Le vilayet d'Erzéroum comptait, sur 645.700 habitants, 227.000 chrétiens, dont 215.000 Arméniens, et 12.000 Grecs ou autres chrétiens. Sur la population musulmane, il y a 240.700 Turcs ou Turkmènes, 120.000 Kurdes (dont 45.000 sédentaires, 30.000 Zazas, et 45.000 nomades) ; 25.000 Kizilbaches (Chiites), 7.000 Tcherkesses et 3.000 Yézidis (les soi-disant adorateurs du diable). Dans les villes d'Erzéroum, Erzinngian, Baïbourt, Khinis et Terdjan, les Arméniens forment du tiers à la moitié de la population, et dans certains districts plus de la moitié.
Dès le début de la guerre, on fit chez les Arméniens des réquisitions du double ou du triple de ce que fournissaient les Turcs. On menait des bêtes de somme devant les magasins et on les chargeait, sans distinction, de toute sorte de marchandises, pour la plupart inutiles aux besoins militaires. Chez les Turcs, les réquisitions furent notifiées d'avance, de sorte qu'ils eurent le temps de porter leurs marchandises de leurs magasins dans leurs maisons et de les y cacher. Toutes les provisions des magasins en articles fabriqués, qui étaient arrivées de l'étranger en automne, furent enlevées aux marchands. Les employés profitèrent des réquisitions pour pressurer le peuple. Le secrétaire de la garnison d'Erzingian, Kadki bey, vint au magasin de Sarkis Stepanian, fit mander là quelques commerçant arméniens, et se fit donner par eux 300 livres turques. Pour sauver les apparences, il prit aussi une somme insignifiante aux marchands turcs. Après le pillage des magasins, ce fut le tour des maisons. Sous le prétexte de chercher des armes, les gendarmes fouillèrent coffres et armoires, et enlevèrent tout ce qui leur plaisait. Personne ne pouvait dire un mot contre de pareilles réquisitions. Sur le moindre petit soupçon, ou une dénonciation quelconque, des gens innocents étaient jetés en prison, soumis à la torture, et traduits devant le conseil de guerre. De même que dans le vilayet de Trébizonde, des bandes, appelées Tschettéhs, furent formées dans le vilayet d'Erzéroum par les clubs politiques jeunes-turcs, avec les pires éléments de la population, et on les fournit d'armes. Ces bandes considéraient comme leur principal devoir d'attaquer à l'improviste les villages arméniens et de les piller. S'ils n'y trouvaient aucun homme, ils violaient les femmes et les obligeaient, par de mauvais traitements, à leur donner tout ce qu'elles avaient encore d'argent ou d'objets de valeur. Les Daschnakzagans se plaignirent à Tahsin bey, vali d'Erzéroum, quand de pareils faits se passèrent dans les villages de Dvigue, Badischine, et Targouni. Il promit de punir les coupables, mais après dix jours, les mêmes faits se renouvelèrent aux villages de Hintzk et Zitoth. Telle apparaissait la situation dans le pays déjà au début de janvier.
Le Vali Tahsin bey, qui avait la meilleure bonne volonté, réussit provisoirement à réprimer les excès des Tschettéhs et des gendarmes, de sorte qu'au commencement de février, la situation parut considérablement améliorée dans la province. Sans doute, les Arméniens eurent toujours à supporter tout le poids des réquisitions, mais dans l'intérêt de la défense nationale, l'on se résigna à cette mesure inégale entre les musulmans et les non-musulmans. On ne fit non plus aucune objection quand quinze villages arméniens des environs d'Erzéroum furent évacués par leurs habitants, pour recevoir des soldats infirmes. En mars, le désordre causé par les bandes qui étaient soutenues par les cercles jeunes-turcs, contre la volonté du vali, recommença de plus belle ; on soumit également dans les villes les Arméniens fortunés aux pires exactions. A Terdjan le mudir de la police fit venir d'Erzéroum un Arménien très en vue, avec sa fille âgée de 10 ans, et les fit fusiller tous deux sur place. En mars de la même année, les Arméniens furent avisés à Erzéroum, par leurs amis turcs, que les membres du « Comité Union et Progrès » projetaient un massacre. Le Dr Taschdjian, qui mourut plus tard du typhus et qui était également estimé des Turcs et des Arméniens, en fit part à deux Soeurs de la Croix-Rouge allemande qui soignaient les soldats turcs à l'hôpital militaire d'Erzéroum et les pria d'en aviser le général allemand Posselt-Pacha, qui commandait alors la forteresse d'Erzéroum, pour qu'il mît en oeuvre toute son influence pour éviter un tel malheur. L'on racontait que le général Posselt avait réussi à détourner le péril. Mais il fut bientôt obligé de prendre un congé et fut remplacé par un officier turc. Le Consul d'Allemagne à Erzéroum, M. de Scheuhener-Richter, fit aussi son possible pour secourir les Arméniens dans la misère, et empêcher que la situation ne s'aggravât. Du côté arménien, on lui rendit le meilleur témoignage. Tandis que le vali Tashin bey s'opposa longtemps aux mesures ordonnées par Constantinople, les chefs du parti jeune-turc travaillaient d'autant plu énergiquement à exciter les mahométans contre les Arméniens. Ils déclaraient que Abdul-Hamid avait commis l'erreur de ne pas avoir organisé plus radicalement les massacres d'il y a vingt ans, et de ne pas avoir exterminé tous les Arméniens.
Les relations entre les populations arménienne et turque, à Erzéroum, avaient été excellentes. Ce furent les agitateurs jeunes-turcs qui excitèrent les Musulmans et empêchèrent le gouvernement de s'opposer aux violences. Les jeunes-turcs entreprirent d'envoyer sur le front la population mâle, pour avoir ensuite les mains libres. Les Arméniens furent avisés par leurs amis turcs de quitter leurs maisons.
Au temps de la Constitution, des armes avaient été distribuées, par les jeunes-turcs, aux villages arméniens, sur l'aide desquels ils comptaient dans le cas d'une réaction. Ces armes leur furent retirées maintenant avec des tortures insensées.
Dans la maison d'un arménien nommé Houmayak, à Erzingian, se trouvait un tonnur, four creusé dans le sol. Sous le four, les gendarmes découvrirent un puits qui, depuis longtemps, était hors d'usage et fermé. Les gendarmes croyaient trouver des armes dans le puits ; ils n'en trouvèrent point et, pour cela, battirent si terriblement Houmayak qu'il en devint malade. Le pauvre homme avait loué la maison depuis un mois seulement, et ne soupçonnait pas qu'il y eût une citerne tenu; au-dessous du tonnur (tonir). Quand il fut remis sur pied, il fut arrêté, mis en prison et soumis à la torture. Les ongles et les cheveux lui furent arrachés avec des tenailles. S'il perdait connaissance, on le ramenait à lui-même en versant sur lui de l'eau froide, et la torture continuait. On voulait savoir de lui ce qu'il avait caché dans la citerne. Le malheureux ne pouvait rien dénoncer, puisqu'il n'avait jamais rien su de la citerne. Là-dessus, on lui présenta un document dans lequel il aurait à attester qu'il avait caché des bombes et des armes sous le tonnur. Il fut forcé par la torture de signer cet écrit. Alors il fut déporté à Erzéroum. De tels documents avaient pour but de fournir un prétexte à la déportation. Les Arméniens qui eurent vent de cette affaire comprirent ce qui les menaçait.
Lorsque les réquisitions et les perquisitions prirent fin en ville sans aboutir à aucune découverte, les gendarmes furent envoyés aux villages. Le 14 mars, un lieutenant de gendarmerie, Suleïman effendi, avec 30 gendarmes, vint au village de Minn dans le sandjak d'Erzingian. D'abord il se fit payer 100 livres turques (environ 1900 marks) sans dire qui l'avait chargé de le faire, ni dans quel but il le faisait. Les gendarmes se divertirent toute la nuit dans le village. Au matin les perquisitions commencèrent. Il y avait dans le village quelques armes distribuées par les jeunes-turcs au temps de la réaction. Un certain Oteldji Hafis avait autrefois apporté ces armes que les gens avaient dû acheter assez cher. Le prêtre du village donna les noms de ceux qui avaient des armes. Ils furent arrêtés et on leur enleva les armes. Mais le lieutenant de gendarmerie voulut encore avoir des bombes, et commença à battre les hommes, les femmes et les enfants. Comme ils ne trouvaient pas de bombes, il fit donner au prêtre cinq fois de suite la bastonnade. Quand il eut assez frappé, il enferma le prêtre dans une chambre et viola sa femme. Puis les gendarmes commencèrent à tirer sur les paysans pour s'amuser. Quand ils eurent assez de ce jeu, ils armèrent le prêtre et quelques paysans jusqu'aux dents, de sorte qu'ils semblaient des bandits, et conduisirent cette bande armée artificiellement, dans le quartier musulman du chef-lieu du district, à Kernagh, pour soulever les Mahométans contre les Arméniens. Ensuite, ils furent jetés en prison et conduits enfin à Erzéroum.
Les habitants du village Minn, qui est maintenant réduit en cendres, avaient payé 7.000 livres turques de contributions, Les paysans s'adressèrent à l'Aratchnort (métropolite) arménien, lui firent rédiger une requête et allèrent avec lui au caïmakam (sous-préfet).
Le caïmacan les rabroua : « Qui vous a donné le droit de faire de telles requêtes ? » leur dit-il, Les paysans répondirent : « N'avons-nous pas donc le droit, par la grâce du gouvernement, de présenter des requêtes pour les affaires d'intérêt commun ?» - Le caïmacan : « Cela se faisait sous le gouvernement précédent. Le gouvernement actuel ne vous a aucunement concédé de tels droits. De tels droits sont tous déchus. Vous n'avez aucune requête à faire, aucune plainte à présenter. Le gouvernement fera de lui-même ce qui est nécessaire. Si vous voulez, je vous enverrai avec ce document au procureur général, et il vous fera jeter en prison ». - Les paysans : « Nous ne voulons pas nous mêler aux affaires du gouvernement ; nous voulons seulement savoir de quel droit un gendarme peut soumettre cinq fois un prêtre à La bastonnade et mettre les femmes et les enfants à la torture, sous le prétexte de chercher des bombes. Ces paysans ne savent même pas ce que c'est qu'une bombe. Pourquoi les a-t-on armés et envoyés parmi les musulmans, puisqu'on ne les a pas pris les armes à la main ?» - Le caïmacan : « Nous sommes complètement libres d'employer tout moyen qui nous plaît. » - Les paysans : « Pourquoi laisse-t-on les gendarmes commettre des exactions ? » - Le caïmacan : « Cela ne vous regarde pas. Jusqu'ici, le commerce était entre vos mains. Désormais, vous n'aurez pas à vous occuper du commerce. Et vous, qu'avez-vous à faire ici ?» - L'Aratchnort (le métropolite) : « Je suis l'Aratchnort, et j'ai le droit de parler au nom de ces gens, - Le caïmacan : Je ne connais ni l'Aratchnort ni ses droits. Dans les affaires qui ne sont pas religieuses, je ne te reconnais pas».
