Andonian avait emporté à Londres les documents remis par Naïm bey et la confession de ce dernier. Les « notables arméniens » de Manchester – c'est-à-dire les responsables anglais de l'Union nationale arménienne – le prièrent la d'utiliser ces sources en rédigeant un ouvrage. Ce livre, écrit en arménien, ne parut dans cette langue qu'en 1921 à Boston, alors qu'Andonian en avait terminé la rédaction en juin 1919. Les traductions française et anglaise du texte arménien furent publiées avant, en 1920. Le livre français, Documents officiels concernant les massacres arméniens, est plus fidèle au texte original arménien, alors que la traduction anglaise a été malmenée. Le titre (The Memoirs of Naïm bey, Turkish official documents relating to the Massacres of Armenians) est à l'évidence erroné puisqu'il ne s'agit pas seulement des mémoires de Naïm bey et qu' Andonian découpe ce texte pour y introduire ses propres commentaires. Par ailleurs cette traduction anglaise était une version condensée que, faute de connaître l'anglais, Andonian n'avait ni relue ni corrigée.
Il est hors de doute que le même objectif de propagande qui avait amené le Bureau national arménien à soustraire ces documents aux commissions d'enquête turques inspira leur publication : un livre influencerait mieux l'opinion publique et les diplomates alliés qu'un simple dossier contenant les télégrammes et le témoignage de Naïm bey. Andonian déposa la plupart des originaux des télégrammes à l'Armenian Bureau de Londres qui se chargeait de la publication anglaise et préparait la reproduction des documents sous forme de clichés zincographiques1. Andonian quitta Londres en emportant avec lui les originaux dont les clichés zincographiques avaient été faits2. Les autres restèrent à Londres pour la préparation de ces clichés et y demeurèrent jusqu'en août 1920 où Boghos Nubar pacha demanda à Andonian d'adresser au Patriarcat de Constantinople les originaux des documents reproduits dans son ouvrage. L'ancien Sous-directeur des déportés à Alep, Abdulahad Nouri bey, venait d'être arrêté par les Anglais sur plainte d'un médecin arménien, le docteur Nakachian. Abdulahad Nouri ne se cachait pas et il avait trouvé un emploi au ministère de la Marine. Il devait être jugé à Constantinople. En vue de son procès, le docteur Nakachian avait prié Monseigneur Zaven, patriarche de Constantinople, de lui faire parvenir les originaux des documents. Andonian écrivit aussitôt à l'Armenian Bureau de Londres pour qu'ils envoient au Patriarcat tous les originaux dont ils disposaient, ce qui fut fait. Il adressa en outre au patriarche les extraits des mémoires de Naïm bey concernant Abdulahad Nouri, ainsi que quelques pièces qu'il avait gardées et où le nom de Abdulahad Nouri était mentionné3.
Ainsi, en août 1920, Andonian ne disposait plus que de quelques pièces originales et l'Armenian Bureau de Londres s'était dessaisi des documents qui lui avaient été confiés pour la publication du livre. L'essentiel de la documentation retourna à Constantinople. Le procès d'Abdulahad Nouri n'eut pas lieu. Le pouvoir réel n'était plus à Constantinople mais à Ankara – l'ancienne Angora – entre les mains de la Grande Assemblée nationale dirigée par Mustafa Kemal. Le mouvement kémaliste avait contraint le cabinet Ferid pacha qui venait de signer le traité de Sèvres dont les dispositions étaient désastreuses pour la Turquie, à démissionner. Avant qu'en novembre 1920 la Grande Assemblée nationale soit déclarée seule souveraine, un cabinet de transition, rattaché au mouvement kémaliste, fut mis en place à Constantinople. Il fit libérer Abdulahad Nouri, arrêter les membres de la Cour martiale qui devaient le juger et son président, le général Mustafa pacha, ainsi que le docteur Nakachian. Ce dernier, déféré devant un nouveau conseil de guerre, parvint non sans mal à se faire libérer4.
