Septième Partie
Mère,
Cet après-midi, j'ai envoyé Socrate à la gare dans le buggy (nous en avons un, un vrai, un américain). Herbert devait rentrer par le train de l'après-midi. Une heure plus tard, Socrate revint seul me disant que « des choses mauvaises » étaient arrivées à Adana. Le massacre commençait. Quatre Arméniennes avaient été tuées hier. Ce matin, on recommençait à tuer dans les vignobles autour de la ville. Pendant qu'il me donnait ces nouvelles arrivait heureusement un télégramme de Herbert disant : « Reviendrai demain. Aujourd'hui tout bien. » Le français de Herbert n'est certes pas brillant, mais la poste turque ne transmet avec soin que les télégrammes en turc ou en français.
Lorsque j'allai dans le salon de Mrs Christie à l'heure de thé, j'y trouvai plusieurs Arméniennes ; parmi elles, les mères de deux de nos maîtres. Une mère demandait pour son fils la permission de coucher au collège. Il vint bientôt, portant son précieux violon qu'il me demanda de cacher. Je le mis derrière notre tub. L'autre mère était en larmes. Son fils passait ses vacances à Adana chez sa fiancée. Cette pauvre femme avait certes le droit d'avoir peur. Elle avait déjà perdu deux enfants pendant le massacre de 1894-1896. Une petite fille avait été piétinée à mort par les soldats turcs. Quant à son fils, notre professeur d'arménien - celui qui se trouvait à Adana - il avait été sauvé avec la plus grande difficulté : on l'avait caché pendant plusieurs jours dans le recoin sombre d'un moulin.
L'excitation a augmenté cet après-midi. Des patrouilles parcourent les rues. On nous dit que c'est en vue de calmer la population. L'inquiétude est évidente cependant. J'ai dit à Socrate de ne pas raconter ce qu'il a vu et entendu. La panique est une chose contagieuse. Mais il remua la tête, disant : « Ce sera terrible, terrible. » Je regrette que ce soit justement les vacances de Pâques. Tant de nos élèves sont dans leurs villages. Ils seraient plus en sécurité ici. Le Dr Christie, Miner et Herbert ne seraient pas à Adana. Oui, si cela devait arriver, il eût mieux valu que ce fût pendant que le collège fonctionnait, que nous étions réunis tous ensemble, nos esprits occupés par la routine quotidienne. Quand on a beaucoup à faire, on est calme, quoi qu'il arrive autour de vous.
Chère mère,
Je n'ai pas eu peur la nuit dernière. J'ai dormi toute la nuit. Le matin, il y avait une véritable foule d'Arméniens dans le réfectoire de l'école. Ils nous demandent protection, abri et nourriture. Ils sont, avec raison, terrorisés. Aimeriez-vous vivre dans un pays où votre Gouvernement, non seulement ne vous protège pas, mais encourage périodiquement vos voisins à vous piller et à vous tuer avec l'aide de l'armée?
Socrate demanda la permission de retourner à la gare pour voir si Herbert n'était pas arrivé par le train du matin. Il partit au trot, me laissant en train de coudre. Il revint très excité. Tout n'était que confusion à la gare. Des gens sautaient du train, criant comme des fous que tout Adana était en feu. Aussitôt une foule se rassembla et quelques-uns de ces hommes s'emparèrent du buggy et partirent, laissant le pauvre Socrate rentrer comme il pourrait. Henri Imer qui était sorti à cheval avait eu, lui aussi, des aventures. Son cheval avait été frappé par un Turc, mais il avait réussi à s'éloigner. Il se rendit directement à la caserne où il trouva le buggy Il fit donner à Socrate la permission de le ramener à la maison.
Second télégramme de Herbert : « Tout bien. Retournerai Tarsous aussitôt que possible, peut- être pas avant demain. »
Cet après-midi, le train n'est pas arrivé. Avant la nuit, les élèves de la grande classe qui passaient leurs vacances au collège vinrent me dire qu'ils monteraient la garde autour de moi. Ils dormiront cette nuit sur mon balcon qui donne sur les terrains de l'école. Ils ont donné leurs lits, leurs matelas, leurs couvertures aux femmes arméniennes réfugiées, pour leurs petits enfants. Nous sommes en avril et il fait encore froid la nuit. Aussi leur ai-je donné tous mes tapis turcs, toutes mes tentures, tous mes trésors. Tant pis s'il y en a de perdus dans la confusion.
Socrate me dit qu'il n'y a guère d'huile dans ma lampe. Je ne puis rester sans lumière. Je puis en avoir besoin la nuit. Ce peut être une question vitale pour moi d'avoir de la lumière. Impossible d'envoyer les enfants chercher des bougies ou du pétrole au collège : on leur enlèverait certainement tout dans la foule. Notre demeure est comble et il y a un grand nombre de réfugiés que nous ne connaissons pas du tout. Il faut que j'y aille moi-même avec eux. Je prendrai Kévork , Samsoun et Socrate. Et Herbert loin de moi en un pareil moment! Ces enfants sont splendides! Ils sont attentifs, dévoués, courageux, délicats. Je ne pourrais être en de meilleures mains. Ce qu'il y a de meilleur dans les âmes surgit dans les moments de crise. Si je sors vivante d'ici, je ne cesserai de m'élever contre ces voyageurs prétentieux et superficiels qui, bien à l'abri, eux et les leurs, ne craignent pas d'insinuer des calomnies contre les Arméniens, et vont jusqu'à dire qu'ils méritent d'être massacrés ou qu'ils provoquent eux-mêmes les massacres. Voici tout ce que je puis dire : "Que Dieu leur pardonne leurs jugements, car ils ne savent pas ce qu'ils disent." Mes Arméniens, et Socrate qui est Grec, sont aussi bien élevés, aussi nobles, aussi généreux que n'importe quels enfants anglo- saxons de la meilleure race et d e la meilleure éducation.
Me voici de retour enfin, avec du pétrole et des bougies. Maintenant, je suis prête pour la nuit.
Dans la grande salle du collège, des réfugiés s'étaient rassemblés autour du pasteur de l'église protestante. Une réunion de prières improvisée. Ils chantaient des cantiques. Ce fut pour moi un réconfort d'entrer un instant et de m'asseoir au milieu de mes compagnons de souffrance. Il y a seulement huit mois, lorsque nous arrivâmes en Cilicie et que nous nous rendîmes à l'église là- bas, bien haut dans le Taurus, je me rappelle combien ces gens m'avaient semblé étranges et bizarres. Ils semblaient appartenir à un autre monde que le mien. étrangère, il m'était difficile de comprendre certains traits de leur caractère. Mon premier jugement fut hâtif, - hâtif par ignorance. Leur crainte continuelle de « ce qui pouvait arriver à tout moment » m'impatientait. Je n'avais aucune idée de « ce qui pouvait arriver » : voilà pourquoi. Pendant le chant, je regardai le plafond. La lumière y frappait vivement une trappe dont le Dr Christie m'avait dit autrefois : « Elle nous sert en temps de massacres. » Je m'étais mise à rire. Nous avions la Constitution maintenant. C'étaient là choses du passé ! C'est peut-être un bienfait, après tout, que la jeunesse et l'inexpérience refusent de croire que certaines choses - des choses horribles - qui sont arrivées à d'autres, puissent aussi fondre sur vous et surgir dans votre vie.
Nous chantâmes doucement (car il ne fallait pas être entendus du dehors) : « Lumière divine, guide-nous. » Ce cantique ne m'avait jamais dit grand'chose , car jusqu'à maintenant où aurais-je vu en vérité le « cercle de ténèbres » ? Maintenant, je comprends. Je demande la lumière parce que j'en ai besoin.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus