Ces aveux ont été soutirés en partie au cours de deux types majeurs d’enquêtes préliminaires menées pendant l’Armistice par le parlement ottoman d’une part, et par les services dépendant des cours martiales d’autre part.
L’ex-Ministre de la Justice, Ibrahim, a admis à plusieurs reprises au cours de son témoignage des abus concernant l'application de la loi de déportation, lorsqu’il répondait aux questions sur les « tueries et massacres de déportés ». Plus important, l’ex-Grand Vizir Saïd Halim Paşa a mis en évidence la conversion des ordres de déportation en mandats de « tuer » dont l'une des victimes fut « l’innocent député arménien Zohrab » qui avait vu son immunité parlementaire violée. Saïd Halim attribuait « le massacre arménien » à l'obstination du chef de l’Ittihad Talat qui bloquait les efforts de Saïd Halim pour enquêter sur l’affaire.
L’aveu le plus remarquable, mais indirect, fait dans le cadre des poursuites de la Cour martiale, concerne un document cité dans l'acte d'accusation principal. On y cite le directeur de l’Organisation Spéciale et ex-Ministre, le Dr. Nâzım, qui déclare que les mesures anti-arméniennes avaient été conçues après des délibérations prolongées et approfondies, et qu’elles avaient pour objectif de résoudre radicalement la Question Orientale (arménienne). Dans une lettre officielle de protestation en provenance de Malte où il était détenu pour son procès, un autre Ministre et Député de Talat au Ministère de l’Intérieur, Ali Münif, a admis que « le massacre des Arméniens » avait été commis, mais rejeté toute responsabilité personnelle dans cette affaire. Un autre Ministre encore (des Travaux Publics), le général Çürüksülu Mahmud Paşa, qui avait démissionné en signe protestation contre l’entrée en guerre préventive de la Turquie, a décrié, dans un journal turc publié en 1918, la sauvagerie avec laquelle les Arméniens avaient été détruits, y compris par la méthode de fourrer les bébés dans de grandes corbeilles et de les noyer dans la mer Noire.
Cinq des ministres en exercice pendant la période de l’Armistice se distinguent par leur reconnaissance explicite du crime de génocide envers les Arméniens; il faut souligner que trois d’entre eux étaient membre du parti d'opposition Itilâf et étaient de véhéments opposants de l’Ittihad. Ali Kemal, Ministre de l’Education et par la suite Ministre de l’Intérieur, était le plus ardent et intrépide ce groupe, réclamant sans relâche que les Ittihadistes coupables soient poursuivis et punis par les tribunaux. Profitant de son poste de directeur de la rédaction des quotidiens turcs Sabah, Payam, et plus tard Peyam-Sabah, il incriminait non seulement les chefs de l’Ittihad, mais aussi la Chambre des députés Ottomane, et des « milliers et milliers » de gens ordinaires qui avaient participé aux atrocités.
Un autre Ministre de l’Intérieur, Cemal, choqua ses compatriotes turcs lorsqu'il les informa que le nombre d’Arméniens « effectivement tués » au cours des déportations s’élevait à 800 000, tout en insistant sur le fait qu'en « demandant des comptes aux coupables, le gouvernement entend purifier un passé sanglant ». À la tête de ces trois ministres, le Grand Vizir Damad Ferid Paşa a qualifié le génocide arménien de « crime qui a dégoûté l’humanité toute entière ».
Les deux autres ministres, bien qu’initialement sympathisants de l’Ittihad, ou approuvant ses buts déclarés, finirent par s’en écarter, consternés. Hüseyin Kâzım (Kadri), qui fut deux fois gouverneur de Salonique et un ardent ex-ittihadiste, avait le portefeuille de Ministre du Commerce et de l’Agriculture en 1920. Il avait personnellement constaté en Syrie que l’objectif de son gouvernement était « d’exterminer systématiquement » les Arméniens. Dans un livre publié en 1919, H. Kâzım attribua toutes les tribulations passées associées à la « question arménienne » à « notre ignorance, et à l’incompétence et la tyrannie gouvernementales ». Quant à Mustafa Arif, l’autre Ministre de l’Intérieur (1918-1919), il fulmina ses critiques et sa condamnation très explicitement contre son gouvernement actif durant la guerre, appelant les membres du Comité central de l’Ittihad « des brigands assoiffés de sang » ayant réussi à « exterminer » les Arméniens.
