Les documents recueillis par Aram Andonian sont authentiques. Krieger et Dadrian l'ont établi, le premier par l'examen des pièces – surtout des documents se rapportant au meurtre de Zohrab -, le second par un énorme travail de reconstitution d'un puzzle autour de ces fragments contestés. L'accusation de faux portée par Orel et Yuca n'était pas sans arguments, mais les erreurs relevées portent sur la forme non sur le fond. Elles concernent surtout la datation et l'enregistrement. Dadrian a montré avec pertinence que, pour n'avoir pas corrigé ces erreurs alors qu:il pouvait aisément les relever, Andonian n'en est que plus crédible. Orel et Yuca reconnaissent que la calligraphie des caractères arabes – à l'exception des formules sacramentelles et des signatures – et la traduction de l'osmanli sont « dans l'ensemble correctes ». Mais, de même que l'on peut reprocher à Krieger de ne pas avoir remarqué les erreurs grossières commises par Andonian, l'argumentation d'Orel et Yuca est affaiblie par l'ignorance délibérée des autres sources. Il eut été de bonne règle de procéder à une analyse critique de toutes ces sources.
La meilleure preuve de l'authenticité des documents Andonian est en effet fournie par la correspondance exacte entre les trois parties de ces documents – les lettres et télégrammes, le récit de Naïm bey, les commentaires d'Andonian -avec le contenu des autres sources, d'autant plus que ces trois parties représentent trois lieux différents d'information : celui des organisateurs, celui des exécutants et celui des victimes. Il convient donc pour conclure d'examiner la valeur de ces sources.
Les sources turques sont, à l'évidence, les plus importantes. On peut considérer comme un ensemble de sources primaires incontestables – faute d'archives dont on voit mal comment un gouvernement qui pratique à ce degré le culte et l'art de la dissimulation les aurait conservées – les publications du supplément judiciaire du Journal officiel, dont la presse turque s'est faite l'écho en 1919 et en 1920. A ceux qui accusent les gouvernements ottomans de cette époque d'avoir été des cabinets fantoches de collaborateurs, on peut répliquer qu'ils partageaient la même honte que les gouvernements allemands d'après 1945, mais que ceux-ci ont, par les procès faits aux anciens nazis, opéré une réhabilitation de la mémoire allemande. En intentant ces procès, le gouvernement ottoman poursuivait un objectif : accuser les gouvernements jeunes-turcs d'un crime qui ne pouvait être caché afin d'en absoudre le peuple turc devant les nations. La justice turque ne cherchait pas alors à masquer les faits. Elle reflétait d'ailleurs l'esprit du temps et les témoignages recueillis par l'accusation reprenaient volontiers les griefs classiques des Turcs à l'égard des Arméniens. Les dossiers réunis par la commission Mazhar dont plusieurs pièces sont révélées dans les minutes des procès traitent des mêmes événements que le livre d' Andonian. Mais ils ne proviennent pas des mêmes lieux, justement parce que les documents Andonian, c'est-à-dire les pièces recueillies à Alep, faisaient défaut à la commission Mazhar. Et cette complémentarité a valeur de preuve d'authenticité.
Les souvenirs publiés en Turquie après 1920 par des hommes politiques ne vont certes pas contre la vérité officielle puisqu'ils ont obtenu l'imprimatur. Mais, à travers les critiques et les règlements de compte, filtrent des révélations sur des événements et des acteurs qui, recoupées, permettent de combler les espaces vides du puzzle ou de confirmer des hypothèses émises du côté arménien.
Les rapports du corps diplomatique allemand et des officiers allemands en poste en Turquie pendant la guerre viennent corroborer les conclusions des Cours martiales. Ils constituent une source primaire, elle aussi indiscutable. Ces rapports révèlent à la fois le caractère structuré de la politique d'extermination des Arméniens et l'impuissance de l'Allemagne à s'y opposer. Cette documentation fut, à l'évidence, recueillie dans un but précis : dégager la responsabilité allemande dans les massacres arméniens. L'Allemagne était accusée par les Alliés de crimes contre les civils dans le nord de la France et la Belgique. Elle tenait à ne pas apparaître complice d'un crime contre l'humanité qu'elle n'avait ni souhaité ni voulu. Les dimensions et l'horreur de ce meurtre collectif n'étaient pas dissimulables et les consuls allemands furent des chroniqueurs précis et objectifs : ils n'avaient rien à camoufler, puisque les Allemands n'étaient pas impliqués dans ce programme criminel. Ils mirent en valeur leurs interventions en faveur des déportés et accusèrent les autorités turques de faire obstacle à leur aide aux victimes arméniennes.