Dans les autres villages, les gendarmes agirent de même. D'abord ils demandaient de l'argent ; ensuite, c'était le tour des perquisitions. Dans le village de Mervatzik, le lieutenant de gendarmerie Suleïman travailla de concert avec le mudir du village, Adil effendi. Comme ils ne trouvaient point d'armes, ils soumirent les paysans à la torture et les obligèrent à en acheter à leurs voisins turcs. Ils furent enfin conduits en prison à Erzéroum.
De ce village, les officiers turcs s'en allèrent à Arkan, prirent par force 60 l. t., pillèrent le village, arrachèrent aux femmes leurs pendants d'oreilles et leurs bracelets, et battirent tous ceux qui refusaient de les satisfaire. Un gendarme s'asseyait sur les pieds, un autre sur la tête du patient, et la bastonnade commençait. Elle ne comptait jamais moins de 200 coups. Les femmes perdaient connaissance sous la torture. Comme il ne trouvait pas d'armes, le sous-lieutenant Suleïman cria aux gens : « Jusqu'ici vous aviez le droit d'avoir des armes. C'est fini désormais ! J'ai un iradé entre les mains, et je puis exiger de vous des armes par tous les moyens qui me plairont ». La-dessus, les gendarmes firent amener des paysans du village voisin, Mollah, les battirent, leur barbouillèrent le visage avec des excréments et les jetèrent dans le ruisseau. Une femme mourut des mauvais traitements du mudir Adil. Ils allèrent alors au village de Mollah, interrompirent la messe - c'était la fête de Pâques - et soumirent le prêtre à la torture dans l'église même. Les femmes et les jeunes filles s'enfuyaient sur les montagnes par crainte des gendarmes. Dans le village de Medz Akaragh, ils exigèrent 92 l.t., et torturèrent les habitants. Dans le village de Mahmoud Békri, les gendarmes demandèrent d'abord de l'argent, et après avoir obtenu ce qu'ils demandaient, ils arrêtèrent trois paysans et les conduisirent dans une maison où se trouvaient Suléïman, cité plus haut, et Oteldji Hafiz, Djélal Oglou et Chakir. Ces quatre bastonnèrent les paysans jusqu'à ce qu'ils perdissent connaissance. On les ramenait à eux-mêmes en leur versant de l'eau froide, et on continuait à les battre. Puis on les enferma dans les lieux d'aisance. On les ramena plus tard pour les torturer de nouveau. A l'un, on arracha deux doigts : on voulait qu'il indiquât l'endroit où sont cachées des armes, et livrât la liste des Daschnakzagans. Comme ils n'obtenaient aucun résultat, les gendarmes commencèrent à violer les femmes.
On dénonça ces faits au caïmacan, Mais lorsque l'Aratchnort fit de nouvelles démarches auprès de lui à cause d'une femme qu'on avait battue jusqu'à la faire mourir et exigea que le caïmacan se rendît compte lui-même des faits, celui-ci se fâcha et ne voulut plus rien entendre. L'Aratchnort voulait qu'il rendît compte des faits en haut lieu. Le caïmacan s'écria : « Le gouvernement ici, c'est moi! » - L'Aratchnort: « Vous faites une différence entre les chrétiens et les Musulmans ». - Le caïmacan : « Je te fais sur l'heure ligoter pour t'envoyer à Erzéroum ! » Le caïmacan le laissa finalement aller et promit de punir les gendarmes.
Dans son désespoir, l'Aratchnort résolut d'aller, avec quelques prêtres, trouver les ulémas ci les beys musulmans, pour implorer leur secours. Ceux-ci avaient compassion des Arméniens, mais ils craignaient le caïmacan. Un cheik ecclésiastique leur conseilla de prendre patience jusqu'à ce que les choses changent.
Le caïmacan cita devant lui les gendarmes, qui avouèrent qu'ils avaient pris 300 1.t., et n'en avaient consigné que 180. Ils furent contraints de rendre l'argent. Ils restèrent malgré cela en charge et continuèrent leurs infamies. Toutes le promesses du caïmacan de punir les gendarmes restèrent vaines.
Cela se passait en mars de cette même année.
Il est nécessaire de décrire de tels faits en détail, pour qu'on puisse se faire une idée de ce qui se passait dans les villages.
Depuis la proclamation de la Constitution jusqu'à ces derniers temps les chefs jeunes-turcs étaient devenus un seul coeur et une seule âme avec les chefs des Daschnakzagans. Les Daschnakzagans avaient, par leur organisation, appuyé les jeunes-turcs dans toutes les élections, et des rapports amicaux existaient entre les Clubs des deux partis. Dès que le Comité central de Constantinople eut décidé les mesures générales contre les Arméniens, les chefs jeunes-turcs mirent à profit leur connaissance de l'organisation du parti arménien, auquel ils s'étaient alliés autrefois pour faire arrêter tous les Daschnakzagans. Déjà au 12 avril, la plupart de Daschnakzagans se trouvaient sous les verrous. Bientôt les premiers bruits des événements de Van arrivèrent à Erzéroum. Les chefs arméniens furent déportés vers des régions inconnues. A la fin d'avril, 25 arméniens ligotés furent amenés d'Erzingian à Erzéroum. Bientôt après, la police d'Erzéroum publia une lettre falsifiée dans laquelle il était dit que le parti des Daschnakzagans avait décidé d'assassiner le vali Tashin bey. La fraude fut découverte, de sorte que la police en fut couverte de confusion et de honte.
Lorsqu'au mois de mai, la population turque d'Erzéroum eut connaissance de l'ordre, venu de Constantinople, de la déportation générale de la population arménienne, elle adressa une requête au gouvernement, pour demander instamment que, dans le vilayet d'Erzéroum, on n'appliquât pas la règle générale, parce que dans le cas d'une conquête de la région par les Russes, l'on serait puni pour les crimes commis contre les Arméniens.
Au milieu de mai commencèrent les déportations des villages de la plaine d'Erzéroum et de la région de Terdjan et Mamakhatoun. Dans les villages évacués, on établit des paysans mahométans qui s'étaient enfuis des régions occupées par les Russes. Pour rendre d'avance impossible toute résistance à la déportation, on avait recruté pour l'armée 15.000 hommes dans la région d'Erzéroum. Dans les localités importantes, telles que Baïbourt, Erzingian, Khinis, Kéri, etc., on avait, avant de commencer la déportation, arrêté les notables pour les diriger sur Erzéroum, Les jeunes-turcs s'étaient rassemblés à Erzéroum pour organiser l'affaire. Au 15 mai, tous les villages épars dans la plaine d'Erzéroum avaient déjà été évacués et occupés par des habitants musulmans. A Erzéroum même, on arrêta d'abord 600 notables qui furent déportés. Tous les Itihadistes (membres du Comité Union et Progrès) s'étaient assemblés à Erzéroum, et dirigeaient de là les événements dans la province. Le vali Tahsin bey, qui exécutait à contre-coeur les mesures contre les Arméniens disait pour se justifier : « Que puis-je y faire ? La Sublime Porte l'a ainsi ordonné ! »
Lorsqu'à la fin de mai, Beha-Eddin Chakir, membre du Comité Union et Progrès, vint à Erzéroum, la persécution contre les Arméniens entra dans une phase aiguë. Les Tschettehs et les gendarmes assommaient en plein jour des femmes et des enfants, en vue de provoquer les Arméniens et de trouver le prétexte à un massacre général. Sur les 300 personnes qui furent escortées de Khinis à Erzéroum, la moitié furent tuées en route. Les derniers soldats et médecins arméniens furent rappelés du front ; une partie d'entre eux furent tués, et le reste déportés. Alors le commandant de l'armée donna l'ordre de la déportation générale.
Au milieu de juin, commença la déportation de la population entière de la ville d'Erzéroum ; elle se poursuivit pendant le mois de juillet. Le 31 juillet l'archevêque arménien d'Erzéroum, Kutchérian, télégraphiait au Patriarcat de Constantinople que lui et tous les Arméniens vivant à Erzéroum étaient exilés. Où seraient-ils conduits ? Ils ne le savaient point. Le frère de l'archevêque fut, durant le voyage qu'il entreprit en compagnie d'un Allemand, violemment séparé de celui-ci par les autorités, et assassiné.
On raconte que Tahsin bey, vali d'Erzéroum, ayant appris que le premier convoi des Arméniens d'Erzéroum avait été massacré en route, se serait refusé à envoyer d'autres convois d'Erzéroum. Il aurait demandé que les déportés fussent conduits a leur lieu d'exil avec une escorte militaire et sous la surveillance d'officiers supérieurs, afin de leur assurer ainsi au moins la vie sauve.
On ne donna pas suite a ses demandes.
On fit arrêter plus de 2000 Armiens, sans qu'on ait élevé contre eux aucune accusation. Ils furent arrêtés pendant la nuit ; pendant la nuit, on les tira de prison et on les tua dans le voisinage de la ville. On notifia alors aux Arméniens de la ville, environ 1500 maisons, qu'ils auraient à quitter la ville dans quelques jours. Ils pourraient vendre leurs biens, mais devraient, avant leur départ, remettre les clefs de leurs maisons aux autorités. Le premier convoi partit le 7 juin. Il était formé surtout par les plus riches, qui avaient pu louer une voiture. On montra plus tard un télégramme, d'après lequel ils avaient atteint la première étape de leur voyage, c'est-à-dire Kharpout.
Les 8, 9, et 10 juin, de nouveaux groupes quittèrent la ville, en tout de 20 à 25.000 personnes. Beaucoup d'enfants avaient été recueillis par les familles musulmanes ; mais ils durent aussi plus tard partir. Durent partir également les familles des Arméniens au service de l'hôpital, et même une femme atteinte du typhus, malgré les protestations du médecin allemand, Dr Neukirch, Un Arménien, au service de l'hôpital, disait à la soeur de charité allemande « J'ai maintenant 46 ans, et l'on m'a pris cependant comme soldat, malgré que j'aie payé tous les ans ma taxe d'exemption. Je n'ai jamais rien fait contre le gouvernement et un m'enlève toute ma famille, ma mère âgée de 70 ans, ployant sous les chagrins, ma femme et cinq enfants, et je ne sais où ils vont». Il pleurait surtout sur sa petite fille d'un an et demi. « Vous n'avez jamais vu une si jolie enfant, elle avait de si jolis grands yeux ! Si seulement je pouvais comme un serpent m'enlacer à elle... » Et il pleurait comme un enfant. Le lendemain ce même homme revint. Il était tout à fait tranquille : « Je sais maintenant, dit-il ; ils sont tous morts. » Ce n'était que trop vrai !
Les caravanes qui, les 8, 9 et 10 juin, quittèrent Erzingian dans un ordre apparent (les enfants étaient le plus souvent placés sur des chars à boufs) étaient escortées de soldats. Malgré cela, une fraction très petite devait atteindre la première étape du voyage. La route de Kharpout laisse la plaine d'Erzingian à l'est de la ville pour s'engager dans le défilé de l'Euphrate qui pénètre en ce point à travers la chaîne du Taurus. La route suit l'Euphrate dans ses nombreux détours, bordée, le long du fleuve, de rochers escarpés. La distance jusqu'à Kémagh, qui n'est à vol d'oiseau que de 16 kilomètres, atteint, à cause des détours, 55 kilomètres. Dans les étroits défilés où passe la route, ces multitudes sans défense, composées presque entièrement de femmes et d'enfants, encadrées de soldats et de kurdes appostés exprès, subirent des attaques. D'abord, ils furent complètement dépouillés, ensuite, tués de la façon la plus affreuse, et leurs cadavres furent jetés dans le fleuve. C'est par milliers qu'il faut compter les victimes de ce massacre, dans la vallée de Kémagh, à 12 heures seulement de la ville de garnison d'Erzingian, siège d'un caïmacan (sous-préfet) et du commandement du quatrième corps d'armée. Ce qui se passa ici du 10 au 14 juin est arrivé au su et par le vouloir (mit Wissen und Willen) des autorités. Les soeurs de charité allemandes témoignent : « La vérité des bruits nous fut d'abord confirmée par notre cuisinière turque. Cette femme racontait avec des larmes que les kurdes avaient maltraité et tué les femmes, et jeté les enfants dans l'Euphrate. Deux jeunes institutrices, ayant fait leur éducation dans le collège américain de Kharpout, faisaient partie d'un convoi de déportés, qui franchissait le défilé de Kémagh (Kémagh Boghasi), quand, le 10 Juin, elles furent exposées à un feu croisé. Par devant, c'étaient les kurdes qui barraient le chemin ; par derrière se trouvaient les troupes - milices d'un certain Talaat. -
Dans leur effroi, elles se jetèrent par terre. Quand les coups de fusil eurent cessé, elles réussirent, en compagnie du fiancé de l'une d'elles, qui s'était habillé en femme, à retourner, par des chemins détournés, à Erzingian. Un compagnon de classe turc du jeune homme vint à leur aide. Aux Kurdes qu'ils rencontraient, ils donnaient de l'argent. Lorsqu'ils eurent atteint la ville un gendarme voulut emmener avec lui, dans sa maison, l'une des deux, celle qui était fiancée. Sur les protestations du fiancé, le gendarme le tua. Les deux jeunes filles furent alors conduites, par l'ami turc du fiancé, dans des maisons mahométanes distinguées, où on les accueillit amicalement mais en exigeant aussitôt qu'elles embrassent l'Islam. Elles supplièrent instamment les soeurs de charité allemandes, par l'intermédiaire du docteur Kafaffian, de les emmener avec elles à Kharpout. L'une d'elles écrivit que, si elles avaient du poison, elles s'empoisonneraient.
Le jour suivant, la 11 juin, des troupes régulières de la 86e brigade de cavalerie furent envoyées au défilé de Kémagh, sous la conduite de leurs officiers, pour châtier, disait-on, les Kurdes. Selon les informations recueillies par les soeurs de charité allemandes, de la bouche même des soldats turcs qui s'y trouvaient présents, les troupes turques massacrèrent tout ce qui restait encore en vie des caravanes, presque exclusivement des femmes et des enfants. Les soldats turcs racontaient comment les femmes se jetaient à genoux et demandaient pitié, comment ensuite, ne voyant venir aucun secours, elles avaient jeté elles-mêmes leurs enfants dans le fleuve. Un jeune soldat turc disait : « C'était une pitié ! Je ne pouvais tirer ; je fis semblant. » D'autres, au contraire, se vantaient de leurs actions infâmes devant le pharmacien allemand, M. Gehlsen. Le carnage dura quatre heures. On avait emmené des chariots à boufs pour transporter les cadavres à la rivière et faire disparaître toute trace du forfait. Le soir du11 juin, les soldats rentrèrent chargés de dépouilles. Après les massacres, durant plusieurs jours, on fit la chasse dans les champs de blé, autour d'Erzingian, pour abattre les nombreux fuyards qui s'y étaient cachés.