Finalement, on peut faire référence aux membres du Triumvirat ittihadiste qui lança la révolution des Jeunes Turcs en renversant le régime d’Abdul Hamid qui avait dirigé le pays de 1876 à 1908, avec pour seul résultat sa décomposition au terme de dix années de gestion incompétente, despotique et corrompue durant la guerre. Lors d’une réunion hâtivement convoquée entre le seigneur de la guerre Enver et Abdul Medjid, alors deuxième dans l'ordre de succession au Sultan sur le trône ottoman, Enver, à la veille de déclencher génocide arménien au printemps 1915, confia à Medjid que l’extermination par déportations et massacres était entièrement décidée et planifiée, et que rien ne pourrait empêcher leur mise en œuvre. Au cours d’une tournée d’inspection à Damas en 1916, le même Enver se vanta dans un discours public d’avoir liquidé les Arméniens « par l’épée ». Cemal Paşa, pour sa part, reconnut que la destruction des Arméniens s'intégrait dans le programme de déportation, affirmant cependant qu’il n’y avait joué aucun rôle et n'avait pas été consulté. Sa « répugnance » contre le type de massacres perpétrés envers les Arméniens est toutefois tempérée par son recours à l’argument turc standard selon lequel les Arméniens étaient aussi coupables, et qu’un million et demi de pertes de Turcs pendant la guerre excédait aisément ce qu’il considérait comme les possibles 600 000 victimes arméniennes.
Les révélations de l’ultra-ittihadiste Talat, qui était aussi chef du parti, Ministre de l’Intérieur, et finalement Grand Vizir, sont peut-être les plus frappantes et celles qui font le plus autorité. Il a admis devant trois ambassadeurs en poste en Turquie pendant la guerre, un Américain et deux Allemands, que la liquidation des Arméniens était pratiquement terminée, et qu’il n’y avait aucun intérêt à poser des questions ou à discuter quoi que ce soit à ce sujet. Dans ses mémoires, il reconnaît les détails « réellement tragiques » des déportations arméniennes, blâmant « les fonctionnaires de province et les gens ordinaires [pour] cette folie ». Dans un échange de correspondance de guerre avec Halide Edib, la célèbre écrivaine féministe et nationaliste turque, Edib décrit Talat comme celui qui avait insisté sur son « idéalisme » [nationaliste] lorsqu’il discutait de « l’extermination des Arméniens ».
Le plus important d’entre eux est Vehib Paşa, un chef militaire ittihadiste qui commandait en 1916 la troisième armée et en 1918 le groupe oriental de l’armée ; il était par conséquent intimement familier du sort de la population arménienne dans les provinces soumises à son commandement et dans sa zone opérationnelle. Lors d’une dénonciation cinglante de l’intention et des objectifs criminels de ses compagnons ittihadistes figurant dans un affidavit officiel, Véhib décrivit les détails de l’organisation et de l’exécution du génocide arménien, se concentrant spécialement sur le Comité central du parti Ittihad et la nature préméditée du crime. De plus, il dirigea lui-même pendant la guerre des procès en cour martiale, qui conduisirent à quelques exécutions par pendaison.
Halil Paşa, l’oncle du seigneur de guerre Enver et commandant de la sixième armée, fut impliqué dans l’exécution des officiers et soldats arméniens de ses unités, et dans l’organisation de l’extermination des populations arméniennes des provinces de Van et de Bitlis. Dans ses mémoires, il parle de ces mesures d’élimination, estimant avec fièrté à « 300 000 ou plus » le nombre de ses victimes arméniennes.
Un autre général turc, Ali Ihsan Sabis, commandant de la 51ème division, puis de la 30ème, et ensuite du 4ème Corps de la Troisième armée, et enfin, juste avant la proclamation de l’Armistice, de la Sixième armée, est lui aussi connu pour s'être vanté auprès d’un officier allemand et d’un évêque arménien de l’immense ampleur de son extermination des Arméniens, exagérant même une fois avec frivolité le nombre de ses victimes arméniennes en citant le chiffre de 500 000.
Le gouverneur militaire de Harpout, qui faisait également fonction de gouverneur par intérim de la même province, était le chef du Bureau de recrutement ou de Conscription provinciale (Conseil d’enrôlement). Il fut accusé du meurtre de l’ensemble de l'effectif arménien des bataillons de travail, soit 7000 hommes, ainsi que des populations arméniennes des villes de Mezre et de Harpout. Lors d'un interrogatoire en cours l’instruction, publié dans la presse d’Istanbul, Faik est cité comme ayant dit qu’il avait en sa possession « tous les documents chiffrés du Commandant de la Troisième armée Mahmud Kamil Paşa » ordonnant l’anéantissement (imha) des Arméniens. Cependant, une fois à la barre des témoins du tribunal militaire, il nia avoir fait de telles déclarations.
