Première Partie
Chère maman,
Le premier anniversaire de ma naissance depuis mon mariage ! Je viens d'avoir vingt-six ans. Et il y a vingt-six semaines depuis le grand jour. J'ai compté les différents endroits où nous nous sommes arrêtés dans notre voyage de New-York à Tarsous . C'est justement notre vingt-sixième demeure depuis vingt-six semaines. Quelle coïncidence ! Vous souriez certainement en songeant que ce sont là remarques de jeunes mariés en pleine lune de miel.
Comme je voudrais que vous puissiez vous asseoir près de moi devant le grand feu de bois qui flambe dans notre chambre ! Une solide cheminée de pierre où nous brûlons d'énormes bûches. Quand souffle un certain vent, la cheminée renvoie des bouffées d'acre fumée qui m'étouffent presque. Heureusement pour nous que cela est rare. Herbert insiste pour me convaincre que la fumée d'un feu de bois est excellente pour les yeux. Les siens cependant lui piquent et il les ferme presque. Mais je devine à travers les cils un clignement malicieux : il me taquine.
Je m'habitue à veiller à ce que tout soit bien en ordre chez nous. Le matin, je fais le ménage : je jette soigneusement les copeaux épars dans la caisse abois, je fais reluire la glace et les verres, j'époussette tous les coins. Je n'ai pas à penser à la cuisine : nous prenons tous nos repas dans la salle à manger du collège.
Chacun des trois jeunes ménages qui habitent cette maison a ce que mère Christie appelle un house boy, c'est-à-dire un élève pauvre qui gagne le prix de sa pension. Le nôtre est un jeune Grec de seize ans dont nous payons l'écolage. Il nous donne deux heures de travail par jour. Socrate allume notre feu, selle nos chevaux, nous porte de l'eau et va au marché nous acheter des oranges (j'en mange un nombre incalculable). Pour nos bains on fait du feu sous un chaudron énorme comme celui où grand'- mère faisait cuire des pommes. Si nous voulons un bain le soir, Socrate allume le feu à l'heure du dîner et nous porte l'eau pendant la petite récréation qu'il a entre les deux études du soir. Il veille à ce que ma bouteille d'alcool à brûler soit toujours pleine (du pur alcool de raisin que f ont les paysans) : j'en prends une oque1 chaque fois. J'ai doux grands paniers : l'un pour les grosses oranges de Jaffa, l'autre pour les mandarines.
Quand nous allons faire des emplettes, Socrate nous sert de drogman. Il traduit fort bien. C'est un garçon bien utile. Quelquefois nous l'aidons à faire ses devoirs. Lorsqu'il eut fait notre chambre le premier samedi, il me dit, en me montrant les différentes pièces du nécessaire de toilette en argent :
- Voulez-vous arranger ces drôles de jolies petites choses exactement comme vous voulez qu'elles soient.
Quand ce fut fait, il passa un bon moment en contemplation, marchant doucement autour de la table. Il grava dans sa mémoire mon arrangement et ne s'est pas trompé une seule fois depuis. Quand nous allons faire une promenade à cheval le samedi matin, c'est un plaisir pour nous de songer qu'à notre retour nous trouverons tout en ordre et magnifiquement nettoyé, prêt pour le dimanche.
Dans notre chambre, à la tête de notre lit, un beau kilim rouge et bleu couvre tout le mur, entre les deux fenêtres. Sur le plancher, des tapis bleus, d'un bleu qui peut faire croire à Herbert que mes yeux ne sont pas verts. Dans l'épaisseur du mur, deux belles armoires de cèdre et, entre elles, plusieurs rangs de tiroirs formant commode. Près de la porte qui fait communiquer notre chambre avec le cabinet de travail, une table sur laquelle s'étale mon nécessaire de pansement.
Socrate m'a confié qu'il veut être médecin. Il vient d'un pauvre village grec, au coeur d'une mine d'argent, dans le Taurus. Son père et sa mère moururent dans une épidémie. Enfant, il avait cependant bien compris que ses parents ne seraient peut-être pas morts s'il y avait eu seulement un docteur dans le village. Et c'est pour cela qu'il veut être médecin, pour que les autres petits garçons ne soient pas orphelins.
Le Dr Christie a dit un matin aux élèves, dans la chapelle, que s'ils se blessaient ils pouvaient venir me trouver pour se faire panser. Herbert me plaisante pour les kilomètres de bandes de pansement que je garde dans ma boîte de laque. J'ai aussi une belle boîte de pharmacie. Les remèdes que je ne connais pas, je les mets à part sur une étagère, pour les prêter au besoin au docteur. Ceux que je connais sont rangés bien en ordre par Socrate. J'ai acheté deux petites cuvettes en émail blanc dont je me sers quand j'ai à faire un pansement. Depuis six semaines je soigne un de mes élèves pour une vilaine plaie à la jambe. Un cas d'empoisonnement dû au coton. Le mal s'attrape par le simple contact de la plante au moment de la cueillette. Je n'en avais jamais entendu parler auparavant. Je lave la plaie au camphénol et je fais, deux fois par jour, un pansement humide. Mes efforts ont été récompensés par l'apparition au bout d'une semaine d'un beau bracelet de chair saine et fraîche autour de la plaie qui a dès lors constamment diminué et s'est depuis peu recouverte de peau. Je suis fière du résultat, car l'élève pouvait à peine marcher.
Dimanche dernier, Mélanchton , un gamin de quatorze ans, s'est presque amputé un doigt avec un coupe-pain . J'ai redressé le doigt en appliquant des bandelettes gommées autour de la coupure jusqu'à ce que le docteur fût revenu d'un village éloigné où il était allé. Grâce au ciel, Mélanchton peut encore remuer l'articulation de son doigt. Lorsque Socrate le ramena au dortoir après que j'eus pansé son doigt le premier jour, le petit garçon lui demanda s'il pourrait revoir la dame encore. Socrate lui expliqua que la dame avait dit qu'il devait revenir le lendemain se faire panser de nouveau. Mélanchton fut heureux. Il voulait voir encore la belle chambre. Il se demandait si le sultan Abdul Hamid en avait une aussi belle dans son palais de Yildiz .
Eflaton (Platon, en arménien), un petit myope de ma classe de novices, travaillait avec quelques autres gamins à la construction d'un petit bout de mur que l'on commence à élever au coin de la cour. Peut-être aura-t-on un jour assez d'argent pour faire un beau mur tout autour du collège. Pour le moment, il avance imperceptiblement , à mesure que des dons arrivent pour cet objet. Il n'en vient guère, hélas! Il y a tout juste un petit coin de fini. Les enfants entassaient des pierres et Eflaton fut assez malheureux pour avoir deux doigts de la main droite presque écrasés. Le docteur était encore en tournée et je fis de mon mieux. Aujourd'hui, comme je finissais de le panser, il me regarda fixement de ses grands yeux rêveurs et dit gravement : « Mistress Gibbons, vous êtes un ange ! » Je protestai que je n'étais pas un ange. « Vous êtes mieux qu'un ange alors, dit-il, vous êtes la mère des anges ! » Orientaux à la langue de miel, vous dépassez les Irlandais !
La grande excursion à Namroun , projetée par Henri Imer et Herbert, n'a pas encore pu avoir lieu. Ils pensaient partir vers la fin de la dernière semaine d'octobre pour revenir le mardi suivant. Les femmes devaient prendre leurs classes. Nous voulions qu'Henri pût prendre pour nous, avant le mauvais temps, un tas de photographies de l'Acropole et du château. Tout était prêt. Mais les nouvelles politiques vinrent tout arrêter.
L'action de la Bulgarie et de l'Autriche2 vient de soulever une certaine agitation dans toute la Turquie, surtout dans nos régions où il y a tant d'Arméniens. Un mouvement réactionnaire est à craindre. Les Arméniens ont peur que les musulmans ne mettent en doute leur loyalisme.
Le mois de jeûne du Ramazan avait fini, cette année, le 25 octobre et, le lundi suivant, commença la fête du Grand Baïram. Les musulmans du bas peuple s'enivrent en général consciencieusement dans les villes, ce jour-là. Les turcophiles d'Occident pensent et écrivent que les mahométans sont les premiers abstinents. Beaucoup peut-être le sont, mais certainement pas deux des villes turques qui boivent des quantités de raki, la plus forte eau-de-feu que l'homme ait inventée. Les Arméniens craignent un massacre pendant le Baïram. La Constitution a supprimé l'interdiction de posséder des armes à feu. Nous avons entendu dire que les Arméniens en ont acheté de grandes quantités. Nous pensons pourtant qu'il n'y aura pas de troubles. Mais sait-on jamais dans ce pays? Henri et Herbert ont bien fait de ne pas partir.
Je vais bientôt me coucher. Nous nous levons à 6 heures. Du moins, je suppose que c'est à 6 heures, car l'heure turque en usage ici me donne positivement le vertige. On dit : tant d'heures depuis le lever du soleil et tant d'heures depuis le coucher du soleil. Aussi l'instant précis fixé pour faire une chose donnée est déterminé à peu près comme dans la pancarte qui vous indique l'heure du bain au bord de la mer : l'heure pour toute chose varie chaque jour, avec le soleil. Le soir où nous arrivâmes à Tarsous , après avoir campé plusieurs semaines dans le Taurus, nous entrâmes sous le porche du collège à 10 heures du soir : l'horloge d'une tour voisine sonnait 4 heures.
Qui, de l'Est ou de l'Ouest, a raison ? Peut-être que la manière de compter occidentale est trop précise et que l'heure de Greenwich est contraire à la nature. En tout cas, la mode orientale ferait ressembler l'horaire le plus réglé à un film cinématographique tourné par un écervelé. Peut-être faut-il, en vérité, que ces peuples d'Orient, qui rêvent la vie et nourrissent leurs âmes de la clarté des étoiles, règlent leurs jours sur la marche du soleil.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus