Sixième Partie
Chère maman,
« Que de choses que l'on n'apprend pas au collège ! ». Mais, en vérité, je vous le dis, je suis heureuse aujourd'hui qu'Anna Bess m'ait inscrite en 1906 dans le comité de la représentation théâtrale. Depuis que j'ai quitté Bryn Mawr , je me demandais toujours quelles allaient être, parmi les connaissances que j'avais acquises en classe, celles qui un jour me seraient vraiment de quelque utilité ! Eh bien ! pour la première fois, j'ai trouvé. Lorsque les élèves ont voulu monter une pièce de théâtre, j'ai pu leur montrer comment ou fait une scène et des décors avec des pièces de toile clouées à des poteaux plantés sur la plate-forme de la grande salle de classe. J'ai ébauché un fond d e scène au fusain et je l'ai peint. Un avantage de peindre des décors ici, c'est qu'ils sèchent un peu plus vite que dans la cave de notre dortoir.
J'ai fait les costumes pendant les répétitions Incroyables, ces répétitions. La pièce était en turc, dont Jeanne et moi ne comprenons pas un mot. Je n'en étais pas moins supposée critiquer sévèrement le jeu des acteurs : n'avais-je pas mon Shakespeare dans sa gaine de cuir, là, sur le divan, pendant que je cousais? Jeanne, de l'autre côté, suivait la répétition dans une traduction française. Hamlet et Ophélie firent leur apparition connue je mettais de l'hermine sur le manteau du Roi. Les élèves ne voulaient pas entendre parler de coupures et entendaient donner toute la pièce, n'ayant pas peur de scènes qui faisaient reculer Irving et Ellen Terry . Ils ont de prodigieuses mémoires. Un jour, nous découvrîmes que l'un d'eux avait retenu mot pour mot toute la conférence de Herbert sur les progrès de la Papauté et l'avait ensuite récitée comme réponse à une question d'examen. Leur patience est sans limite. Rien ne parvient à le s ennuyer ni à les fatiguer.
Le grand soir, Jeanne et moi nous étions à notre poste dans les coulisses, avec toute la troupe dûment costumée, perruquée et fardée. Les robes furent cousues à môme sur les daines. D'ailleurs, les élèves s'imaginèrent tellement que « c'était arrivé », qu'une fois la pièce commencée, ils ne pensaient plus à leurs costumes. Mon tapis crétois tout rouge, fixé solidement sur les épaules de la mère de Hamlet, faisait une superbe traîne de cour. (Les acteurs s'étaient habitués à ne pas marcher dessus dès les premières répétitions. Une fois, Ophélie, en passant près de sa future belle-mère, marcha sur le tapis et... se trouva par terre sur le dur plancher delà classe.) Les couronnes et les perruques étaient solidement fixées. Ophélie, jeune et mince, put subir le martyre d'entrer dans mes souliers de bal en satin; je lui prêtai d'ailleurs aussi mes bas de soie, car ses bas tricotés eussent été trop épais pour la scène comme pour mes souliers. Un banc et deux boîtes de croquet firent un trône passable. Le régisseur fut légèrement perplexe en constatant que la chaire du Dr Christie était solidement vissée à la plateforme. Mais je découvris bientôt que le sommet de la chaire pouvait facilement s'enlever et je rassurai les élèves en leur expliquant que tous ceux qui, parmi le public, avaient déjà vu un vrai théâtre, ne manqueraient certainement pas de penser que la chaire du Dr Christie n'était autre chose que le trou du souffleur.
Le public était composé, outre les élèves et les professeurs, des parents des élèves qui habitaient Tarsous et des autorités locales musulmanes, le caïmakam1, le férik et le mufti.
Ces derniers furent enchantés d'avoir été invités et ils louèrent hautement notre école et son hospitalité. Ils applaudirent consciencieusement à la fin de chaque scène. La peau parcheminée du mufti se contractait pour exposer ses dents jaunes dans une grimace approbative, tandis que le caïmakam serrait les mains de l'asthmatique férik pacha en faisant tinter sur sa poitrine toutes ses décorations hamidiennes .
Nos efforts pour persuader les élèves de faire çà et là quelques coupures échouèrent. Ils insistèrent et donnèrent toute la pièce sans nous faire grâce d'un mot. Des bonbons et des verres d'eau circulaient parmi les spectateurs pour les tenir éveillés. L'atmosphère était étouffante et l'huile baissait dans les lampes. Entre le premier et le second acte l'orchestre de l'école exécuta son morceau favori, une marche entraînante qu'ils louèrent avec une vigueur et un enthousiasme tel s que je fus heureuse de constater que le vénérable mufti avait du coton dans les oreilles. Je me demandai si le plafond du dortoir au-dessus d e nous n'allait pas s'effondrer sur nos têtes, lorsque l'orchestre fit éclater son tonnerre de cors, de trombones, de tambours et de cymbales.
Mais dès que la pièce eut avancé un peu, les spectateurs n'eurent plus besoin de dragées ou de musique pour rester éveillés. Les choses commençaient à tourner mal pour l'époux de la mère de Hamlet. On s'arrêta de s'éventer. Les autorités parurent gênées. Ces hauts fonctionnaires, la tête enfoncée dans leurs épaules, semblaient avoir les yeux rivés sur la scène. Peu familiers avec notre grand William, ont-ils cru que nous avions inventé la pièce comme les costumes ? Horreur! Nous avions oublié ce qu'ils voient dans la scène la plus réaliste. Un avertissement arménien pour Abdul Hamid ? Les assassins maîtrisèrent le Roi qui luttait. Il gisait là, ses cheveux rouges gluants hors de sa couronne, les muscles du cou raidis pendant qu'il agonisait, la gorge coupée à l'aide d'un coupe-papier blanc. En m'endormant la nuit dernière, je voyais encore les trois dignitaires assis et fronçant le sourcil. Le mufti crispait ses mains pâles sur son siège. Désapprouvaient-ils sérieusement notre pièce parce qu'on y tuait un roi ? Je m'endormis en riant d'une histoire du Dr Christie, les autorités ne voulant lui permettre d'enseigner la physique, avant la Constitution, parce que le mot « révolution » y figurait !
Hier soir, Herbert et moi, nous sommes allés en voiture sur la route de Mersine . J'aime beaucoup faire cette promenade un peu tard ; on rentre en jouissant du coucher du soleil. Des chameaux venaient vers nous : une double file, de chaque côté de la route. Je dis à Herbert : « Comptons- les, prends un côté et moi l'autre. » Il y en avait plus de deux cents, tous chargés de bidons de pétrole. Ce soir encore, nous sommes allés en voiture. Maintenant, je ne dois même plus marcher. Je puis sortir en voiture, pas trop loin encore. Dans un quartier turc, entre des potagers qui bordent la route, des enfants - pour la première fois - nous ont lancé des pierres. Comme Charlemagne était excité et ruait d'avoir été touché plusieurs fois, Herbert n'osa pas sortir de la voiture et me laisser seule. Il n'y avait pas autre chose à faire qu'à marcher en « encaissant » ; j'ai été frappée à l'épaule gauche : une grosse pierre; cela me fait mal.
Je n'ai pu terminer ma lettre pour le courrier de mardi. Il nous a fallu penser à Pâques, aux examens, aux dix jours de vacances que les enfants vont passer chez eux.
Miss Talbot est venue pour rester près de moi. Qu'elle est bonne ! Figurez-vous une Anglaise de la plus haute société, à la voix douce, et qui est en même temps une infirmière expérimentée et mon infirmière, à moi, qui ne savais en vérité où trouver une aide. Il me semble qu'elle me tombe du ciel. Miss Talbot est une personne que ses moyens rendent tout à fait indépendante et qui a fait des études d'infirmière afin de pouvoir faire utilement le bien. Elle est venue ici en Turquie pour chercher du travail à ses propres frais. Elle a l'intention d'aller exercer dans un dispensaire de mission, mais elle pense que pour le moment je suis « le devoir le plus proche ». C'est heureux pour moi !
La réunion annuelle de la Mission américaine aura lieu demain à Adana. Le Dr Christie et Miner y vont naturellement et Ils ont persuadé Herbert d'y aller avec eux. Une occasion pour lui de se rencontrer avec les missionnaires de l'intérieur du pays et d'avoir une idée des problèmes et des questions de missions. Herbert désirait beaucoup faire connaissance avec certains missionnaires dont nous avons beaucoup entendu parler. Ils arrivent à Adana de Marash , d' Hadjin , d' Aïn tab et d'ailleurs. C'est cette année le jubilé, la cinquantième réunion annuelle. Tous les pasteurs protestants auront aussi leur réunion en même temps. Une importante question sera agitée : que faire des orphelinats établis après les massacres de 1894-1896 ? Les orphelins avaient maintenant grandi.
Je pressai Herbert d'y aller. Il n'y a que quarante milles et on peut facilement lui télégraphier en cas de nouvelles à lui donner. Miss Talbot pense que tout va bien, et sa présence auprès de moi le rassure. Il n'a, après tout, à être absent que pour une seule nuit. Au dernier moment, il hésita et je dus le pousser dehors avec les autres.
En nous disant adieu, Herbert se tenait un peu en dessous de moi dans la cour de l'école ; moi, j'étais quelques marches au-dessus de lui et je m'appuyais sur la rampe en lui parlant. J'enlevai son fez par plaisanterie : un fez de velours noir. Je ne souriais plus et je tournais distraitement ce fez entre mes doigts. On voit quelquefois au soleil l'ombre de l'Islam. Après tout, ne serait-il pas en plus complète sécurité avec un chapeau? Je le lui dis. Il se mit à rire d'une pareille idée, me plaisanta, mais rentra chercher son feutre gris.
Je dois corriger les compositions de ma classe de rhétorique. Pouvez-vous vous représenter votre fille en « Recueil de morceaux choisis », en maître de conférences ? Vous pensiez que trois conférences par semaine et deux leçons de rhétorique seraient suffisantes pour moi. Mais ces enfants sont altérés de science. J'attends un exemplaire du recueil dont nous nous servions en classe. Aussi ai-je tout simplement improvisé un recueil composé de réminiscences des morceaux que je sais par coeur. Cela m'occupa en moyenne deux heures par jour à taper sur ma Hammond . Les élèves absorbent mes stupides conférences comme la plaine de Cilicie les premières pluies d'automne. Je leur en ai donné une après Pâques : un vrai rébus ! Je continue les sujets quotidiens et les devoirs critiques. J'ai appris beaucoup par les élèves sur les légendes dans la littérature turque. Beaucoup aussi sur les moeurs et habitudes de mes amis les chameaux, et aussi enfin sur le véritable Abraham Lincoln. Me voyez-vous ressassant mon anglais de Bryn Mawr College pour l'adapter aux jeunes garçons de Tarsous ?
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus