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De toutes les variétés de la femme dans la diversité des espèces humaines, l'Américaine du Nord, avant 1914, était la plus mal connue des Français.
Ceux d' entrenous qui n'avaient pas traversé l'Atlantique ou ne s'étaient pas rencontrés à Paris avec ces familles d'outre-mer qu'une fortune très modeste n'empêche pas, tous les six ou sept ans, de faire le voyage d'Europe et d'y vivre, pendant dix à douze mois, de la vie des petits bourgeois instruits et cultivés de nos pays, se la représentaient uniquement sous l'aspect d'une femme de milliardaire ou de multimillionnaire, éblouissante, évaporée et frivole, ou d'une riche héritière mariée, par amour pour le titre au moins autant que pour l'homme, au porteur de quelque vieux nom historique.
Derrière ces grands premiers rôles, dont la chronique scandaleuse, souvent, soulignait la mentalité un peu trop primitive, la femme d'intelligence et de coeur, de volonté ferme, d'âme droite et de goûts très relevés, mais d'allures très simples, dont le type n'est pas moins répandu aux états-Unis que chez nous dans les classes moyennes, s'effaçait et disparaissait à tel point qu'on n'en soupçonnait même pas l'existence.
Pour nous la révéler, il a fallu les émois, les bouleversements et les tragiques horreurs de la guerre. Innombrables ont été les secours féminins qui, sous les formes les plus touchantes, nous sont venus, depuis trois ans, d'Amérique. Nos ambulances et nos cantines du front regorgent d'infirmières ou d'employées bénévoles qui, sans savoir un mot de notre langue, ont traversé l'Atlantique pour venir, avec des délicatesses infinies, se pencher sur le visage meurtri de la France, C 'est encore une Américaine qui a fondé, à Neuilly, la première maison de rééducation pour les aveugles de la guerre. Toutes nos oeuvres d'assistance ont reçu, depuis trois ans, non seulement des dons en argent ou en nature provenant de femmes des catégories sociales les plus humbles, mais les enfants ont été associés par leurs mères à l'oeuvre de charité dont celles-ci avaient pris l'initiative. Ils ont cassé, en faveur de nos blessés ou de nos combattants, de nos infirmes ou de nos réfugiés, leurs modestes tirelires, et leurs économies nous sont arrivées, accompagnées de lettres touchantes où se reflétait ingénument l'âme des mères.
A l'oeuvre de charité, l'oeuvre de propagande s'est jointe. Les campagnes de conférences ou de presse entreprises aux Etats- Unis par des femmes pour secouer la torpeur de leurs concitoyens, ouvrir leurs yeux à l'infamie allemande, intéresser leur raison et leur coeur à la défense du droit, de la justice et de la liberté, ne se comptent pas. Nos journaux en ont à peine rendu compte. C'est à elles pourtant que l'on doit le revirement soudain qui s'est fait cette année dans la politique extérieure de la grande République. Plus que les protestations isolées ou les manifestations éloquentes de quelques hommes notoires, elles ont contribué à éclairer le jugement des âmes droites et à former, d'un bout à l'autre de ce vaste continent, si divers et peuplé de l'alluvion de tant de races, une opinion publique unanime en tout ce qui nous concerne. Toutes les résistances pacifistes ou pro-germaniques ont été du coup balayées, et cette unanimité dans la réprobation a permis au président Wilson, enfin sûr d'avoir pour lui la nation, de suivre l'élan de sa conscience et de déchaîner, sans hésiter, la guerre. Aussi saluons-nous aujourd'hui avec une profonde gratitude la femme américaine. Nous l'avons vue à l'oeuvre et nous la connaissons. Les qualités toutes viriles d'énergie, de sang-froid et de ténacité qu'elle a mises au service d'un idéal d'une incomparable noblesse nous pénètrent pour elle d'un respect mêlé d'admiration, et nous nous inclinons émus devant elle.
La physionomie de l'auteur de ce livre, Mme Helen Davenport Gibbons, est faite des mêmes traits. Originaire de Philadelphie, elle tient de ses ascendants, dont les uns vinrent d'Ecosse et les autres d'Irlande, un mélange d'idéalisme et de sens pratique, une bonté toujours en éveil et une intelligence toujours vive et sensible, toujours apte à saisir, avec une clairvoyance qui ne se refuse pas la malice, les caractères essentiels des êtres et le côté pittoresque des choses. Avant tout, elle a l'instinct du devoir, et ce devoir, dès qu'elle le connaît, elle y court et en remplit toutes les obligations avec cette activité joyeuse et cet oubli de soi-même qui sont le signe des natures fermes et hautes. élevée dans l'opulence et dans le luxe, elle se fiance, à vingt ans, après de brillantes études à Bryn Mawr , l'Université féminine la plus célèbre des Etats-Unis, à un jeune étudiant, Herbert Adams Gibbons, devenu depuis l'un des plus brillants journalistes-écrivains de son pays, mais qui n'a pour toute fortune, à ce moment, que ses espérances d'avenir.
Elle sait qu'une fois mariée elle n'aura rien à attendre de personne, pas plus de sa famille que de celle de son mari, mais elle sera sa femme, et cela suffit. Le jour de ses noces, elle reçoit, pour tout présent, de sa mère une malle qui contient son trousseau et un billet de 20 dollars. Elle le joint à la bourse de voyage accordée par l'Université de Princeton au maître de ses destinées pour aller chercher en Europe les éléments d'une thèse historique, et les voilà en route pour Paris, où leur lune de miel n'est troublée que par une proposition très tentante pour un jeune ménage épris d'un vif désir de voyager sans frais et de courir le monde en faisant provision d'expérience.
Il s'agit pour Herbert Gibbons d'aller occuper, dans un des deux cents collèges fondés depuis un siècle en Asie Mineure par l'église congréganiste américaine, American Congregational Church, un poste de professeur. Les émoluments sont modestes - une centaine de dollars par mois - et le travail est énorme. Il s'agit d'enseigner un peu de tout, histoire ancienne et moderne, littérature, langues grecque et latine. C'est tout un m onde à porter. Mais le logement est assuré dans les bâtiments du collège, et le voyage, aller et retour, sera payé, même si le professeur ne consent à rester qu'une année.
La tentation produit d'autant mieux son effet que la jeune femme voit dans les pénibles fonctions dont son mari est tout prêt à se charger une occasion pour elle de montrer qu'elle est capable aussi de quelque chose. En assumant une partie de sa tâche, elle lui laissera toute liberté de se livrer à un travail personnel; elle aura l'orgueil, en même temps, de contribuer au revenu commun du ménage. Elle saura également se rendre utile dans cette maison de missionnaires où l'on ne fournit pas seulement à la nation arménienne opprimée le moyen de se libérer par la science et par l'éducation, mais où l'on accueille, avec une générosité que rien ne lasse, les malades et les indigents, et qui est, non moins qu'un collège, un dispensaire et un lieu de refuge.
Le télégramme d'acceptation envoyé, les deux époux s'équipent et se munissent de tout ce qui leur sera nécessaire, livres el vêtements, trousse de chirurgie élémentaire et pharmacie portative, et l'on part. On arrive à Tarsous , on s'y installe, et la jeune femme y note au jour le jour ce qu'elle voit. La plus clair de ses impressions, elle l'envoie, sous forme de lettres, à sa mère, et ces lettres ont formé la matière de ce volume. Elle ne les eût jamais publiées si les massacres dont elle avait été le témoin ne se fussent, dès 1914, reproduits, dépassant en violence, en ampleur et en horreur tragique ceux de 1909. Et c'est par là que ce livre est tout d'actualité. De toutes les âmes américaines il a fait jaillir vers le ciel un long cri d'indignation et d e pitié. Nul doute que les lecteurs français ne l'accueillent avec des sentiments identiques.
Mais je ne serais pas complet si je n'ajoutais encore quelque chose. Au portrait que j'ai tracé de l'auteur, je m'en voudrais de ne pas ajouter quelques traits qui le feront mieux connaître.
De Tarsous , où elle a vécu les heures angoissées que vont vous décrire ses lettres, Mme Gibbons est revenue avec son mari à Paris. Elle y a passé deux ans, puis le jeune ménage est retourné en Turquie où les missions américaines le rappellent. Mais cette fois, c'est à Constantinople, dans le grand collège américain, que les deux époux vont reprendre, comme à Tarsous , leurs fonctions conjuguées de professeur el de professeur adjoint.
Une fille leur était née en Asie, au temps des massacres, un fils viendra égayer à Constantinople leur séjour et les distraire des nouvelles émotions qu'ils y auront trouvées. L'Italie est on guerre avec la Turquie. On connaît dans la capitale la disette, et le choléra y fait son apparition. Des incendies furieux la dévastent. Puis c'est la guerre balkanique qui commence, et le désarroi qui s'accroît. En quelques semaines, Andrinople est tombée, et les canons chrétiens vomissent leur mitraille sur les retranchements qui, à quelques kilomètres de Stamboul , la protègent. Réfugiés et soldats blessés pénètrent par milliers, par dizaines de milliers, dans la ville, et la petite vérole les suit. Le choléra redouble ses ravages. Le mari envoie femme et enfants se refaire à Paris, tandis qu'il assistera, en qualité de journaliste, aux péripéties de la guerre.
Après l'arrivée à Paris, la famille s'augmente encore d'une fille. La guerre balkanique terminée, les époux se rejoignent à Paris. La famille va se rétablir de l'autre côté de l'Océan. La déclaration de guerre trouve le couple de retour en France depuis peu. Installés en Bretagne, dans un petit village, ils y assistent navrés à la mobilisation. Dès qu'un train consent à le recevoir, le mari regagne son poste d'observateur à Paris, où il assiste, attentif et curieux, au redressement de l'âme française, où il note, en témoin ému, le recueillement et la détermination silencieuse d'une race qui ne veut pas se laisser vaincre. La famille, après la bataille de la Marne, est de nouveau réunie à Paris, et un nouvel enfant va lui naître. La jeune mère, tout en préparant sa layette, songe à l'innombrable quantité de pauvres femmes que la guerre a privées pour toujours, ou momentanément, de leurs maris, et qui attendent, elles aussi, un enfant. Avec la rapidité de décision qui la caractérise, elle entreprend aussitôt de leur venir en aide, et elle s'informe dans son quartier de toutes les affligées qui peuvent avoir besoin d'un secours matériel et moral. Elle va les voir chez elles, leur prodigue les bonnes paroles, réussit à égayer d'un sourire leurs larmes, et s'installe, rue Campagne-Première , dans un atelier d'artiste où elle les réunit, les console et leur distribue les layettes qu'elle a confectionnées. Elle prend un soin particulier des filles-mères , se fait donner l'adresse du père de l'enfant, lui écrit pour lui annoncer la nouvelle, éveiller en lui, s'il se peut, la fibre paternelle, et, à la première permission, le fait venir. Elle lui met l'enfant dans les bras, bien lavé et bien pouponné, lui apprend à le tenir, à le dorloter, à le bercer, et rayonne quand elle a pu le décider au mariage.
Entre temps, une troisième fille lui est venue, qu'elle appelle, d'un nom symbolique, Hope, c'est-à-dire Espérance. Et l'oeuvre a pris de plus en plus d'extension. L'argent lui est venu d'Amérique, et le propriétaire d'un des plus grands magasins de nouveautés qui existent, M. Wanamaker , lui envoie gratuitement la matière première. Ses protégées, qui trouvent ainsi un emploi suffisamment rémunérateur, taillent et cousent, et c'est ainsi que trois mille mères ont été réconfortées, soutenues, ramenées à la vie, à la joie, depuis les trois ans que dure la lutte, par cette femme de coeur.
- En temps de guerre, me disait-elle récemment, il faut sauver la race. J'ai fait ce que j'ai pu dans mon quartier de Montparnasse, et je suis sûre que d'autres femmes, dans d'autres quartiers, en ont fait autant. C'est tout simple, et ça ne vaut pas la peine d'en parler.
Je ne suis pas de cet avis.
Fr. Thiébault-Sisson.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus