il y avait aussi parmi eux d'autres personnes de qualité. Jamais aucune accusation d'aucune sorte ne fut élevée contre ces gens. Ils furent arrêtés et tués pour la seule raison que le plan général du gouvernement était de se débarrasser de la race arménienne.
Hier soir, on conduisit dans une autre direction plusieurs centaines d'autres hommes, soit ceux qui avaient été arrêtés par les autorités civiles, soit ceux qui furent recrutés comme soldats ; tous furent tués de la même façon. Ceci doit être arrivé à un endroit situé à moins de deux heures de di tance de la ville. Quand il y aura un peu plus de calme, j'irai moi-même à cheval, pour essayer d'établir ce qui en est.
Ces mêmes événements eurent lieu dans nos villages, d'une façon systématique. Il y a deux semaines environ, 300 hommes de Itschnek et Habousi, deux villages à 4 ou 5 heures de distance d'ici, furent rassemblés, conduits ensuite sur les montagnes et massacrés. Ce fait semble absolument certain. Beaucoup de femmes de ces villages sont, depuis lors, venues ici et l'ont raconté. Des bruits semblables arrivés d'ailleurs circulent ici. Il semble qu'on ait le plan définitif de se défaire de tous les Arméniens. Cependant après le départ des familles, durant les deux premiers jours où l'ordre fut exécuté, on notifia que les femmes et les enfants qui n'avaient aucun homme dans leur famille pouvaient provisoirement rester. Plusieurs crûrent alors que le pire malheur était passé. Les missionnaires américains se mirent à Paire des projets pour venir au secours des femmes et des enfants restés sans moyens de subsistance. On pensait à fonder un orphelinat pour prendre soin d'un certain nombre d'enfants, surtout de ceux qui étaient nés en Amérique et avaient été amenés ensuite ici par leurs parents, et de ceux dont les parents étaient attachés d'une façon quelconque à la mission américaine. Il y aurait eu de nombreuses occasions, même en ne disposant pas de moyens suffisants, de prendre soin des enfants qui arrivaient ici des autres vilayets, et dont les parents étaient morts en route.
J'allai voir hier le vali, pour en causer avec lui, et j'essuyai un refus net. Il me dit : « Nous pourrions aider ces gens, si nous voulions, mais ériger des orphelinats pour les enfants, c'est l'affaire du gouvernement ; et nous ne pouvons entreprendre une telle oeuvre ».
Une heure après que j'eus quitté le vali, on fit savoir que tous les Arméniens restants, y compris les femmes et les enfants, devaient partir le 13 juillet.
Le consul termine son rapport par cette observation: « Une oeuvre de secours sera probablement inutile, puisque tous les hommes survivants seront tués et que les femmes et les enfants qui restent seront forcés d'embrasser l'Islam ».
On avait envoyé d'Erzéroum et d'Erzingian, à l'adresse des Américains de Kharpout, de l'argent destiné aux déportés. La Porte ne le paya point.
Un missionnaire américain de Kharpout écrit : « Bien que j'aie à regretter la perte de centaines d'amis, je veux essayer cependant de réprimer, pour quelques instants, ma profonde douleur pour décrire, en peu de mots, la grande misère qu'à mon regret je ne pouvais ni empêcher, ni soulager. Peut-être, par mes écrits, pourrai-je contribuer à ce que soit trouvé le moyen et la manière de conserver le peu qui reste.
Le collège américain de Kharpout a à signaler les pertes suivantes :
« Sept de nos bâtiments su trouvent entre les mains du gouvernement: l'un est habité par des gendarmes, les autres restent vides. Je ne peux exactement rendre compte des pertes en biens et en personnes. Il y a maintes choses volées, maintes autres ruinées et en débris, de sorte que nous ne pouvons espérer rentrer qu'avec peine en possession de ce qui est perdu. A « l'Euphrate college » (c'est le nom du collège américain de Kharpout), on a déporté la plupart de nos élèves, garçons et filles : les 2/3 des jeunes filles et les 7/8 des garçons. On les a tués en partie, en partie exilés et en partie enfermés dans des harems turcs. Parmi les professeurs du collège quatre ont été tués, trois restent encore vivants.
Le professeur M. Ténékedjian, qui travaillait au collège depuis 35 ans, fut arrêté le 1er mai et jeté ou prison où on lui arracha les cheveux et la barbe, pour le forcer, par ces tortures, à faire des aveux. Après l'avoir laissé sans aucune nourriture pendant plusieurs jours, on le suspendit par les mains, et on le laissa pendu ainsi un jour et une nuit. Le 20 juin, il fut envoyé à Diarbékir avec un convoi et tué en route.
Le professeur Kh. Nahighian, qui avait enseigné la physique au collège pendant 25 ans, fut arrêté le 5 juin, envoyé en exil et tué.
Le professeur H. Boudjiganian travaillait au collège depuis 16 ans. Il avait étudié à Edimbourg et enseignait la philosophie et la psychologie. Il fut également arrêté, endura les mêmes souffrances que le professeur Ténékedjian : on lui arracha de plus trois ongles des doigts ; il fut aussi tué.
Le professeur Worbérian exerçait son activité au collège depuis 20 ans. Il fut arrêté en juillet. Lorsqu'il vit en prison d'autres Arméniens battus sous ses yeux jusqu'à en mourir, il fut frappé d'aliénation mentale. Plus tard il fut envoyé avec sa famille à Malatia, et là il fut tué.
Les trois professeurs qui restèrent en vie ne purent échapper au sort de leurs collègues qu'en payant une grande somme d'argent.
Le professeur Soghihian était depuis 25 ans au service du collège. Il fut arrêté le 1er mai. Tombé malade en prison, il échappa ainsi aux tortures et vint à l'hôpital. Il paya une forte somme d'argent et resta indemne. Le professeur Khatchadourian était depuis 15 ans professeur de musique au collège. Il fut gracié parce qu'il avait rendu beaucoup de services au gouverneur de la ville.
Le professeur Liiledjian resta 15 ans au service du collège. Il avait fait ses études à Cornal et Yale, et enseignait la biologie. Il fut arrêté le 5 juin et jeté en prison. Le vali lui-même avait pris part à la bastonnade qu'il subit. Comme il s'y fatiguait, il dit à d'autres: « Que celui qui aime sa religion et son peuple continue de battre ! » Le patient perdit connaissance, fut jeté dans un noir cachot, et ensuite, blessé gravement, fut porté à l'hôpital.
Dans la division des garçons, quatre maîtres d'école furent tués ; de trois autres on n'a aucune nouvelle ; ils sont aussi probablement tués. Deux autres gisent malades à l'hôpital ; l'un est disparu, et un autre fut laissé libre, parce qu'il avait loué sa maison au vali ; un autre Arménien fut laissé libre parce qu'il était le menuisier du vali.
Une récapitulation de nos pertes nous montre que nous avons perdu les 7/8 de nos bâtiments, les 3/4 des enfants, et la moitié de nos professeurs. Les 3/4 de la population entière de Kharpout ont été déportés : parmi eux se trouvaient des commerçants, des professeurs, des prédicateurs, des prêtres et des employés du gouvernement. Ceux qui restent n'ont aucune garantie qu'ils pourront rester, car le vali persiste à vouloir les déporter tous. Des personnes ont payé des sommes élevées pour leur libération. On devrait faire quelque chose pour protéger ce qui reste. L'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople a obtenu, pour le personnel arménien de l'orphelinat allemand à Mézéreh (orphelins, familles des professeurs et personnel de service, en tout une centaine de personnes) la permission d'y rester. Dans le cas où l'on ne ferait aucune démarche, il nous faudra nous attendre à voir enlever sous nos yeux les jeunes filles, nos élèves, pour les harems des Turcs.
Le nombre des Arméniens massacrés ou déportés dans les provinces de Trébizonde, Erzéroum, Sivas et Kharpout, est estimé à 600.000 dans le rapport d'un missionnaire américain.
A Malatia, il y avait 10 à 12.000 Arméniens. Un Allemand, qui quitta Malatia immédiatement avant la déportation, raconte ce qui suit sur l'état des choses existant immédiatement avant l'exécution des mesures :
« Le mutessarif Nabi bey, un bon vieillard extrêmement doux et bien intentionné, fut renvoyé vers le mois de mai, à notre avis pour la raison qu'il n'aurait pas procédé avec assez de dureté à l'exécution des mesures contre les Arméniens. Son remplaçant, le caïmacan d'Arrha, était l'homme qu'il fallait. Son hostilité envers les Arméniens et sa manière d'agir contre les lois étaient à peine croyables. C'est bien lui qu'à côté d'une clique de riches beys, on doit rendre responsable de l'arrestation arbitraire de beaucoup d'Arméniens, d'un usage inhumain de la bastonnade et du meurtre secret de nombre d'Arméniens. Le successeur légitime, Réchid pacha, qui vint de Constantinople à la fin de juin, un kurde consciencieux, d'une bonté de coeur vraiment étonnante, fit, dès le premier jour de son entrée en charge, tout ce qu'il put pour soulager le sort des nombreux Arméniens emprisonnés, pour empêcher les attaques des soldats irréguliers et des zaptiéhs contre la population arménienne, et pour rendre possible une solution humaine et conforme aux lois, dans des affaires extrêmement difficiles, non sans courir quelquefois le risque du se mettre lui-même dans une très fâcheuse position. Malgré sa sévé-rité, il jouit, même auprès de la grande majorité du peuple arménien, de la renommée d'un homme juste, incorruptible et bon. Malheureusement, ce qui était en son pouvoir était bien peu. L'agitation était déjà très forte à son arrivée le parti adverse trop puissant, et les moyens d'exécution en son pouvoir trop peu nombreux et trop peu sûrs, pour qu'il pût représenter le point de vue du droit d'une façon efficace. Il succomba sous la violence de ses adversaires et, en peu de jours, il perdit sa santé et sa force d'âme. Même durant sa grave maladie, il déploya toute son énergie pour assurer le transport sûr des exilés et leur entretien.
Il avait différé de semaine en semaine le départ des Arméniens de Malatia, en partie dans l'espoir secret qu'il pourrait réussir à obtenir un contre-ordre - et il travailla beaucoup en ce sens - et en partie pour pouvoir faire tous les préparatifs pour exécuter humainement l'ordre de déportation. Il dut finalement se rendre aux sommations pressantes du gouvernement central et céder à la pression du parti adverse dans la ville.
Avant la déportation qui eut lieu au milieu du mois d'août, il y eut, au commencement de juillet, un massacre parmi la population mâle de la ville.
1) Mézéreh est la basse ville de Kharpout.