La révélation la plus accablante et la plus spécifique au sujet de l’organisation des massacres des Arméniens provient peut-être de la plume du général Ali Fuad Erden, chef d'état-major de la 4ème Armée de Cemal Paşa, dont le quartier général se trouvait à Damas. Sans mâcher ses mots, le général raconte les circonstances dans lesquelles deux agents de l’Organisation Spéciale vinrent à Alep dans le but d’organiser « le massacre de la population arménienne de cette région » - après avoir achevé « le massacre des Arméniens de la région de Diyarbékir ». Le général Erden confirme également le rôle du Dr. B. Şakir dans l’élaboration du plan global de la déportation des Arméniens. La preuve la plus accablante fournie par les mémoires du général est son mépris pour le fait que la déportation « de centaines de milliers de gens se soit effectuée sans préparation ni organisation ». Le document chiffré du Dr. Şakir à Cemal Paşa, le pressant de diriger les convois de déportés vers les déserts inhospitaliers au sud de Mossoul, est à cet égard des plus significatifs à propos des buts secrets du plan de déportation.
L’un d’entre eux est Hasan Amca, un officier de carrière d’origine circassienne et membre du Groupe de libération des officiers anti-ittihadistes. Il avait personnellement observé les atrocités commises envers les Arméniens alors qu’il servait en Syrie et en Mésopotamie comme membre d’une Commission spéciale chargée de réinstaller quelques contingents de déportés arméniens. Indigné par les efforts de certains dirigeants turcs qui cherchaient à innocenter le gouvernement, il répliqua avec colère : « Alors, qui a tué des centaines de milliers d’Arméniens ? » et il affirma que le problème n’était pas la déportation, mais « l’extermination ».
Fatih Rıfkı (Atay), un autre ittihadiste, était lieutenant de réserve, affecté au quartier général de la Quatrième armée de Cemal Paşa. Dans plusieurs de ses livres et articles, il qualifie invariablement les mesures anti-arméniennes de « katliam » (massacres), pointant du doigt l’organisation et les organisateurs du meurtre de masse et faisant particulièrement référence au Dr. B. Şakir. Dans l’un de ses écrits, il emploie même le mot « génocide » utilisant exactement le mot à la double racine gréco-latine pour qualifier l’épreuve arménienne.
L’un des récits les plus explicites et détaillés du génocide se trouve sous la plume du major Mehmed Salim, commandant des casernes de Yozgat (mevki kumandan) et chef du Bureau de recrutement de Yozgat. Dans un affidavit détaillé, préparé à la demande du Tribunal militaire turc (la série des procès de Yozgat, du 6 février au 7 avril 1919), le chef de bataillon turc donne des détails déchirants sur les atrocités « sans précédent dans l’histoire de l’humanité » (tarihi beşeriyetinin kayd etmediĝi). Rendant les agents ittihadistes responsables du carnage organisé, le chef de bataillon Salim raconte des scènes de ce carnage sur des victimes dont « les bras et les mains étaient attachés » et qui furent tuées par des foules armées de « hachettes, couteaux, faucilles, des haches plus grandes munies de marteaux, des faux, et autres instruments tranchants ».
Les révélations du capitaine de réserve Ahmed Refik (Altınay) qui était affecté à la Direction II du quartier général ottoman sont même plus expressives et substantielles. Chargée de diriger les cadres de l’Organisation Spéciale, autrement dit les unités premières de tueurs déployées dans des lieux stratégiques à l’intérieur de la Turquie, cette Direction servait de groupe d'experts du génocide. Selon Refik, ces cadres étaient conduits au Ministère de la Guerre pour un stage d’une semaine dans les casernes, puis ils étaient lâchés « pour commettre les pires crimes contre les Arméniens ». Le but global était « l’anéantissement » (imha) des Arméniens.
Dans ses récits, l’ex-gouverneur d’Erzeroum, d’Alep et plus tard de la province de Konya, Celal, décrit son étonnement quand on lui annonça le véritable objectif des « déportations », qui lui apparurent comme des « massacres » exécutés avec « les méthodes les plus barbares ». L’ex-gouverneur d'Erzeroum, Hasan Tahsin (Uzer), témoigna dans des déclarations publiques et lors des audiences à la Cour à propos des atrocités perpétrées envers les Arméniens à l'occasion des « déportations », et dont la responsabilité à son avis incombait principalement au Commandant de la Troisième armée, Mahmud Kamil Paşa, et au Dr B. Şakir. Il précisa, par la même occasion, qu’il avait en sa possession des documents confirmant ses accusations.
Immédiatement après la proclamation de l’armistice, le député de Trabzon, Hafız Mehmet, déclara au cours d’un débat à la Chambre des députés sur les massacres arméniens, que lui et les autres députés savaient depuis longtemps que le programme d’extermination des Arméniens avait été ordonné par le gouvernement, qui comptait en premier lieu sur l’Organisation Spéciale pour son application. Le député Şakir de Yozgat témoigna personnellement lors de la quatrième audience de la série des procès de Yozgat (11 février 1919) que les ordres pour le « massacre » étaient transmis « secrètement ».
Parmi ceux-là, l’ittihadiste de longue date Yunus Nadi (Ahalıoğlu), rédacteur en chef, fondateur de Cumhuriyet, quotidien influent dans la République turque publié à Istanbul, est connu pour son fort engagement en faveur du nationalisme ittihadiste, qu’il transféra après 1920 au mouvement kémaliste insurgé. Dans un éditorial du numéro du 7 octobre 1916 du journal turc Tasviri Elkâr, Nadi déclara carrément que la politique de solidarité entre les divers éléments de l’Empire ottoman était en « faillite ». Mettant ensuite l'accent sur la politique de déportations, Nadi se fit le héraut d’une politique de « nettoyage de la patrie ».
Mehmed Hocaoğlu, un chroniqueur de l’histoire des relations arméno-turques aux temps modernes, déclare candidement, dans son imposant ouvrage sur le sujet, que par sa mise en œuvre de son plan de « la déportation » (tehcir), la Turquie « réglait des comptes qui s’étaient accumulés pendant des années » et par conséquent « résolvait radicalement le problème des réformes, qui était devenu un casse-tête majeur pour l’Etat ».
Le journaliste et rédacteur en chef Ahmed Emin (Yalman) formé à la Columbia University, reprend dans plusieurs de ses écrits, spécialement dans son autobiographie en quatre volumes, les raisons derrière la ferme détermination des dirigeants ittihadistes d’exterminer les Arméniens. Il avait été l'un des détenus du Centre de détention de Malte placé sous la responsabilité des Britanniques. Comme le lui avaient expliqué ces chefs ittihadistes, la densité des populations arméniennes le long de la frontière russe était considérée comme une grande menace pour l’avenir de la Turquie, et devait par conséquent être éliminée à tout prix. Le Dr B. Şakir en était fermement convaincu. La tâche de « destruction » avait été confiée aux unités de l’Organisation Spéciale.
On peut aussi mentionner l’historien prolifique Doğan Avcıoğlu qui, dans plusieurs de ses ouvrages, déclare sans équivoque que le but ultime des déportations était la liquidation finale des Arméniens, objectif pour lequel un groupe particulier de l'Organisation Spéciale avait été créé sous la direction du Dr. B. Şakir; les unités qui en résultaient étaient placées sous le commandement d’officiers ittihadistes de confiance.
Finalement, il se peut que la révélation faite par un auteur turc qui semblait bien informé soit intéressante. En possession de dossiers contenant des documents chiffrés top secret échangés entre Talat et Cemal, l’historien Ziya Şakir décrit la décision de Talat de se débarrasser d’un officier principal de l’Organisation Spéciale, le major Ahmed, parce qu’il en savait trop, et comme tel, représentait un risque. Ce bourreau d'une multitude d’Arméniens fut ensuite pendu à Damas.
L'importance de tous ces aveux, insinuations, attributions de paternité, expressions de culpabilité ou de honte conditionnelles, est facilement supplantée par la position de Mustafa Kemal, dont le surnom, Atatürk, symbolise les évocations primordiales modernes que les Turcs attachent à ce nom, dénotant comme il le fait l’idée de « Père des Turcs ». Dans un climat de nationalisme effervescent, incompatible avec l'acceptation de la charge de meurtre de masse, Atatürk faisait même preuve d’une plus grande retenue devant l’option d’admettre ouvertement et publiquement l'existence du génocide arménien. Ses efforts de discrétion à cet égard furent moins maîtrisés lors des échanges et des interviews avec quelques dignitaires et journalistes étrangers, tels que Maurice Prax, correspondant du Petit Parisien. Dans une interview de novembre 1918, il se lamente sur le fait que les Alliés fussent si lents à « pendre les vauriens Enver, Talat, Cemal et leurs complices ». Dans une interview ultérieure (en juin 1926) avec le journaliste suisse Emile Hildebrand, il fustigea dans les termes les plus sévères les dirigeants ittihadistes pour avoir déporté « et massacré des millions de nos sujets chrétiens ». Sa reconnaissance la plus spécifique du meurtre de masse des Arméniens par les Ittihadistes est citée par Rauf Orbay, l’un de ses principal acolyte pendant la Guerre d’indépendance et la fondation de la République turque. En réponse à l’allusion du général américain Harbord aux massacres arméniens pendant la guerre, que lui, Harbord, estimait avoir causé le déshonneur de la Turquie, Mustafa Kemal, tout en rejetant l'explication d’une telle diffamation, reconnut « le massacre par les Turcs de 800 000 » citoyens, tout en « désapprouvant le massacre arménien ». Le chiffre de 800 000 fut publié en mars 1919, à la suite des compilations effectuées par le ministère de l’Intérieur ottoman pour évaluer le nombre des victimes du génocide arménien.