La déportation de la population arménienne des vilayets de l'Anatolie orientale concerne les vilayets de Trébizonde, Erzeroum, Sivas, Kharpout, Bitlis et Diarbékir. Le vilayet de Van, dont le sort fut de souffrir à cause des opérations de guerre des Russes, est le seul district arménien dont la population ne fut pas déportée. Celle-ci dut cependant elle aussi abandonner ses foyers, lorsqu'au moment du recul des troupes russes, elle fut obligée de fuir au Caucase. Il sera question à part des événements du vilayet de Van. Et comme les événements de Bitlis sont en étroite connexion avec ceux de Van, nous traiterons en dernier lieu du vilayet de Bitlis.
La déportation de la population arménienne des vilayets orientaux de l'Anatolie s'accomplit en deux étapes.
Trois jours avant l'arrestation des intellectuels arméniens de Constantinople, qui eut lieu la nuit du 24 au 25 avril, on procéda, dans un grand nombre de villes de l'intérieur, à l'emprisonnement des notables arméniens. Les arrestations furent systématiquement poursuivies durant les quatre semaines du 21 avril au 19 mai. Ainsi, dès le 21 avril, on fit arrêter et déporter à Ismid 100, à Bardezak (Baghtchédjik) 80, à Brousse 40, à Banderma 40, à Balikesri (Karasi) 30, à Adabazar 80 notables arméniens. Suivent, à la fin d'avril et au commencement de mai, Mersivan avec 20, Diarbékir avec également 20 notables. Dans les premières semaines de mai, les notables saisis et déportés furent 600 à Erzeroum, 500 à Sivas, 50 à Kéri, 50 à Chabin-Kara-Hissar et 25 à Knous. Dans la seconde moitié de mai, vint le tour de Diarbékir d'abord avec 500, puis avec 300 arrestations et Césarée avec 200. Il en advint de même à Baïbourt et Yozgate. De même aussi quelques notables furent arrêtés à Marach et à Ourfa. Sur les 26 notables arrêtés à Aïntab, tous, à l'exception d'un seul, furent relâchés. Comme les villes mentionnées ci-dessus appartiennent à toutes les régions arméniennes, il est à présumer qu'il s'agissait d'une mesure générale, qui avait pour but de priver le peuple arménien de ses chefs et de ses organes, pour que la déportation pût s'accomplir sans bruit et sans résistance. On voulait aussi empêcher que les nouvelles de l'intérieur arrivassent trop tôt à la connaissance du public et de l'Europe. Depuis le commencement de juin, tous les fonctionnaires arméniens furent destitués de leurs postes dans l'administration de l'Etat, et tous les médecins arméniens qui avaient travaillé depuis le début de la guerre, conformément à leur devoir, dans les hôpitaux militaires turcs furent jetés en prison.
Toutes ces arrestations de milliers d'Arméniens considérés et instruits, députés. publicistes, écrivains,poètes, juristes, avocats, notaires, fonctionnaires, médecins, commerçants, banquiers, et tous les éléments particulièrement aisés et influents, furent exécutées sans qu'aucun procédé judiciaire régulier ait précédé ou suivi. Jamais en aucun cas on n'a fait valoir contre eux l'accusation d'avoir pris part à quelque acte que ce soit contraire à l'Etat, ou de l'avoir projeté. On voulait trancher la tête au peuple arménien avant d'en fracasser les membres. Nous parlerons ailleurs de l'origine de ces mesures et des motifs qui décidèrent les cercles gouvernementaux, Les ordres aux magistrats vinrent de Constantinople, et malgré la résistance qu'opposèrent quelques fonctionnaires du gouvernement et même, çà et là, la population turque elle-même, ils furent exécutés rigoureusement et inexorablement. La seconde étape, précédant la déportation générale, concerne la partie mâle de la population, qui avait été déjà recrutée pour l'armée, ou qui le fut durant le cours des événements. Les Arméniens qui étaient aux armées, et qui s'étaient, selon le témoignage du Ministre de la Guerre, vaillamment battus non seulement aux Dardanelles, mais aussi sur le front du Caucase contre la Russie, furent en grands majorité désarmés, et employés pour le service de l'armée, comme porte-faix et pour la réparation des routes. De presque toutes les provinces on a reçu des nouvelles d'après lesquelles, non seulement les ouvriers arméniens ont été, dans des cas isolés, tués par leurs camarades de religion mahométane, mais des détachements entiers ont été, en groupes de 80, 100 ou plus, fusillés par les soldats et la gendarmerie, au commandement de leurs officiers. On ne saura peut-être jamais, et en tout cas pas avant la fin de la guerre, les proportions prises par l'assassinat des Arméniens recrutés pour l'Armée, Sous prétexte de conscription, tous les habitants mâles de 16 à 70 ans, qui restaient encore dans de nombreuses villes et villages, furent emmenés sans qu'on s'occupât de savoir s'ils avaient déjà payé leur rançon légale ou s'ils étaient inaptes au service. Les colonnes d'évacués furent conduites sur les montagnes et fusillées, sans aucun procédé judiciaire préliminaire, que ni le temps ni les circonstances ne permettaient.
Les mesures n'ont pas été partout mises à exécution d'une façon semblable ; elles étaient en partie laissées au choix des autorités locales qui devaient veiller à ce que la déportation générale eût lieu sans embarras, sans danger, et sans qu'on eût à craindre de résistance. C'est dans cette intention aussi qu'eut lieu, presque partout et longtemps auparavant, le désarmement de la population arménienne. Comme l'insécurité générale dans l'Intérieur de la Turquie exige que tout homme soit armé pour sa défense personnelle, et porte des armes en voyageant à travers le pays, la possession et le port des armes sont permis en temps de paix. Avec l'agrément du Comité Jeune-Turc, l'organisation constitutionnelle du peuple arménien, le parti des Daschnakzagans, avait été pourvu d'armes à différentes reprises, en des temps où menaçait la réaction, pour qu'il pût soutenir à main armée la cause do ses amis Jeunes-Turcs, au cas où une tentative de renversement du pouvoir se produirait ainsi qu'il advint deux fois, en 1909 et 1912, lorsque les Vieux Turcs et le parti de l'opposition libérale réussiront à prendre du pouvoir. Seulement eu des cas isolés, dont on parlera plus bas, les Arméniens refuseront de livrer leurs armes, parce qu'ils avaient des raisons de craindre un massacre. Ainsi à Van et à Chabin-Karahissar. A l'exception de ces cas, le désarmement s'accomplit dans les villes sans aucun incident. A Constantinople, le désarmement eut lieu, d'une façon régulière, du 29 avril au 9 mai. Les autorités donnèrent même des reçus. Mais, dans l'intérieur, le désarmement donna lieu, comme le prouvent d'innombrables informations, à des représailles brutales. L'ordre de livrer les armes ne fut pas notifié par les autorités ; on n'attendit pas non plus le résultat de la livraison volontaire ; mais des gendarmes vinrent dans les villages et exigèrent un nombre arbitraire de fusils, 200, 300, ou autant qu'il leur semblait bon. Si on ne les leur fournissait pas sur place, le maire et les anciens du village étaient arrêtés et maltraités sous le prétexte d'avoir caché des armes. On employa souvent la torture. Un moyen particulièrement cher aux gendarmes et aux gardiens des prisons, c'est la bastonnade, qui, employée d'une façon inhumaine, amène souvent la mort de la victime. On arracha aussi les cheveux et les ongles, on appliqua des fers incandescents, et on mit en oeuvre contre les femmes et les enfants toute sorte d'ignominies. Les habitants étaient souvent obligés d'acheter, à des prix élevés, des armes à leurs voisins turcs, aux Kurdes et aux Tcherkesses, en leur cédant même leurs moutons et leurs vaches, pour pouvoir les livrer et satisfaire à la réquisition des gendarmes.
En même temps que le désarmement de la population arménienne, eut lieu l'armement de la population turque. Les clubs jeunes-turcs, qui ont la haute main dans toutes les villes de l'intérieur et ont plus d'influence que les plus hauts fonctionnaires du gouvernement, avaient formé des bandes, appelées tschettehs, en partie avec des criminels libérés des prisons. De fameux brigands kurdes furent pris au service de l'armée. On laissa toute liberté à ces bandes de tomber sur les villages arméniens, de les piller, de tueries hommes, d'enlever les femmes et les jeunes filles. Sur les plaintes des victimes, les autorités ne réagirent qu'en apparence. L'oeuvre de dévastation commença, dans les vilayets orientaux de Van, Erzeroum et Bitlis, dès le début de la guerre, et fut continuée jusqu'à ces derniers temps. Elle fut parallèle à la déportation officielle, et compléta celle-ci par des attaques contre les caravanes cheminant à travers les vallées solitaires de l'Anatolie. Beaucoup de caravanes furent à moitié ou complètement anéanties par de telles bandes. Par l'enlèvement de jeunes filles, de femmes et d'enfants, qui furent enfermés dans les harems turcs ou dans les villages kurdes, des dizaines de milliers de chrétiens ont été livrés non seulement à la honte, mais aussi à une conversion forcée à l'Islam.
Lorsque s'accomplit la déportation générale, c'est-à-dire l'expulsion complète de la population arménienne de toutes les villes et villages arméniens, les familles arméniennes étaient en grande majorité déjà privées de la protection de leurs hommes. Là où ce n'était pas le cas, les hommes furent le plus souvent séparés des femmes au début de la déportation, emmenés à part et fusillés. Là où les hommes furent mis en route, avec les femmes et les enfants, ils en furent souvent séparés durant le transport, ou tombèrent dans des guet-apens organisés d'avance et furent fusillés en première ligne. La conséquence de ces mesures fut que, lorsque les masses de déportés arrivèrent à leur destination, elles étaient réduites de plus de la moitié. Les caravanes qui partaient du Nord n'étaient guère composées, quand elles parvenaient dans le Midi, que d'enfants au-dessous de 10 ans et de vieilles femmes, d'infirmes et de vieillards. Les hommes et les jeunes gens avaient été tués, les jeunes filles, les jeunes femmes et d'innombrables enfants avaient été enlevés. Le reste est un peuple de mendiants, sans secours, livré à la misère et qui périt de faim et de maladies dans les déserts de la Mésopotamie et dans des régions marécageuses.
C'est depuis le 21 avril, où eut lieu l'arrestation des notables, que la déportation générale fut préparée. La mise à exécution de la déportation en grand commença vers le milieu de mai, Les premières déportations eurent lieu dans le vilayet d'Erzeroum, dans les districts de Baïbourt, Terdjan, et Khinis. Différentes raisons semblent avoir causé quelque retard dans certains vilayets. Quelques valis et mutessarifs se raidissaient contre l'ordre. La population turque, elle-même, éleva çà et là quelques protestations. Comme le gouvernement central était décidé à mettre à exécution l'ordre de déportation, les fonctionnaires récalcitrants, fussent-ils valis, mutessarifs ou caïmacams, furent rappelés et remplacés par des instruments plus dociles, le plus souvent par des membres des comités jeunes-turcs. A la fin de juin et au commencement de Juillet, la déportation en masse commence dans les vilayets de Sivas, Trébizonde et Kharpout. Le vali d'Erzeroum qui, comme celui d'Alep, désapprouvait la déportation, refusa, après les premiers départs qui eurent pour conséquence l'extermination des déportés, de procéder à de nouvelles mesures et demanda protection pour les exilés. Il dut enfin se plier lui-même aux exigences de Constantinople. Dans le vilayet de Bitlis, il semble qu'on n'ait procédé à des déportations que dans les premiers temps. Plus tard la population arménienne qui ne s'enfuit pas sur les montagnes fut exterminée sur place par des massacres. Même ceux qui s'étaient enfuis sur les montagnes furent poursuivis et tués, à l'exception de quelques-uns qui se réfugièrent sur le territoire russe. Les mêmes faits semblent être arrivés dans le vilayet de Diarbékir, Les rapports sur chaque vilayet en particulier donneront une image plus claire des événements.