Le mensonge est déconcertant. Il met la logique en déroute et agace l'esprit critique. La contestation d'une vérité établie par la révélation d'un fait nouveau doit naturellement entraîner une enquête même si la vérité paraît incontestable. Le territoire de l'historien, lorsque le menteur y pénètre, n'est plus le lieu de la recherche mais celui de la manipulation. Le génocide des Arméniens fut un crime protégé par le mensonge, accompli dans le mensonge et garanti d'impunité par la remarquable duplicité de ses auteurs. Ils ont fourni à leurs successeurs toutes les armes pour assurer leur défense. Ils leur ont permis de pratiquer une stratégie de la dissuasion par retournement du vrai en faux. Dans ces conditions, le débat académique est exclu. L'historien est malmené par le bonimenteur. Il croit s'engager dans une controverse scientifique et se trouve précipité dans un conflit dont l'enjeu est politique. Dans une polémique qui oppose les tenants de deux thèses, chacun s'efforce de convaincre l'autre et le monde scientifique du bien-fondé de ses affirmations. Chacun fait certes intervenir sa vision des choses -sans qu'elle soit nécessairement une conception du monde; la passion n'est pas absente du débat mais il est sous-entendu que tous les participants recherchent la vérité. Seul un doute sincère -fût-il excessif- peut retenir un esprit scientifique ébranlé dans sa conviction par les arguments de son adversaire de rallier la thèse antagoniste. Ce sont des comportements dictés par la raison où la bonne foi des protagonistes n'est pas mise en cause.
Il en va différemment lorsqu'un système politique -en règle générale un Etat, avec les moyens de pression dont il dispose -ordonne à des historiens de démolir une thèse qui le dérange, de la même manière qu'un chef d'armée ordonnerait à ses officiers d'anéantir l'ennemi. C'est une pratique courante dans les régimes totalitaires. Elle consiste à utiliser les compétences professionnelles d'historiens pour qu'ils construisent une nouvelle vision – une re-vision — d'événements historiques en fonction de conclusions préétablies. Ainsi, au gré des changements politiques et des humeurs de l'« Egocrate », les historiens de la période stalinienne réécrivirent l'histoire de la Russie et de la Révolution bolchevique en supprimant des faits ou des acteurs essentiels et en majorant le rôle pourtant insignifiant d'autres personnages. L'Etat institue des laboratoires de désinformation où opèrent des techniciens confirmés qui, non sans des connaissances solides et un talent certain, fabriquent des contrevérités assez structurées pour ébranler les convictions des profanes incapables d'apporter des arguments pour nourrir la controverse. Cette pratique exige des outils: la gomme, le tamis et le laminoir. La gomme efface les faits et les personnages qui dérangent: les faits n'ont pas eu lieu, les personnages n'ont pas existé. Le tamis assure un filtrage des informations: seules sont retenues celles qui accréditent la vérité officielle; les autres sont détruites ou dissimulées. Si elles ont déjà été livrées au public et qu'elles ne peuvent donc être ignorées, le travail de désinformation consiste à prouver que ce sont de fausses informations. Le laminoir, enfin, broie les arguments des contradicteurs et les réduit en charpie. La compétence de ces historiens n'est pas en cause: seule leur conscience l'est. L'historien « à l'ordre » est un menteur professionnel ou un imbécile abusé par sa ferveur politique: il n'y a pas d'alternative et la première situation est de loin la plus fréquente. L'historien « à l'ordre » a pour mission de détourner ses compétences de leur fonction naturelle, le service de la vérité, pour parvenir à prouver au besoin n'importe quoi. La science est pervertie, invertie même.
C'est pourquoi ce livre ne traite pas d'une controverse sur des documents mais du mensonge. L'objectivité est la qualité première de l'historien. Il lui faut d'abord s'assurer de la fiabilité de ses sources. Vérifier l'authenticité des documents consultés est un préalable élémentaire. Des pièces falsifiées sont toutefois difficilement décelables. D'habiles faussaires parviennent à tromper le chercheur, surtout si les pièces falsifiées sont glissées là où on ne les imagine pas: dans des archives officielles. Le faux devient en effet indécelable lorsqu'il s'agit de vrais documents sur de faux événements, c'est-à-dire lorsqu'un organisme gouvernemental, en même temps qu'il ordonne secrètement un meurtre collectif, produit des documents officiels destinés à prouver qu'il ne l'a pas commis. Le mensonge est un art subtil, fait d'échanges de masques si rapides qu'on ne parvient pas à saisir le vrai visage de celui qui parle ou qui écrit.
Tout dépend du masque que porte le menteur lorsqu'il paraît sur la scène: celui du traître ou celui de l'honnête homme. Reconnu comme menteur, il est, comme dans la parabole du Crétois, considéré comme tel dans ses actes et ses propos. Mais s'il porte le masque de la vérité et que, avec aplomb, il désigne l'autre comme Crétois, le menteur prend l'avantage. Il porte le premier l'accusation de mensonge. Retournée celle-ci devient douteuse. Il a convaincu l'adversaire de mensonge, il l'a désigné comme Crétois, afin de ne plus être taxé de Crétois que par un Crétois qui, comme tel, ne dit pas la vérité. Ruiner la réputation d'un chercheur, l'accuser de faux alors qu'il utilise des documents authentiques, est une opération payante: la rumeur laisse toujours des traces.
L 'historien ne peut donc éviter de se doubler d'un enquêteur. Il doit à la fois vérifier ses sources et connaître les enjeux politiques, c'est-à-dire les manipulations dont il pourrait, souvent à son insu, être l'objet. La vérité historique se confond rarement avec l'intérêt politique. Vient un moment où elle le dessert. La conscience de l'historien lui interdit silences ou omissions, alors qu'ils s'imposent à l'homme politique.
L'affaire des documents recueillis par Aram Andonian est, en ce domaine, exemplaire. Elle peut être rapportée en termes de stratégie. Dans la lutte qui oppose Arméniens et Turcs, ces derniers occupent une position apparemment imprenable: ils possèdent un territoire et un Etat. Dans ce combat inégal, les Arméniens progressent sur trois lignes successives de revendications: la première, solide, la réparation du préjudice moral; la seconde, défendable, celle du préjudice matériel; la troisième, plus difficile à tenir, couverte par les deux précédentes mais représentant l'objectif final, la revendication territoriale. Les Turcs savent que si la première ligne pénétrait leur défense, les deux autres s'engouffreraient par la brèche. Tous leurs efforts se portent donc sur cette première ligne. Ils avaient initialement adopté une attitude de mépris. La question du préjudice moral ayant été posée devant des instances internationale ils furent contraints de changer de tactique et de débattre sur le terrain de l'histoire. Ils cherchèrent alors et trouvèrent une faille : une source moins fiable. Ils attaquèrent en force ce point faible, firent donner leurs historiens qui, par une série d'amalgames, tentèrent de démontrer que des documents abondamment cités par les Arméniens comme preuve du génocide étaient des faux. L'amalgame consiste à accoler une proposition à une autre proposition sans rapport réel avec la précédente et, par ces liaisons arbitraires, à définir une chaîne de raisonnements absurdes mais trompeurs pour un lecteur non averti. Ainsi, par un raisonnement récurrent, les historiens turcs s'efforcèrent de convaincre que, si une preuve alléguée était un faux, toutes les autres le devenaient nécessairement et que le « prétendu » génocide des Arméniens n'était qu'un produit fabriqué par la propagande arménienne. Puisqu'il n'y avait pas eu de génocide, toutes les revendications des Arméniens étaient sans fondement. Elles étaient sans fondement, mais pas celles des Turcs. Les Turcs avaient été les victimes des Arméniens. Ils avaient été les victimes d'un génocide commis par les Arméniens.