Andonian fut à nouveau sollicité en avril 1921. Talaat venait d'être exécuté par Tehlirian, le 15 mars, à Berlin. Arrêté sur les lieux du crime il devait être jugé au début de juin par le Tribunal de première instance de Berlin- Moabit. Andonian fut cité comme témoin. Les avocats de Tehlirian le prièrent d'apporter avec lui les originaux des télégrammes de Talaat reproduits dans son livre. Ils pensaient les utiliser au cours du procès. Andonian partit aussitôt pour Berlin avec les documents dont il disposait encore, c'est-à-dire cinq originaux et dix-sept copies de télégrammes de Talaat5. Outre les documents, il remit aux avocats une note expliquant la provenance de ces pièces6. Soucieux d'être crédibles, les avocats s'assurèrent la collaboration du pasteur Johannès Lepsius qui pria un fonctionnaire du ministère de l'Intérieur allemand, Walther Rössler, consul d'Alep pendant la guerre et témoin oculaire des massacres, de rédiger un rapport sur le livre d ' Andonian dont ils lui remirent la traduction française, et sur les documents qu'Andonian leur avait communiqués7. Le rapport du consul Rössler convainquit les avocats qui rédigèrent un recueil de quatre pages contenant la traduction en allemand des documents turcs et qu'ils distribuèrent aux membres du tribunal8. Le rapport du consul Rössler avait été adressé au docteur Lepsius le 25 avril 1921. Il s'était donc écoulé peu de temps entre la mort de Talaat, la convocation d' Andonian, son arrivée à Berlin avec les documents et l'expertise de Rössler. Or cette expertise ne met pas en doute l'authenticité des documents communiqués : « Le contenu du livre laisse dans son ensemble une impression d'authenticité ». Le consul Rössler relève de nombreuses erreurs mais aucune contradiction, ni dans l'exposé des faits par Andonian, ni dans les documents publiés. Tout, dans l'affaire, lui semble plausible: le fait que Naïm bey ait conservé des documents officiels au lieu de les verser dans les dossiers et que ces documents n'aient pas été classés et archivés ( « Il est fort douteux que dans un service aussi éphémère que le commissariat à la déportation, dont on sait en plus quelle fut la nature de son activité, on ait attaché quelque importance à la tenue des documents » ). Il se garde toutefois de conclure à l'authenticité des télégrammes envoyés de Constantinople, encore qu'il paraisse se souvenir de la signature du vali, Mustafa Abdulhalik. Quant aux deux lettres adressées à Djemal, il ne voit pas « comment leur authenticité pourrait être prouvée ». Ainsi, en 1921, il devenait déjà bien difficile d'expertiser ces matériaux pour un témoin qui avait été en poste à Alep pendant dix ans, avait vécu la déportation et les massacres et avait abondamment protesté auprès de son ambassade. Le consul Rössler sollicitait l'avis d'autres témoins: la soeur Béatrice Rohner – dont Lepsius avait cité le témoignage – qui connaissait Eyoub Sabri bey, le collaborateur direct d'Abdulahad Nouri ; ou le consul Hoffmann d' Alexandrette qui avait assuré son intérim à Alep en octobre 1915.
L'ancien consul Rössler ne manque d'ailleurs pas de souligner le comportement hostile d'Andonian à l'égard de l'Allemagne. Le tiers de la lettre qu'il adresse au pasteur Lepsius consiste à rappeler les démarches faites par les Allemands en faveur des Arméniens. Ce qu' Andonian reconnaît volontiers dans sa lettre au docteur Terzian : « Il faut avoir en vue cette circonstance qu'à cette époque pour se faire entendre dans les pays de l'Entente, il fallait inévitablement dire quelque chose de désobligeant sur le compte de l'Allemagne9. » Les enjeux étaient en effet considérables. Des documents indiscutablement authentiques étaient brandis comme autant de pièces à conviction pour accuser ou disculper. Les archives gouvernementales ne sont pas seulement instituées pour rapporter des faits mais pour témoigner d'une intention réelle ou fictive. Ainsi les archives turques officielles traitaient d'une intention déguisée et avaient été rédigées pour dissimuler des faits réels. Les archives allemandes – les rédacteurs des rapports l'écrivaient, et ils le faisaient à la demande de leurs supérieurs de la Wilhelmstrasse – avaient pour but de montrer l'impuissance de l'Allemagne à s'opposer à la volonté d'extermination du gouvernement turc.
Les 2 et 3 juin 1921, devant le Tribunal de première instance de Berlin-Moabit, les avocats de Tehlirian demandèrent d'introduire comme preuves les cinq télégrammes originaux de Talaat (doc. na 5, 11, 19, 33, 40) et ils remirent à la cour des photocopies de ces cinq télégrammes et de dix-sept autres télégrammes chiffrés et décodés. Après les dépositions du docteur Lepsius et du général Liman von Sanders, cités comme experts, l'évêque arménien de Man- chester, Krikor Balakian, ancien déporté, fut entendu10. Le président ayant demandé aux témoins si les Arméniens connaissaient le mot de Talaat: « J'ai plus fait pour la solution du problème arménien en un jour qu'Abdul-Hamid en trente ans », Monseigneur Balakian répondit qu'en effet Talaat avait accompli ce qui ne s'était pas fait en trente ans et même en cinq cents ans. Il précisa qu'il n'avait bien sûr pas entendu cette phrase adressée par Talaat à Morgenthau mais qu'il en avait entendu une identique prononcée par un major turc, lorsqu'il se trouvait en déportation à Tchengri: « Ce que tous nos sultans n'ont pas réussi à faire, nous, nous l'avons réussi: nous avons anéanti un peuple historique! » L'un des trois avocats de Tehlirian, le docteur Adolf von Gordon, voulut présenter au tribunal les cinq télégrammes de Talaat: « En demandant qu'on les considère comme des preuves, je vais lire ici deux de ces dépêches. Monsieur le professeur Lepsius les a vérifiées. » Le président lui fit alors remarquer qu'en les lisant devant le tribunal il leur enlevait leur valeur de preuve. Von Gordon insista et proposa qu'Andonian vienne confirmer à la barre l'authenticité de ces dépêches. Mais le procureur Gollnick refusa cette vérification: d'une part, il était hors de doute que l'accusé était bien persuadé de tuer en Talaat celui qui portait la responsabilité de ces cruautés ; d'autre part, il n'acceptait pas que le tribunal eût à traiter de la responsabilité de Talaat et prononçât un jugement historique « pour lequel il faudrait davantage de matériel que celui dont nous disposons ». Maître von Gordon accepta donc de ne pas procéder à cette vérification d'authenticité. Quand le président demanda à l'accusé s'il désirait encore entendre des témoins, Tehlirian répondit : « Je souhaite l'audition de l'écrivain Aram Andonian ». Mais le président lui déclara que les jurés le croyaient quand il disait qu'il était persuadé que Talaat était le responsable des massacres. L'audition des autres témoins de la défense fut alors annulée11.
Que sont devenus les documents Andonian ? Andonian a-t-il conservé les lettres et les télégrammes qu'il avait amenés à Berlin et lui ont-ils été rendus par les avocats de Tehlirian ? Le Patriarcat de Constantinople a-t-il restitué à l'Armenian Bureau de Londres les pièces que celui-ci lui avait confiées ? La question demeure sans réponse. Andonian qui avait été le secrétaire de Boghos Nubar pacha, devint le premier bibliothécaire de la fondation Nubarian à Paris. Il conserva ce poste jusqu'à sa mort en 1951. Il avait déposé dans cette bibliothèque les documents dont il disposait. Krieger parle de cette documentation qui se trouvait à la bibliothèque Nubar : « [Y] sont conservés trois cahiers de petit format des mémoires de Naïm Sefa effendi et des reproductions recopiées par lui, brouillons écrits au crayon en turc à caractères arabes, de la main de Naïm Sefa, sur du papier ordinaire, plié pour constituer des cahiers faits à la main. » Ces trois cahiers – le premier de 17 pages, le deuxième de 12 pages, le troisième de 7 pages – sont écrits au crayon noir de la main de Naïm Sefa. Ils contiennent les documents cités dans le livre d'Andonian, dont la note de service d'Enver ( doc. n° 52) .Krieger constate par ailleurs que sur quatorze reproductions, treize originaux de ces reproductions, et sur cinquante-deux documents, vingt- six, étaient encore conservés ainsi que d'autres documents non publiés par Andonian : les uns concernant l'assassinat du député arménien Krikor Zohrab ; deux documents remis par Hussein Avni bey de Moumboudj conservés dans un cahier personnel d 'Aram Andonian ; en outre des notes personnelles d'Andonian. Afin de déterminer quels documents avaient disparu, Krieger a reproduit dans un tableau la liste des documents et des photographies des documents présents dans les différentes versions du livre d'Andonian12. Mais lorsque Dadrian se rend ultérieurement à la biblio- thèque Nubar, il ne retrouve plus ces pièces qui, selon lui, auraient été remises aux autorités d'Arménie soviétique dans les années soixante13. On peut donc considérer que quelques documents sont restés après la mort d'Andonian dans les archives de la bibliothèque Nubar. En revanche ont disparu : une partie des mémoires de Naïm bey envoyées à Constantinople pour établir le dossier d'accusation de Mustafa Abdulhalik ; les documents officiels authentiques et les doubles détenus par l' Armenian Bureau de Londres; des documents qui auraient été déposés dans le dossier judiciaire de Tehlirian, bien que non présentés au tribunal (les archives du Tribunal de première instance de Berlin-Moabit ont disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale14) .On constate également qu'Andonian n'a pas intégré dans son ouvrage la totalité des mémoires de Naïm Sefa ni d'autres documents que celui-ci lui avait vendus.
Le Patriarcat arménien de Constantinople avait en 1919 et 1920 conservé tous les numéros du Takvim-i Vekayi et de la presse concernant les massacres. Cette documentation fut soigneusement préservée par le patriarche Zaven. Mon- seigneur Zaven Yeghiayan, né à Mossoul en 1868, avait été ordonné en 1895 par Monseigneur Ormanian Evêque d'Erzeroum en 1906, puis de Diarbékir en 1910, Il devint archevêque et fut élu patriarche de Constantinople le 30 août 1913. Exilé à Bagdad en juillet 1916, en dépit de l'intervention du docteur Torkomian, médecin personnel du sultan, et de Monseigneur Dolci, nonce apostolique, auprès des ambassadeurs d' Allemagne et d' Autriche à Constantinople, il ne dut sa survie qu'à l'attitude énergique du kaïmakam du village d'Ana, Saïd bey, qui refusa d'exécuter l'ordre du mutessarif de Deir-ez-Zor, Salih Zéki bey : la voiture transportant le patriarche devait être attaquée par des bandits et le policier chargé de le conduire le tuerait « sous prétexte de le défendre15 ». Parvenu à Bagdad à l'automne 1916, Monseigneur Zaven regagna à Constantinople son Patriarcat de Koum Kapou en février 1919. La convention signée en 1916 par le gouvernement turc et abolissant les patriarcats de Constantinople et de Jérusalem avait été annulée le 1l novembre 1918. Dès qu'il reprit ses fonctions, Monseigneur Zaven créa un « Bureau d'information sur les déportations arméniennes » qui rassembla et classa tous les documents concernant la déportation, les massacres, les enlèvements et les conversions. Ce Bureau d'information, dirigé par Archak Alboyadjian et Gabriel Nourian, recueillit les rapports sur le comportement des Turcs à l'égard des Arméniens depuis l'Armistice. Il fit un inventaire détaillé et chiffré de la situation des biens communautaires et privés arméniens dans l'Empire ottoman. Il fournit en outre aux chancelleries alliées les renseignements qu'elles demandaient. Une documentation d'une richesse exceptionnelle pour l'établissement de la vérité historique sur les massacres arméniens avait donc été réunie au Patriarcat. L'essentiel de ces informations provenait des compte-rendus des procès publiés dans le Takvim-i Vekayi et de la presse turque. Lorsqu'en 1922 les Kémalistes se rapprochèrent de Constantinople, Monseigneur Zaven jugea plus prudent de faire transporter en Europe ces archives. Il pria Monseigneur Balakian, qui avait été après sa déportation nommé archevêque de Manchester, de les convoyer dans cette ville où ils furent enfermés dans les coffres d'une banque. Lorsque Krikor Balakian devint archevêque de Marseille, il emporta avec lui les documents d'où ils furent transférés à Jérusalem en 1938. Monseigneur Zaven avait démissionné de ses fonctions de patriarche de Constantinople le 9 décembre 1922. Il se rendit d'abord à Chypre où il organisa la fondation Melkonian à Larnaca. Il s'installa ensuite en Egypte avant de se retirer à Bagdad en 1927. Lorsqu'en 1938 il apprit que les documents étaient arrivés à Jérusalem, il vint de Bagdad les consulter afin de pouvoir rédiger ses mémoires dans de meilleures conditions: « Je fus grandement surpris d'y voir une parfaite collection de documents et l'inscription de tous les événements importants de 1918 à 192216. » La biblio- thèque du Patriarcat de Jérusalem possède toujours ces documents et ils sont accessibles aux chercheurs. Krieger, puis Dadrian, consultèrent ces archives pour leurs travaux. Dans une longue quête qui le conduisit des archives des Mekhitaristes à Vienne aux archives allemandes, autrichiennes et anglaises, et au dépouillement des ouvrages parus en Turquie, Vahakn Dadrian a accumulé une documentation unique dont il n'a pas encore achevé le dépouillement. La première de ses publications concerne les documents Andonian. Faisant suite au travail de Krieger qui avait poursuivi la même démarche de collation puis d'analyse de documents, ce travail réfute point par point la thèse turque sur la falsification des matériaux Andonian.
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