Claude Mutafian / CCAF

90 ans après
Le génocide des Arméniens

La réécriture de l’histoire

Cela dit, pourquoi les Arméniens, présents sur ces terres depuis plusieurs millénaires, n’auraient-ils pas eu droit à un état alors que les Turcs s’y étaient installés depuis moins d’un millénaire et étaient minoritaires dans une importante partie des six vilayets : les Arabes ottomans ont bien obtenu, à la fin de la Première Guerre mondiale, des états sur leurs territoires !

Il fallait alors remonter plus loin, et refaire l’histoire depuis l’antiquité. C’était le but de Kemal en créant, au début des années 30, la Société turque d’Histoire, chargée de vulgariser la “thèse turque de l’histoire” : les Turcs auraient de tout temps été les habitants indigènes de l’Anatolie. On remonte alors aux Hittites, indo-européens comme chacun sait, qui auraient été les ancêtres des Turcs, pourtant non indo-européens. Quant aux Arméniens, il ne s’agirait là que d’une vague peuplade arrivée plus tard, on ne sait trop quand, sans territoire et sans passé. Déjà, commentant une note du bolchévique Tchitchérine (3 juin 1920) qui tentait de poser le retour des réfugiés arméniens comme condition du traité soviéto-kémaliste, Karabekir affirmait cyniquement : “En Turquie, il n’y a jamais eu ni Arménie ni territoire habité par les Arméniens”.

 

Célèbre centre culturel arménien sur la rive sud du lac de Van,
le couvent de Narek, ici en 1904, fut totalement détruit en 1915

Photographie du couvent de Narek en Arménie occidentale, lac de Van

Après avoir réussi à éliminer la présence physique des Arméniens, il fallait donc éradiquer leur souvenir. Il s'agit d'un véritable génocide blanc, auquel se prêtent trop souvent les instances internationales. La documentation touristique officielle turque publiée en 2002 est à cet égard édifiante. Ainsi, dans la brochure La Région de l’Est de l’Anatolie, un territoire marqué par trois millénaires de présence arménienne ininterrompue jusqu’aux années 1920, les mots “Arménie” et “arménien” sont totalement absents. On y lit qu’à Kars “l’architecture de l’église des Apôtres (Xe siècle) révèle un curieux mélange d’influences” et que dans le lac de Van “se trouve sur l’île d’Akdamar une église (Xe siècle) dont les murs extérieurs sont richement décorés de scènes et de personnages de l’Ancien Testament”. Ces deux merveilleux témoins d’une période de splendeur des royautés arméniennes sont ainsi “dénationalisés”, de même que la fameuse capitale arménienne Ani, la “ville aux mille et une églises”, simplement qualifiée de “cité médiévale”.

Si on veut en savoir plus en ouvrant la carte touristique officielle de Turquie,on apprend que Ocaklı,nom turc d’Ani, est un centre touristique “romain, byzantin, turc”, et Akdamar byzantin”. Il était d’ailleurs impossible de leur attribuer leur véritable qualificatif, “arménien”, car ce mot ne figure pas dans la liste, donnée en légende, des treize “civilisations anatoliennes”.

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