Il devenait de plus en plus clair que ce mouvement de reconnaissance faisait tache d'huile et que chaque pas en avant était irréversible. La nouvelle donne ainsi créée obligea les autorités turques à définir une tactique plus agressive, abandonnant la thèse selon laquelle il n'y aurait jamais eu aucun Arménien en Anatolie. Leur discours est désormais axé sur deux thèmes : minimiser, comme toujours, le nombre de victimes en le comparant aux pertes turques de l'époque, et surtout insister sur les « activités antiturques » auxquelles se seraient livrés les Arméniens, leur élimination n'étant alors qu'un acte d'autodéfense. Or, le nombre de victimes, évalué à 1 500 000, n'a absolument rien à voir avec la question centrale, dont la réponse positive est désormais scientifiquement établie : « Y a-t-il eu volonté délibérée d'exterminer tout un peuple ? »
Les autorités turques s'empressent ensuite de comparer le nombre d'Arméniens qui ont péri au cours de la déportation avec celui des pertes turques dues, elles, à l'état de guerre et à l'incurie des autorités ottomanes, donc sans aucun rapport avec la question arménienne. Quant aux accusations d'activisme antiturc, en aucun cas les agissements de certains groupes ou individus ne peuvent justifier la liquidation d'un peuple tout entier, enfants compris.
Alors que deux décennies plus tôt la théorie officielle tournait autour de l'inexistence des Arméniens, les autorités turques ont maintenant créé un Institut d'études arméniennes, chargé de « prouver » le caractère subversif permanent des Arméniens dans l'Empire ottoman, sans réaliser que ce travail sera de toute façon totalement inutile, quelles que soient les preuves qui seront produites.
Un troisième volet de cette nouvelle tactique consiste à instrumentaliser les Arméniens de Turquie, présentés comme des citoyens turcs modèles, jouissant de tous les droits des minorités, en particulier dans les domaines culturel, linguistique et religieux. C'est là oublier beaucoup de points essentiels. Rappelons pour mémoire les émeutes antigrecques de septembre 1955 à Istanbul, qui s'étendirent rapidement à tous les chrétiens, en particulier aux Arméniens dont les commerces furent saccagés ; l'important exode qui en résulta s'inscrit parfaitement dans la droite ligne de 1915, avec d'autres moyens.
à l'heure actuelle encore, le patriarcat arménien de Constantinople, représentant des Arméniens de Turquie face à Ankakra, doit lutter pied à pied pour faire respecter les clauses du traité de Lausanne relatives à la protection des minorités, les seules où sont mentionnés les Arméniens. Celles-ci concernent en particulier les biens immobiliers, dont les églises et les écoles. Or, ces clauses sont constamment violées suivant l'efficace méthode diplomatique ottomane reprise par la république de Turquie : voir jusqu'où on peut aller trop loin.
Ce qui est rarement précisé en parlant des Arméniens de Turquie supposés si bien vivre, c'est qu'il s'agit en réalité exclusivement des quelques dizaines de milliers d'Arméniens d'Istanbul, géographiquement bien éloignés de cette Arménie ottomane où il ne reste au mieux que quelques survivants turquisés. L'existence de cette communauté, qui survit difficilement sur les rives du Bosphore, ne contredit en rien l'efficacité du nettoyage ethnique.
Il faut reconnaître qu'il subsiste en Asie un petit village arménien, Vakýf Köy, proche de la Syrie, résidu du sandjak d'Alexandrette. Ce territoire faisait partie du mandat français de Syrie et comptait une majorité de population arabe et chrétienne, avec moins de 40 % de Turcs. En 1939, la France brada ce département à la république de Turquie, ce qui provoqua un nouvel exode de la population arménienne. Seul subsista ce village, une aubaine pour la propagande turque : la presse publie périodiquement des articles « prouvant » que les Arméniens n'ont pas été tous massacrés, puisqu'il subsiste des villages arméniens, « par exemple Vakýf Köy ». Ce qu'on ne précise pas, c'est que c'est le seul.