Les jours suivants, les premiers convois de déportés de Baïbourt traversèrent Erzingian.
Dans la ville de Baïbourt et dans les villages environnants, vivaient 17.000 Arméniens. La population fut déportée de la ville et des villages, dans les deux premières semaines de juin, en différents convois qui se succédaient. Ce fut d'abord le tour des villages, dont beaucoup d'habitants avaient eu à souffrir des gendarmes et des paysans pillards. Trois jours avant le départ des Arméniens de Baïbourt, l'évêque arménien Vartabed Hazarabedian fut pendu avec sept autres Arméniens notables, après être restés huit jours en prison. Sept ou huit autres Arméniens de condition, qui refusaient de quitter la ville, furent tués dans leurs maisons ; 70 ou 80 autres abattus on prison, ou traînés sur les montagnes pour y être tués.
La population de la ville fut expédiée en trois groupes. On rencontra les cadavres du second gisant sur la route. Ils avaient été attaqués par des bandes turques qui avaient enlevé les femmes et les jeunes filles, et tué les enfants les plus âgés et les vieilles femmes, et distribué aux paysans turcs les petits enfants. La veuve d'un Arménien de qualité, qui faisait partie d'un dernier transport de 4 à 500 déportés, racontait ce qui suit :
« Mon mari mourut il y a huit ans, et nous laissa à moi, à ma fille de huit ans et à ma mère, des biens importants dont nous pouvions vivre commodément. Dès le début de la mobilisation, le commandant a logé dans ma maison sans rien payer. Il me disait que je ne serais pas obligée de m'en aller, mais je sentais que j'étais obligée de partager le sort de mon peuple. Je pris avec moi trois chevaux que je chargeai de provisions. Ma fille portait au cou quelques pièces d'or comme ornement, et j'avais avec moi une vingtaine de livres turques et quatre diamants. Nous dûmes laisser tout le reste. Notre convoi partit le 14 juin. Il comptait de 4 à 500 personnes, et 15 gendarmes nous accompagnaient Le mutessarif (préfet) nous souhaita un « heureux voyage ». Nous étions à peine éloignés de deux heures de la ville, que des troupes de paysans et de bandits en grand nombre, armés de carabines, de fusils et de haches, nous cernèrent sur la route, et nous volèrent tout ce que nous avions. Les gendarmes eux-mêmes me prirent mes trois chevaux, les vendirent à des mouhadjirs turcs et en empochèrent le prix. Ils prirent de plus mon argent et ce que ma fille portait au cou et, en plus, tous nos vivres. Là-dessus, ils séparèrent de nous les hommes et, dans l'espace de 7 à 8 jours, ils les tuèrent l'un après l'autre. Aucun individu mâle au-dessus de 15 ans ne resta vivant. Deux coups de gourdin suffisaient pour en abattre un. A côté de moi furent tués deux prêtres, Ter-Wahan, originaire de Terdjan, et un vieillard plus que nonagénaire, Ter-Michael. Les bandits se saisirent de toutes les femmes et jeunes filles de belle apparence, et les emmenèrent sur leurs chevaux. De très nombreuses femmes et Jeunes filles furent ainsi traînées sur les montagnes, et, entre autres, ma soeur dont ils jetèrent le petit enfant d'un an, Un Turc le releva, le prit et l'emporta, je ne sais où. Ma mère marcha tant qu'elle n'en pouvait plus, Elle s'affaissa sur le bord du chemin sur une hauteur. Nous trouvâmes en route beaucoup de ceux qui avaient été emmenés de Baïbourt dans les convois précédents. Parmi les tués gisaient quelques femmes, à côté de leurs maris et de leurs fils. Nous rencontrions aussi des vieillards et des petits enfants qui étaient encore en vie, mais dans un état pitoyable, A force de pleurer, ils avaient perdu la voix.
Nous ne pouvions pas dormir les nuits dans les villages, mais nous devions coucher dehors sur la terre nue. J'ai vu des gens manger de l'herbe pour apaiser leur faim. A la faveur des ténèbres, il se commit des crimes indicibles, par les gendarmes, les bandits et les paysans. Beaucoup de nos compagnons moururent de faim et d'apoplexie. D'autres restèrent sur le bord du chemin, trop faibles pour aller plus loin.
Un matin, nous vîmes de 50 à 60 voitures avec 30 femmes turques, veuves dont les maris étaient morts à la guerre. Elles venaient d'Erzérourn et allaient à Constantinople. Une de ces femmes fit signe à un gendarme, en lui montrant un Arménien pour qu'il le tuât. Le gendarme lui demanda si elle ne voudrait pas le tuer elle-même, Elle répondit : « Pourquoi pas? »
Elle tira un revolver de sa poche et le tua. Chacune de ces femme turques avait avec elle cinq ou six jeunes filles arméniennes de 10 ans et au-dessous. Les Turcs ne voulaient Jamais prendre les enfants miles, ils les tuaient quel que fût leur âge. Ces femmes voulaient aussi me prendre ma fille, mais elle ne voulut pas se séparer de moi. Finalement, on nous prit toutes deux dans les voitures, quand nous eûmes promis de devenir musulmanes. Aussitôt que nous fûmes montées dans l'araba elles se mirent à nous enseigner ce qu'on doit faire quand on est musulman, et elles changèrent nos noms chrétiens en d'autres, musulmans.
Les horreurs les plus grandes et les plus indicibles étaient réservées pour notre arrivée dans la plaine d'Erzéroum, et au bord de l'Euphrate. Les cadavres mutilés de femmes, de jeunes filles et de petits enfants, faisaient frémir, Les bandits causaient de l'effroi même aux femmes et jeunes filles qui étaient avec nous. Leurs cris s'élevaient jusqu'au ciel. Arrivés à l'Euphrate, les gendarmes jeteront dans le fleuve tous les enfants au-dessous de 15 ans qui restaient. Ceux qui savaient nager étaient fusillés tandis qu'ils luttaient contre les flots. Quand nous atteignîmes Enderessi, sur la route de Sivas, les collines et les plaints étaient parsemés de cadavres enflés et noircis qui remplissaient l'air de leur odeur et l'empestaient.
Après sept jours, nous arrivâmes à Sivas. Il n'y restait plus un seul Arménien en vie. Les femmes turques nous conduisirent, moi et ma fille, avec, elles aux bains, et nous montrèrent beaucoup de femmes et de jeunes filles qui avaient dû embrasser l'Islam. Sur la route de Josgad, nous rencontrâmes six femmes qui portaient le féredjé (le voile) avec leurs enfants dans les bras. Les gendarmes, ayant soulevé le voile, découvrirent que c'étaient des hommes habillés en femmes, et les fusillèrent sur place. Nous atteignîmes Constantinople après un voyage de 32 jours ».
Sur la condition et le sort des caravanes de déportés qui traversèrent Erzingian, venant des régions de Baïbourt et d'Erzéroum, nous possédons encore le témoignage des deux soeurs de charité allemandes d'Erzingian :
« Le soir du 18 juin, nous nous promenions devant notre maison, avec notre ami, le pharmacien Gehlsen. Nous y rencontrâmes un gendarme qui nous dit qu'à dix minutes de l'hôpital, une foule de femmes et d'enfants devaient passer la nuit. Il avait été lui-même l'un des conducteurs du convoi et racontait d'une façon émouvante comment les déportés avaient été traités sur tout le chemin, « Kessé ! Kessé ! suruyolar ! » (on les pousse de l'avant en en tuant toujours). Il avait, racontait-il, tué chaque jour de 10 à 12 hommes, et jeté les cadavres dans les ravins. Quand les enfants criaient ou pleuraient et ne pouvaient plus marcher, on leur brisait le crâne. On avait tout enlevé aux femmes et, à chaque nouveau village, on les violait de nouveau. « J'ai moi-même fait ensevelir trois cadavres de femmes nus », conclut-il dans son récit; « que Dieu m'en tienne compte !». Au matin suivant, de très bonne heure, nous apprîmes que ces condamnés à mort repartaient. Nous et M. Gehlsen, nous nous joignîmes à eux et les accompagnâmes pendant une heure, jusqu'à la ville. C'était d'une détresse indicible. C'était une grande foule. Deux ou trois hommes au plus, tout le reste, femmes et enfants. Quelques-unes des femmes étaient devenues folles. Beaucoup criaient : « Sauvez-nous ! nous deviendrons musulmanes, ou allemandes, ou tout ce que vous voudrez ; sauvez-nous seulement : ils nous conduisent maintenant à Kemagh pour nous y couper le cou ! » Et elles faisaient un geste significatif. D'autres trottaient, silencieux et apathiques, avec leurs quelques biens sur le dos, et tenant leurs enfants par la main. D'autres encore nous suppliaient de sauver leurs enfants. Comme nous nous approchions de la ville, de nombreux Turcs vinrent à cheval pour chercher des enfants et des jeunes filles. A l'entrée de la ville, où les médecins allemands ont aussi leurs maisons, la caravane fit halte un instant avant de reprendre le chemin de Kemagh. Ici ce fut simplement un marché d'esclaves ; seulement on ne payait rien. Les mères semblaient donner volontiers leurs enfants ; d'ailleurs la résistance n'eût servi à rien. »
Quand, le 21 juin, les deux infirmières de la Croix-Rouge allemande laissèrent Erzingian, elles purent voir, en chemin, encore mieux le sort des déportés.
« En chemin, nous rencontrâmes un grand convoi d'expulsés qui avaient quitte tout dernièrement leurs villages et se trouvaient encore en bon état.. Nous avons dû stationner longtemps pour les laisser passer. Nous n'oublierons jamais ce spectacle. Un petit nombre d'hommes, le reste des femmes et une foule d'enfants. Beaucoup parmi eux avaient les cheveux blonds et de grands yeux bleus qui nous regardaient avec le sérieux de la mort et une telle noblesse inconsciente qu'ils semblaient déjà les anges du jugement. Ils s'en allaient dans un silence complet, les petits et les grands, jusqu'aux vieilles femmes décrépites qui se tenaient avec peine sur les ânes, tous, tous, pour être précipités, liés ensemble, du haut des rochers, dans les flots de l'Euphrate, dans cette maudite vallée de Kémagh-Boghasi. Un cocher grec nous a raconté comment l'on procédait. Le coeur se glace à l'entendre. Notre gendarme nous raconta qu'il avait dernièrement emmené à Kémagh un convoi de 3000 femmes et enfants de Mama-Khatoun (de la région de Terdjan, entre Erzéroum et Erzingian) : « Hep ! gildi, bildi ! » « Tous loin, tous morts ! » disait-il. Nous lui dîmes : « Si vous voulez les tuer, pourquoi ne pas le faire dans leurs villages ? pourquoi les réduire d'abord à cette misère sans nom? » - « Et que ferions-nous des cadavres ? répondit-il, ils sentiraient mauvais ! »
Nous passâmes la nuit à Enderes dans une maison arménienne. Les hommes avaient déjà été emmenés, tandis que les femmes habitaient encore l'étage inférieur. On nous dit qu'elles devaient être emmenées le jour suivant. Elles-mêmes l'ignoraient encore et purent ainsi se réjouir quand nous donnâmes quelques douceurs aux enfants. Sur la muraille de notre chambre, on avait écrit en turc :
Notre demeure est la cime des montagnes, Nous n'avons plus besoin de chambre, Nous avons vidé la coupe amère de la Mort; Nous n'avons plus besoin d'un Juge!
Il faisait un beau clair de lune. Peu après m'être mise au lit, j'entendis des détonations, succédant à des commandements. Je compris ce que cela signifiait ; et je m'endormis avec une impression de soulagement, en pensant qu'au moins ces malheureux avaient eu une mort rapide, et étaient maintenant devant Dieu. Le matin, la population civile fut invitée à faire la chasseaux fuyards. Des gens armés allaient à cheval dans toutes les directions. Deux hommes étaient assis sous l'ombrage d'un arbre, et se partageaient les dépouilles d'un mort; l'un tenait entre ses mains une culotte de drap bleu. Les cadavres étaient laissés tous complètement nus ; nous en avons vu un sans tête.
Dans un village grec, situé sur notre route, nous rencontrâmes un homme armé, à la figure sauvage, qui nous raconta qu'il était posté là pour surveiller les voyageurs, c'est-à-dire pour tuer les Arméniens, et qu'il en avait déjà tué beaucoup. Il ajouta, par plaisanterie, qu'il « en avait établi un, roi des autres ». Notre cocher nous expliqua qu'il s'agissait de 250 Arméniens travaillant sur les routes (inchaat tabouri) dont nous avions vu en route le lieu d'exécution. Il y avait encore là beaucoup de sang répandu sur le sol, mais les cadavres avaient été enlevés.
Dans l'après-midi, nous arrivâmes dans une vallée, où trois groupes d'ouvriers travaillaient sur les routes, des Musulmans, des Grecs et des Arméniens. Devant ces derniers, des officiers se tenaient debout. Nous continuâmes à monter sur une colline. Le cocher nous montra alors derrière nous, dans la vallée, une centaine d'hommes a l'écart de la route, placés sur un rang à côté d'un pli de terrais. Nous savions à présent ce qui arriverait, A un autre endroit, le même spectacle fut renouvelé. Dans l'hôpital de la mission de Sivas, nous vîmes un homme qui avait échappé à un pareil massacre. Il avait été avec 95 autres Arméniens travaillant aux routes (ils avaient été levés pour le service militaire) placé sur un rang, et dix gendarmes avaient tiré sur eux tant qu'ils avaient pu. Les survivants furent tués par les autres musulmans à coups de couteau et de pierres. Dix d'entre eux avaient pu s'enfuir. Lui-même avait une blessure terrible au cou ; il avait perdu connaissance. A son réveil, il réussit à faire les deux jours de chemin jusqu'à Sivas. Puisse-t-il être le symbole de son peuple, échappant, comme lui, à la blessure mortelle qu'on lui a assenée.
Nous passâmes une nuit dans la maison du gouvernement à Zara. Un gendarme assis devant notre porte y chantait sans interruption : « Ermenilery, hep kesdiler! » « Les Arméniens sont tous tués ! » Dans la chambre à côté, on s'entretenait au téléphone au sujet de ceux qui restaient à arrêter. Une fois nous passâmes la nuit dans une maison où les femmes venaient précisément de recevoir la nouvelle de la mort de leurs maris, et elles passèrent la nuit à gémir. Le gendarme nous dit : « Ces cris vous ennuient, je vais aller le leur défendre. » Par bonheur, nous pûmes l'en empêcher. Nous essayâmes de parler avec ces malheureuses, mais elles étaient hors d'elles-mêmes : « Quel est donc ce Roi, disaient-elles, qui permet de telles choses ? Votre Empereur doit cependant pouvoir nous aider? Pourquoi ne le fait-il pas?etc.. » D'autres étaient tourmentées par les affres de la mort. « Ils peuvent nous prendre tout, absolument tout, jusqu'à la chemise, qu'ils nous laissent au moins la vie ! » Voilà ce que nous entendions toujours, et nous ne pouvions rien faire, si ce n'est de rappeler Celui qui a vaincu la mort. »