Le piège est grossier et maladroit. L'accusation de faux exigeait une réponse. Mais cette réponse dépasse la question posée. En centrant leurs efforts sur un point, les historiens turcs ont découvert leurs flancs. Ils se trouvent encerclés et, pour la première fois, vulnérables. En effet, pour déjouer la manoeuvre, il convenait de s'en tenir à une démonstration de l'authenticité des documents incriminés. Mais cette démonstration appelait un corollaire: existe-t-il d'autres preuves du génocide. L'exposé d'un faisceau de preuves tout aussi valables que les seuls documents Andonian brise la tentative d'amalgame et ramène l'attaque à son point de départ. Le bluff imposait une relance et, à ce jeu, celui qui dispose des meilleures cartes gagne lorsqu'il les étale. Les travaux récents conduits par des chercheurs en réplique aux efforts dérisoires des historiens turcs ont révélé ce qui était passé inaperçu: le double jeu pratiqué de la conception à l'exécution du crime par le Comité Union et Progrès. Les arguments avancés par les historiens turcs -et d'abord la production des archives ottomanes -ont été préparés par les Jeunes-Turcs pour masquer leur programme d'extermination. L'établissement de l'authenticité des documents Andonian supposait la mise en évidence de cette pratique du double jeu qui est la meilleure preuve de la préméditation du crime, donc du génocide. Tel est le risque du révisionnisme : faire ressortir des preuves jusqu'alors négligées.
L'exemple le plus spectaculaire de révisionnisme historique fut la remise en cause d'un fait établi: le génocide des Juifs européens dans les camps d'extermination nazis. Les arguments avancés étaient tellement incohérents que cette tentative provoqua des réactions d'indignation qui, tempérées, permirent une administration renouvelée des preuves du génocide. Les documents recueillis par les Alliés et les nombreux procès avaient fourni un matériau suffisant pour vouer à l'échec toute tentative de négation.
Il n'en fut pas de même dans le cas arménien, non que la vérité fût plus discutable, mais parce que le forfait avait été plus habilement camouflé, qu'une continuité idéologique avait été maintenue entre l'Etat criminel et ses successeurs, que le crime continuait donc à payer et que le temps jouait contre les Arméniens. Les tranquilles certitudes de l'après-guerre, les promesses de réparation du préjudice subi alors sincèrement formulées par des hommes d'Etat, le consensus établi sur la volonté des Jeunes-Turcs d'anéantir l'élément arménien de l'Empire ottoman, l'absence enfin du concept même de génocide, n'imposaient pas la poursuite de la recherche historique sur le sujet. Profitant d'une conjoncture politique favorable créée par la signature en 1923 du traité de Lausanne qui mettait un terme à la Question arménienne, Tous les gouvernements de la Turquie nièrent avoir voulu, prémédité et exécuté l'extermination des Arméniens. Cette tactique s'était révélée payante. On ne voyait dans cette négation que la réaction à une susceptibilité blessée alors qu'elle masquait le souci de préserver des intérêts économiques et politiques.
L'examen des documents Andonian ne vise donc pas seulement à déterminer s'ils sont ou non authentiques, mais à montrer qu'en matière de révisionnisme historique, il n'est pas de compromis possible. Entre les historiens animés d'un doute légitime sur l'authenticité des sources et résolus à ne pas accepter une thèse sans en avoir discuté les éléments et les historiens au service d'une idée ou d'un dogme, le dialogue est exclu, l'incompréhension totale, les discours opaques. Toute manifestation de scepticisme des premiers est interprétée par les seconds comme la reconnaissance implicite de leur vérité. Ce sont deux univers parallèles séparés par un mur infranchissable. Les uns veulent préserver la mémoire, les autres détruire avec la mémoire les traces du crime. Les fossoyeurs de la mémoire sont des provocateurs. En rompant par l'énormité de leur mensonge la sérénité du débat scientifique, ils tentent de déclencher chez leurs adversaires des réactions de colère qui les discréditeraient. Au lieu d'accepter le débat objectif et courtois entre spécialistes avertis de la question complexe des rapports turco-arméniens de 1878 à 1923 auquel ils sont depuis longtemps invités à exposer leur point de vue, les historiens turcs récusent avec morgue toute position contradictoire. L'homme de science ne peut se permettre de tels mouvements d'humeur. Mais le discours de la persuasion s'adresse à ceux qui veulent être informés. Il serait vain de chercher à convaincre le menteur. Puisqu'il sait qu'il ment, comment pourrait-il reconnaître, avec la faute qu'il couvre, le fait qu'il la dissimule délibérément ? Démasquer son mensonge n'abolira pas son refus.
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