Après l'évacuation de Deurt-Yol, tous les districts arméniens du vilayet d'Adana et du sandjak de Marach furent vidés peu à peu dans le courant du mois d'avril, mai, juin et juillet. Dans le vilayet d'Adana méritent d'être mentionnés : dans le sandjak de Khozan, les villes de Sis, Hadjin, Karsbazar et les localités de Schéhir et de Roumlou ; dans le sandjak de Djebel-Bereket, Osmaniyeh, Hassan beyli, Dengala, Harni, Dertadli, Tarpous, Odjakli, Enzerli, Lapadjli. Dans le sandjak de Marach, outre Zeïtoun, les villes d'Albistan, Guében, Gôksun, Fournouz, et les localités de Taschilik, Djevikli, Tundadjak et tous les villages d'Alabache. A la fin de juin, le nombre des déportés de ces régions était déjà de 50.000.
Environ trente Arméniens furent publiquement pendus à Adana, Alep et Marach, dans le but d'intimider la masse. Parmi les pendus se trouvaient deux prêtres.
Les villages recevaient en général le soir l'ordre qu'ils auraient à se mettre en route le matin suivant. A Guében, les habitants durent décamper le jour de la lessive ; ils furent obligés de laisser leurs vêtements mouillés dans l'eau et de se mettre en route pieds nus et à peine vêtus. La plupart des hommes étaient aux champs. Ceux qui passaient a l'Islam pouvaient rester. Des gens d'Alabache racontaient que leur village avait été cerné par les soldats et bombardé avec des cartouches à blanc. Ceux de Chéhir disaient qu'à peine avaient-ils quitté le village, que le Mollah se mit à appeler les « fidèles » à la prière, du haut de l'église chrétienne. Celle-ci fut changée on mosquée. Le gouvernement fit dire aux déportés que, s'ils étaient obligés de laisser leurs biens, le prix en serait fixé et leur serait plus tard remboursé. Mais aucun inventaire ne put naturellement être dressé, vu la soudaineté du départ, et d'ailleurs le gouvernement n'y pensa même pas. Les biens des Arméniens passèrent aux Musulmans déjà établis dans la localité, et les maisons et les champs aux Mohadjirs (immigrés) nouveaux venus.
« Les Turcs sont dans un complet délire », écrit notre référendaire, « il est, impossible de décrire les angoisses par lesquelles passent les déportés, Viols, rapts de femmes et de jeunes filles, conversions forcées, sontà l'ordre du jour. Un grand nombre de familles sont passées à l'Islam pour échapper à une mort certaine. »
Tandis qu'aucune ville ou village de Cilicie ne fut épargné, d'Adana 196 familles seulement furent déportées, et, chose remarquable : - que l'on attribua à l'initiative du commandant en chef de Syrie, Djemal pacha, ex vali d'Adana - la plupart d'entre elles furent reconduites chez elles. La déportation de Tarse et de Mersine fut également retardée. Mersine ne fut évacué que le 7 août, D'après des nouvelles récentes, la population arménienne d'Adana, environ 18.000 âmes, a été enfin déportée.
Les convois allèrent à Deir-ez-Zor et Konia, à Rakka sur l'Euphrate, puis le long du chemin de fer de Bagdad, à Ourfa et Véranchéhir, dans le désert mésopotamique jusqu'au voisinage de Bagdad.
Un autre rapport reproduit le passage suivant du décret gouvernemental.
« Art. 2. - Les Commandants d'armée, de corps d'armée indépendants et de divisions peuvent, dans le cas de nécessité militaire et dans le cas où ils soupçonnent (!) de l'espionnage et de la trahison, déporter des individus ou des groupes de population des villages et des villes et les établir dans d'autres localités ».
Le rapport continue :
« Le ordres des Commandants d'armée peuvent avoir été relativement humains. L'exécution en a été, en très grande partie, d'une rudesse insensée et, en beaucoup de cas, d'une brutalité atroce contre des femmes et des enfants, des infirmes et des vieillards. En beaucoup de villages, la déportation ne fut notifiée qu'une heure d'avance. Aucune possibilité de se préparer au voyage. En certains cas, il n'y eut même pas le temps de rassembler les membres épars de la famille, de sorte que de petits enfants furent abandonnés. Dans quelques cas, les déportés purent prendre avec eux une partie de leur mobilier de première nécessité, ou des instruments agricoles, mais le plus souvent ils ne purent rien emporter, ni rien vendre, même lorsqu'ils en avaient le temps.
A Hadjin, des gens riches, qui s'étaient, pour le voyage, préparé des vivres et des garnitures de lit, durent abandonner le tout sur la route et souffrir plus tard rudement de la faim.
En beaucoup d'endroits, les hommes - ceux qui étaient en âge de servir étaient presque tous à l'armée - furent attachés entre eux avec des cordes et des chaînes. Des femmes, portant dans les bras leurs petits bébés, ou au terme de leur grossesse, furent poussées en avant à coups de fouets comme du bétail. Trois cas sont parvenus à ma connaissance où des femmes accouchèrent sur la route publique, et y moururent de perte de sang, parce que leur brutal conducteur s'acharnait contre elles. Je connais aussi un cas où le gendarme, qui avait la surveillance, se montra humain et accorda une heure ou deux à la pauvre femme, puis lui procura une voiture, de sorte qu'elle put continuer son chemin. Quelques femmes furent si complètement épuisées et désespérées qu'elles abandonnèrent leurs petits enfants sur les routes. Beaucoup de femmes et de jeunes filles furent violentées. A un endroit, l'officier de gendarmerie a dit à ses hommes, en leur indiquant toute une multitude de femmes, qu'il leur serait loisible de faire des femmes et des jeunes filles ce qu'ils voudraient.
Quant aux moyens de subsistance, la différence était grande selon les endroits. Dans quelques lieux, le gouvernement a nourri les déportés, en d'autres, il a permis aux habitants de le faire. En maints endroits, il ne leur a pas donné à manger, ni permis aux autres de le faire. Ils souffrirent beaucoup de faim, de soif, de maladie, et il en mourut réellement de faim.
Ces gens furent partagés ici en petits groupes, trois ou quatre familles ensemble au milieu d'une population d'une autre race et d'une autre religion, et qui parle une autre langue. Je parle de familles ; mais les quatre cinquièmes sont des femmes et des enfants, et ce qu'il y a parmi eux d'hommes est vieux et infirme.
Si on ne trouve aucun moyen de venir à leur secours durant ces deux mois jusqu'à ce qu'ils se soient accommodés à leur nouvel état, les deux tiers ou les trois quarts mourront de faim et de maladies.
Le nombre des Arméniens déportés de Cilicie monte à plus de 100.000.