Le consul Walther Rössler, en poste à Alep de 1908 à 1918, fut un témoin privilégié. Ses rapports proviennent des mêmes lieux et traitent des mêmes faits que le livre d' Andonian. Son expertise des télégrammes qu'Andonian remit à Berlin aux avocats de Tehlirian vient corroborer la présomption d'authenticité de ces documents. Le consul Rössler était habilité à faire cette expertise1.
Les rapports diplomatiques américains sont certainement les moins engagés. Neutres jusqu'en 1917, les consuls américains poursuivaient une action humanitaire. Ils firent savoir ce qui s'était réellement passé et leurs révélations déclenchèrent aux Etats-Unis un formidable mouvement de sympathie en faveur des Arméniens. On peut regretter que le consul d'Alep, Jackson, ait dû, pour préserver l'anonymat de ses informateurs, détruire ses archives. Elles auraient, comme l'évoque son rapport de 1918, étroitement recoupé les documents Andonian. Il n'y a entre les rapports de Rössler et de Jackson aucune discordance, ni dans le récit des événements, ni dans les dates, ni dans l'appréciation du nombre des victimes. Ils traitent de faits qui se sont réellement produits et ils ne se sont pas concertés pour le faire.
Au cours de la guerre, les Anglais chargèrent un jeune historien attaché au Foreign Office, Arnold Toynbee, de rédiger le Livre Bleu pour faire pièce aux accusations portées contre la Russie après la déportation des populations juives du Territoire – c'est-à-dire des quinze gouvernements où les Juifs de Russie étaient autorisés à demeurer -, accusations parfaitement fondées. C'est donc dans un but de propagande autant qu'humanitaire que furent rassemblées les pièces, toutes vérifiées authentique, qui figurent dans cet ouvrage. Le Foreign Office dispose en outre d'une importante documentation recueillie après l'armistice de Moudros. En effet, dès le 8 décembre 1918, une administration militaire alliée s'installa à Constantinople. Le 25janvier, puis le 9 mars 1919, les autorités militaires britanniques firent arrêter par la police turque plusieurs personnes accusées de complicité dans les massacres arméniens. Cette requête était fidèle au contenu et à l'esprit de la lettre d'accusation et de mise en garde adressée le 24 mai 1915 par les ministres des Affaires étrangères de l'Entente à la Sublime Porte. 67 prisonniers leur furent remis le29 mai. Ils furent envoyés à Malte, en internement préventif pendant l'instruction de leur procès. Lorsque le 16 mars 1920 l'armée britannique occupa Constantinople, elle procéda directement à des arrestations et, en novembre 1920, le nombre des détenus de Malte s'éleva à plus de 140. Les Alliés pensaient être prochainement en mesure de les traduire devant un tribunal international. Mais cette internationalisation eût représenté une ingérence dans les affaires judiciaires de la Turquie et la justice ottomane qui avait déjà instruit des procès contre des criminels jeunes-turcs n'était pas favorable à la tenue d'un tel tribunal. Il y eut donc un conflit d'intérêts qui fit obstacle au recueil des sources par les Anglais. Ces archives anglaises contiennent toutefois des sources de première main qui confirment les précédentes. Les historiens turcs prétendent aujourd'hui que les archives anglaises ne contiennent pas de pièces d'accusation et que la meilleure preuve en est la relaxe en 1921 des prisonniers turcs retenus à Malte. Nous avons vu que cette libération s'est effectuée dans un contexte politique très particulier et qu'elle fut l'objet de négociations en vue d'un échange de prisonniers, échange où la Grande Bretagne fut la dupe, mais qu'une libération dans de telles conditions ne présume pas de l'innocence des accusés.
Les sources arméniennes restent essentielles et pourtant elles ne sont qu'en partie dépouillées et rarement traduites. Les témoignages des survivants sont irremplaçables, surtout ceux des prêtres – catholiques, protestants ou grégoriens – car ils furent presque les seuls survivants adultes capables de rédiger leurs mémoires. Leur style est certes souvent ampoulé et pompeux ce qui rend ces récits difficilement accessibles à un grand public. Ainsi les mémoires de Monseigneur Krikor Balakian, arrêté le 24 avril, déporté et évadé à plusieurs reprises, recoupent à la fois les sources turques, allemandes ou américaines, et les documents Andonian. C'est l'un des rares témoignages qui permette une information sur le sort des notables arrêtés à Constantinople le 24 avril. Sans doute ces témoins déplacent-ils le regard du côté des victimes. Celles-ci ne perçoivent que les rouages extrêmes d'une machine conçue et programmée pour les exterminer. Mais cette phase terminale de l'opération n'était pas observée par les témoins étrangers et elle fut nécessairement tue par les acteurs turcs. La documentation arménienne est donc un complément nécessaire à une vision globale du processus d'anéantissement.
Mais il est évident que ces sources sont souvent entachées d'irrégularités et qu'il faut d'abord contenir l'inflation verbale et les excès chiffrés avant de les prendre en considération. C'est à ce crible qu'il convenait de passer les documents Andonian. Dadrian a eu le mérite d'être le premier à l'avoir fait. On peut en effet faire grief à Andonian d'avoir soudoyé un ancien fonctionnaire turc, d'avoir dérobé des documents qui revenaient de droit à la commission Mazhar, d'avoir présenté ce fonctionnaire corrompu comme un généreux bienfaiteur et d'avoir maintenu cette fiction alors qu'il avait remis des documents qui devaient être présentés devant un tribunal allemand. On peut aussi s'étonner que, devant ce même tribunal, l'accusé, Soghollon Tehlirian, se soit présenté comme un vengeur isolé alors qu'il faisait partie d'un commando chargé d'exécuter Talaat et que cette fiction du vengeur isolé ait été maintenue dans une publication du procès de Berlin où figuraient en annexe des révélations capitales sur Andonian et Naïm bey2, pour être levée quelques années plus tard dans le livre de Jacques Derogy, Opération Némésis3. Ces manipulations desservent l'établissement de la vérité et sont exploitées par les artisans de la dénégation.
De même, c'est avoir été bien léger dans la vérification des sources que d'avoir attribué à Mustafa Kemal une déposition faite par un homonyme, en l'occurrence le président de la Cour martiale de Constantinople, le général Mustafa Nazim pacha. Je commis moi-même cette confusion : ayant reçu cette information de trois sources différentes, j'omis de vérifier plusieurs points et d'abord que Mustafa Kemal n'avait pas été cité à la barre du tribunal de Constantinople. La vérité fut rétablie par un chercheur arménien4. Cette omission fut exploitée par le professeur Ataöv5. Enfin certains documents ne sont pas utilisables, qu'ils soient des apocryphes ou qu'ils aient été maladroitement traités comme le rapport d'une réunion secrète tenue par le Comité central de l'lttihad, rapport qui fut rédigé à partir des documents saisis lors des perquisitions au siège du Comité central et au domicile du beau-frère de Chakir6.
Cet ensemble de sources complémentaires administre de façon convaincante la preuve que le Comité Union et Progrès a programmé et accompli un génocide. Sont établies : l'intention, la préméditation et l'exécution. Le programme du génocide – c'est-à-dire la préméditation et son exécution – a été soigneusement maquillé et camouflé. Le faux double le vrai et en épouse si étroitement les contours que le mensonge est systématiquement présenté comme une vérité. Ce double registre d'informations est rigoureusement préservé par le document : chaque événement compromettant est nié avant même qu'il survienne et cette négation est soutenue par des pièces qui démontrent qu'il ne s'est pas produit. C'est un plaidoyer par anticipation. Un « bon » visage prépare le masque de la face criminelle sculptée par les faits. L'inversion est tellement caricaturale que chaque document officiel apparaît comme le double bénin d'un ordre malin, qu'on trouve archivées des pièces témoignant d'intentions humanitaires alors qu'on cherche en vain la trace de réalités criminelles, et que, par une lecture en miroir, l'authenticité d'un contre-ordre compromettant pourrait être établie par la production de l'ordre à ne pas exécuter. La sortie dosée par les historiens turcs d'archives qu'ils contrôlent et verrouillent n'est pas recevable dans la mesure où ils persistent à refuser les preuves déposées par l'accusation, alors que le double niveau documentaire est un fait acquis.
Talaat ne peut être présenté, comme le voudraient les télégrammes « officiels » des archives turques comme un ministre de l'Intérieur sincèrement attaché à assurer la protection, la sécurité et la réinstallation des déportés, puisque les rapports des diplomates allemands, américains et les dépositions des fonctionnaires ottomans démontrent que ses ordres secrets ont été exécutés et affirment l'existence d'un double système de contrôle. Le général von Seeckt, chef d'Etat-major général des armées turques, dès son retour vers l'Allemagne, rédige à Odessa, le 4 novembre 1918, un essai sur « les causes de la défaite turque ». Traitant de la « malheureuse question arménienne » et du « féroce nationalisme turc », il dénonce le système de double commande : « Des ordres exprimés ouvertement et soutenant la politique officielle de la Turquie étaient suivis d'instructions secrètes et de contre-ordres en remettant l'exécution7. » Ce système est dévoilé par l'ambassadeur allemand Wolff-Metternich, le consul allemand Büge, le consul américain Jackson et des fonctionnaires turcs8. Il apparaît donc que, par un double jeu d'ordres conformes à la loi et archivés et de contre-ordres illégaux détruits, le gouvernement turc maintenait l'apparence de la légalité sans courir le risque d'être désavoué ultérieurement par la production d'une pièce nouvelle, à moins que des fonctionnaires n'eussent, comme Naïm bey à Alep ou Sabit à Kharpout, conservé par devers eux les contre-ordres qui auraient dû être détruits.
On peut donc conclure avec Dadrian que « avec un haut degré de certitude, les deux lettres et les cinquante télégrammes décryptés qui constituent le matériau Naïm Andonian sont des documents authentiques. Cette certitude est manifeste, sans erreur possible, dans le cas des treize documents dont les textes originaux en ottoman sont reproduits dans des planches9. »
La destruction des Arméniens de l'Empire ottoman au cours de la Première Guerre mondiale fut bien un cas exemplaire – optimal, écrit Dadrian – de génocide. L'intention de commettre ce crime a été affirmée à maintes reprises par les principaux dirigeants du parti Union et Progrès et par des témoignages recueillis par les Cours martiales. La déclaration du général Vehib pacha résume cette intention : « Le massacre et la destruction des Arméniens [...] furent le résultat d'une décision du Comité central de l'Ittihad. » Le tribunal militaire de Constantinople démontra que la déportation, prétexte avancé officiellement, était une couverture pour l'extermination des déportés décidée en haut lieu.
La préméditation d'un crime suppose une délibération à propos de cet acte projeté. L'article 169 du Code pénal ottoman définit le concept de préméditation à partir du mot arabe ta 'ammüden, dérivé de la racine 'amd qui signifie « intention basée sur une délibération antérieure10 ». L'acte d'accusation de la Cour martiale de Constantinople, le verdict du procès de Baïbourt, les déclarations de Talaat à Morgenthau, le rapport du lieutenant-colonel allemand Stange, établissent que les mesures prises contre les Arméniens avaient fait l'objet de longues délibérations au sein du Comité central de l'lttihad. Les révélations sur l'existence de deux Organisations spéciales constituent une preuve irrécusable. Dans ses articles publiés dans Vakit en 1933 et 1934, Djemal Ferid qui fut employé par l'Organisation spéciale de Constantinople, confirme l'existence d'une organisation spéciale chargée de lutter contre les ennemis intérieurs, dont les Arméniens. Il explique que Behaeddine Chakir forma un corps ottoman de tchétés et il établit le lien entre le Comité central de l'lttihad et les exécutants du crime. Les deux services chargés en des lieux et des moments différents de cette exécution, l'Organisation spéciale et la Direction générale pour l'installation des tribus et des déportés, disposaient de couvertures légales permettant d'en justifier l'existence et la fonction, militaire pour l'une, humanitaire pour l'autre. L'ancien Grand-Vizir, Saïd Halim, déclara à propos de l'Organisation spéciale que c'était une organisation diabolique créée à l'insu du gouvernement. Il reconnut pourtant les maquillages et les dissimulations de Talaat, et, trois fois dans la même phrase d'une déclaration faite devant la commission d'enquête du Parlement ottoman, il employa le mot massacre au lieu de déportation11.
Qu'il suffise pour conclure de rappeler les déclarations faites en 1919 par les responsables du gouvernement ottoman et les verdicts des Cours martiales. Le 11 juin 1919, devant la conférence de la Paix, le Premier ministre, Damad Ferid pacha, plaida la cause du peuple turc: « Je n'aurai pas l'audace de me présenter devant la Haute assemblée, si je croyais que le peuple ottoman ait encouru dans une guerre qui mit à feu et à sang l'Europe et l'Asie, une part quelconque de responsabilité. [...] Au cours de la guerre, presque tout le monde civilisé s'est ému au récit des crimes que les Turcs auraient commis. Loin de moi la pensée de travestir ces forfaits qui sont de nature à faire pour toujours tressaillir d'horreur la conscience humaine. Je chercherai encore moins à atténuer le degré de culpabilité des auteurs du grand drame. Le but que je me propose est de montrer au monde, avec des preuves à l'appui, quels sont les véritables auteurs responsables de ces crimes épouvantables. » Et il ajouta : « Nos archives sont d'ailleurs librement ouvertes à une enquête qui permettrait de confirmer pleinement les déclarations que j'ai l'honneur de soumettre à la Haute assemblée12. ». Le 25 juin 1920, le même Damad Ferid pacha, qui, après avoir démissionné, était à nouveau Grand Vizir, adressa au nom de la délégation ottomane à la conférence de la Paix, une lettre où il admettait le principe de réparer les dommages causés par des actes contraires au droit des gens: « Si, contrairement à sa volonté non moins qu'à ses intérêts les plus évidents, le peuple turc a été entraîné dans la conflagration mondiale, cela a été le fait d'une oligarchie qui recevait des ordres de l'étranger. Et si des actes inhumains, qu'aucune excuse ne peut justifier, ont été perpétrés, c'est à ce même plan politique qu'ils sont entièrement imputables. Ils ne sont en aucune mesure la manifestation d'un fanatisme religieux. C'est uniquement l'oeuvre d'une faction révolutionnaire qui a sévi sur la Turquie comme on a vu et voit encore des bandes révolutionnaires sévir dans d'autres pays. [...] En reconnaissant cette responsabilité devant le droit des gens, le peuple turc a le droit de se désolidariser moralement d'actes qu'il réprouve avec énergie13. »
Deux ministres de l'Intérieur turcs des cabinets d'après guerre s'efforcèrent de mesurer l'ampleur de l'extermination. Mustafa Arif annonça que les recherches statistiques sur le nombre des victimes arméniennes se poursuivaient. Son successeur, Djemal, le 13 mars 1919, déclara que les déportations avaient réellement causé la mort de 800 000 Arméniens et que ces chiffres ne tenaient compte ni des soldats arméniens exécutés ni des enlèvements et conversions de femmes et d'enfants. Une bordée d'invectives accueillit cette déclaration mais des journalistes prirent la défense du ministre de l'Intérieur. Sous le titre « Le courage de corriger une erreur », la rédaction de Vakit écrivit: « Djemal est soucieux de nettoyer le passé sanglant14. » Pour apaiser les critiques, Djemal chercha des échappatoires et déclara que le chiffre était en fait un total de 900 000 mais qu'il comprenait les morts et les survivants15. D'autres quotidiens garantirent l'exactitude du premier chiffre donné par Djemal, 800 000 victimes, et affirmèrent que le ministre s'était basé sur des statistiques réunies par des autorités compétentes16. Le 7 avril, cédant aux pressions, Djemal démissionnait17. Les auteurs turcs contemporains continuent à lui reprocher sa trahison. Djelal Bayar, président de la République turque de 1950 à 1960, jugea la déclaration de Djemal : « [Ce fut] la divulgation la plus vilaine et la moins nécessaire » ; et l'historien turc Bayur accusa Djemal d'avoir fourni « une preuve et des armes à nos ennemis18. »
Il ne faut pas se leurrer : la question de l'authenticité des documents Andonian ne se pose pas comme une querelle d'experts, une polémique ou une controverse entre deux écoles d'historiens. Il serait illusoire d'entamer un dialogue avec un Etat qui exploite des erreurs de datation, de traduction ou de typographie pour tenter de détruire une vérité établie en pratiquant un amalgame grossier. La conduite de cette enquête sur les sources du génocide de 1915 a révélé que la négation fut incorporée à l'acte. Avant même que le crime ait été commis, il fut reconnu inavouable par ses auteurs. Jamais négateurs ne disposèrent d'un mensonge aussi structuré pour disculper leurs prédécesseurs. Mais quelque perfectionnée que soit l'organisation du mensonge, elle ne tient pas devant l'accumulation des preuves. En l'espace de dix-huit mois les gouvernements de l'après guerre eurent le courage d'accepter de porter le fardeau de la honte. Ils refusèrent la négation et s'efforcèrent de reconquérir par cet aveu leur dignité nationale. Dans cette affaire, la Turquie se trompe en effet d'enjeu. C'est sa dignité qui est en jeu et le vote du Parlement européen du 18 juin 1987 le rappelle. Il convient en effet de distinguer le peuple turc du gouvernement turc. Qui pourrait aujourd'hui faire procès au peuple turc d'un moment honteux de son histoire alors que tant de gouvernements ont, eux aussi, en leur temps, commis des crimes collectifs, qu'ils aient constitué ou non des génocides ? Mais l'Etat turc demeure une entité de droit et, comme telle, héritière des actes de ses prédécesseurs. En fait, la condamnation du Parlement européen ne porte pas sur des actes anciens commis par d'autres, mais sur l'entretien du mensonge. Le mensonge n'abolit pas la vérité. Il n'existe que par rapport à cette vérité. La connaissance de cette vérité est historique, certes, mais cette vérité est éternelle qu'elle soit ou non connue. Ce qui est vrai sera toujours vrai ou bien n'était pas vrai : c'est en substance ce qu'affirmait Spinoza. Les historiens turcs s'efforcent d'occulter une connaissance en trafiquant la science historique. Cette position est intenable. Les assassins de la mémoire arménienne sont en même temps ceux de la mémoire turque.
Pour interpréter des événements il convient d'abord de reconnaître des faits. L'exemple de l'extermination des Juifs d'Europe par les Nazis permet de situer le débat sur le traitement des sources. Il est en effet différents niveaux qualitatifs d'écriture de l'histoire en fonction des méthodes de traitement des sources. Les controverses soulevées par l'interprétation de l'extermination des Juifs d'Europe posent la question de la qualité de l'historien et sont transposables au cas de l'extermination des Arméniens.
Au degré zéro, les faits sont maltraités. La réponse est déjà donnée avant que la question soit posée. La pensée totalitaire agresse les faits, elle les supprime, les transforme, les malaxe ou les déforme. Les événements, de même que les hommes, sont utilisés comme les moyens d'une fin préétablie. Abusés ou perfides, les Rassinier, Faurisson, Butz, Harwood ne sont que les émanations fétides des poubelles d'une internationale raciste qui cherche en vain une crédibilité politique par des manoeuvres grossières ne méritant même pas une analyse.
Au degré supérieur, les faits sont acceptés, l'histoire est écrite avec les faits. La controverse se déroule entre gens de raison, mais l'intention reste perverse. La « querelle des historiens » lancée au printemps 1986 par un article d'Ernst Nolte dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung a mis en évidence le danger de glissement dans l'interprétation des événements19. Le but de Nolte est clairement exprimé : rendre après quarante ans à l'Allemagne son identité nationale. Le moyen n'est pas déguisé : relativiser l'extermination des Juifs en la situant chronologiquement après les crimes staliniens et en l'incorporant dans les méfaits du totalitarisme tout en expliquant de l'intérieur du système nazi la complexité des faits. Les conséquences d'une telle manipulation sont évidentes. L'Allemagne retrouve son identité aux dépens de la mémoire juive. Si l'événement n'est plus unique, son historisation en est facilitée. A ce niveau, l'histoire est traitée avec son matériau mais elle reste un enjeu politique.
Les historiens aimeraient débattre au troisième degré, selon les faits. A ce degré, les thèses des écoles se substituent à la querelle des partis. Ces thèses traitent différemment les faits. Elles dépendent de l'origine, de la formation, de la personnalité de l'historien mais aussi de sa position par rapport aux sources, de son angle de vue, de la perspective, de la découpe – longitudinale ou transversale – du temps qu'il a choisie. Dans ce contexte, le dialogue peut infléchir l'hypothèse, une erreur d'interprétation est volontiers reconnue, les interlocuteurs sollicitent la critique. Sous le poids d'arguments contraires, la susceptibilité légitime de l'homme de science n'occulte pas sa bonne foi. Le débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes oppose deux points de vue d'un même événement, l'un linéaire affirmant une intention machiavélique d'anéantissement, l'autre relatif, structural, analysant une évolution conjoncturelle des comportements criminels. Schématiquement, les intentionnalistes préservent l'unicité du génocide des Juifs, tandis que les fonctionnalistes tendent à le réduire, sinon à le banaliser en l'interprétant. Les participants se respectent mutuellement, ils partagent un même souci de préservation des faits.
Les historiens qui traitent du génocide des Arméniens aimeraient disposer d'un tel choix de lieux dans leur discours. Il leur est malheureusement impossible d'accéder au troisième niveau, ni même au deuxième. Ils sont confinés dans les sous-sols de la réflexion par la volonté négatrice d'un Etat qui entend préserver l'héritage du crime en interdisant qu'on l'évoque. Les révisionnistes néo-nazis sont naturellement exclus des colloques d'historiens. On ne leur parle pas, on ne les écoute pas, on se contente d'ouvrir les fenêtres de temps en temps pour chasser les mauvaises odeurs ou d'exiger que l'on fasse taire ces « assassins de la mémoire20 » qui font de l'agitation dans les bas-fonds de l'esprit. Rien de tel dans le cas arménien. Les révisionnistes ne sont plus des perturbateurs mais un Etat puissant, continuateur d'un passé national, qui entraîne et arme ses troupes pour aller au combat et mener une « guerre totale » contre les historiens du génocide arménien. La dernière manoeuvre, la plus perfide en même temps que la plus vile, consiste à accuser les Arméniens de s'en prendre à l'unicité du génocide des Juifs21. Cette campagne nationale lancée par la Turquie depuis quelques années est l'un des modèles les plus odieux de la dénégation. Elle vise à rompre la solidarité des persécutés en prenant avec une hypocrisie cynique la défense de l'Holocauste et en présentant les thèses arméniennes, ici comme les manoeuvres d'un activisme lié à l'O.L.P, là comme des manipulations sournoises des Soviétiques, bref à rendre la vérité du génocide arménien non seulement suspecte mais nuisible à la mémoire juive. Le piège est subtil et diabolique. La mise en compétition des malheurs introduit avec le soupçon de l'autre persécuté une confusion des sentiments. Si l'on s'abstient de situer respectivement, en préalable à toute interprétation de l'événement arménien, les deux génocides, on se trouve aussitôt relégué dans le camp des révisionnistes de l'un par une historiographie qui a systématisé la révision de l'autre.
Cette manipulation perverse et cynique de l'histoire vise à isoler la mémoire arménienne, à la distancer de la mémoire juive et à assimiler la revendication arménienne à une tentative de réduction d'une vérité établie : l'extermination des Juifs. Ce fut le malheur du XXe siècle que de voir à trois reprises et dans des conditions radicalement différentes un Etat décider d'anéantir un groupe humain : dans l'Empire ottoman, dans l'Allemagne nationale-socialiste et au Cambodge. Même s'ils relèvent du même vocable fabriqué à l'occasion de l'un par un juriste, même si ce vocable fut consacré par une convention internationale, ces trois événements présentent des différences et des similitudes. L'utilisation de ce vocable n'est autorisée pour définir un événement qu'après l'examen de sources fiables, et son exploitation à des fins politiques est indéfendable. Le génocide est un crime contre l'humanité. Il concerne tous les hommes. Les persécutés tendent – et c'est bien naturel – à se replier sur leur propre tragédie et craignent qu'elle soit réduite par la comparaison, alors qu'elle participe de l'universel. Un malentendu a longtemps séparé les Arméniens et les Juifs : ceux-ci soupçonnaient ceux-là d'attenter à l'unicité de leur génocide et les Arméniens étaient blessés de se voir considérés comme des victimes de seconde catégorie. Pour une pleine intelligence de ce phénomène menaçant à la fois la conscience et l'existence de l'humanité, ce malentendu doit être levé : les deux génocides peuvent, comme tout événement, être comparés. Le deuil et la raison, la mémoire et l'histoire ne sont pas antagonistes : « Penser un événement, c'est cumuler deux devoirs : celui de la mémoire et celui de la connaissance. Si ces deux mots sont disjoints, alors le savoir est menacé d'un sommeil de l'esprit22. »
A Tel-Aviv en 1982 et à Oxford en 1988, deux congrès23 réunissant les spécialistes du génocide se sont employés à comparer ces deux événements. Ils ont, par leur analyse, dépassé les positions frileuses des appartenances nationales, religieuses et culturelles. Comparer n'est pas réduire, encore moins banaliser, mais définir des identités et relever des différences. Ces identités sont celles qui constituent le délit de génocide. L'extermination des Juifs et des Tsiganes, comme celle des Arméniens, peuvent être nommées génocide parce que, dans les deux cas, un Etat souverain a eu l'intention d'anéantir un groupe sans défense, qu'il a exécuté cette intention, et que les membres de ce groupe ont été tués en tant qu'appartenant à ce groupe.
Cette définition établie, il n'y a plus matière à débat entre les deux groupes victimes. Un génocide se suffit à lui-même : tout qualificatif le dénaturerait. Il n'est ni plus grand, ni plus horrible, ni plus absolu, ni plus accompli. Le mot lui-même existait dans le vocabulaire arménien avant que Lemkin le conçut : en arménien tseghasbanoutioun est un mot composé signifiant « meurtre d'une race ». Il existait mais n'était guère utilisé pour qualifier les massacres de 1915. Nous l'avons relevé une fois dans un ouvrage paru en arménien en 193324. Une querelle partisane pour s'attribuer l'antériorité d'un mot nuirait à l'objectif réel : comprendre un phénomène pour mieux en prévenir le retour. Il s'agit bien d'un même crime commis dans des contextes historiques différents, chacun d'une grande complexité. L'enquête criminologique concerne moins la victime que l'assassin : les deux Etats criminels étaient différents, comme fut différente la conjoncture. Le national-socialisme était dominé par une haine obsessionnelle du juif : il voulait détruire tous les Juifs parce qu'ils étaient nés juifs. Il était animé par une passion de détruire : il fut détruit en tant qu'idéologie d'Etat. Ceci se passait au coeur de l'Europe occidentale, près du milieu de ce siècle, dans un pays de progrès technique. L 'Ittihad, au contraire, était un parti nationaliste. Il conquit au début de ce siècle le pouvoir dans un pays arriéré, dans sa mentalité et dans son développement industriel. Il n'éprouvait pas de haine première pour les Arméniens avec lesquels il partagea une même ferveur nationaliste avec, c'est évident, des objectifs inconciliables. Le nationalisme turc dérapa et se confondit avec une obsession irrédentiste qui rêvait de conquérir une partie de l'Asie. Les Arméniens furent anéantis par les Jeunes-Turcs, non parce qu'ils étaient une menace réelle à l'accomplissement de l'obsession nationaliste pantouranienne, mais parce qu'ils constituaient une menace fictive dans l'imaginaire perverti des Jeunes-Turcs et que cette fiction engendra un délire névrotique qui se matérialisa par l'exécution d'un génocide. Enfin, si le régime jeune-turc a disparu, l'idéal nationaliste lui a survécu, bien que géographiquement réduit. Les gouvernements turcs ont hérité du bénéfice du meurtre : ils ne se sont pas privés de ce profit. Le cadeau était empoisonné. La Turquie s'enlise dans les voies embourbées du mensonge et elle ne peut espérer gagner du temps dans cet enlisement : le crime est imprescriptible. Le rappel de la vérité historique lui indique le chemin de la démocratie. L'entretien du mensonge coûte cher et la démocratie n'a pas de prix.
1) Les archives autrichiennes sur ces événements n'ont pas encore fait l'objet d'un dépouillement complet.
2) Justicier..., op. cit., pp. 230-237.
3) J. DEROGY, op. cit..
4) J. H TASHJIAN, « On a "Statement" Condemning the Armenian Genocide of 19151918 attributed in Error to Mustafa Kemal, 1ater "The Ataturk" », The Armenian Review (Boston), vol.XXXV, n° 3-139, autumn 1982, p. 230.
5) T. ATAÖV, A "statement" wrongfy attributed to Mustafa Kemal Atatürk, Ankara, 1984.
6) KRI.[1].
7) DAD.[1], p. 339 et note 104, p. 355.
8) Ibid.
9) Ibid., p.340. Ces planches sont en fait .au nombre de quatorze, mais trois d'entre elles ne reproduisent que des télégrammes chiffrés.
10) Ibid., p. 341.
11) Ibid., note 106, p.356.
12) M. PAILLARÈS, Le Kémalisme devant les Alliés, Constantinople, Paris, Edition du Bosphore, 1922, pp. 33-35.
13) Document remis à l'auteur par Maître Jules Wolf.
14) Vakit (Constantinople), 15 mars 1919 (cité par DAD.[1], note 111, p.359
15) Alemdar (Constantinople), 18 mars 1919 (Ibid.).
16) Joghovourt Tsain (Constantinople), 19 mars 1919 (Ibid.).
17) Alemdar (Constantinople), Vakit (Constantinople), Le Courrier de Turquie (Constantinople), 8 avril 1919 (Ibid.).
18) Ibid.
19) E. NOLTE, « Eine Vergangenheit die nicht vergehen win » [Un passé qui ne veut pas passer], Frankfurter Allgemeine Zeitung (Francfort), 6juin 1986.
20) D'après le livre de P. VIDAL-NAQUET, op. cit.
21) « Message adressé aux membres du Parlement européen qui ont soutenu directement ou indirectement la résolution arménienne », page de publicité signée par douze associations turques parue dans Le Monde (Paris) du 19 août 1987.
22) Communication d'Alain Finkielkraut faite au colloque international à la Sorbonne du 10 au 13 décembre 1987 sur la politique nazie d'extermination. Cf. également Y. TERNON, « L'unicité du génocide juif », Etudes (Paris), octobre 1988, pp.359-370.
23) « International Conference on the Holocaust and Genocide », Tel-Aviv,1982 ; « Remembering for the Future. The Impact of the Holocaust on the Contemporary World », Oxford, 10-13juillet 1988. Communication d'Y. TERNON au congrès d'Oxford : « The will to annihilate. For an approach of the concept of genocide ».
24) Mardiros SARIAN, Le fait accompli, publié en arménien à Paris en 1933. Le mot tseghasbanoutioun ne figurait toutefois pas dans le dictionnaire de S. MAKHASIANTS (Erevan, 1943).
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