Y.Ternon, Mardin 1915, Livre I, quatrième partie, L'élimination des Chrétiens du Sandjak de Mardin.
Le père Berré résume ainsi la situation dans le Tur Abdin : « Un grand nombre d’habitants du Djebel Tour se réfugient dans quelques villages des montagnes que leur position permet de fortifier. Ils résistent jusqu’au bout à toutes les attaques turques envoyées les soumettre, s’emparant même des canons braqués sur les villages »1. C’est là une vision simplifiée des événements survenus dans ces montagnes. Les faits sont mal connus : un cahier du manuscrit Rhétoré ayant disparu, la seule source demeure le père Armalé2.
Le Tur Abdin couvre le caza de Midiat, mais déborde sur l’est du caza de Mardin et s’étend au sud jusqu’à Nisibe et à l’est jusqu’à Djezireh. On a longtemps cru, écrit Sébastien de Courtois, que le Tur Abdin avait été préservé, car il ne contenait aucune communauté arménienne. Or, comme le rappelle l’historienne libanaise, Ray Jabre Mouawad (citée par cet auteur) : « C’est l’exemple du Tur Abdin qui laisse perplexe sur les intentions du gouvernement central à l’égard des syriens occidentaux [jacobites et syriens catholiques]. Dans ces montagnes, point d’Arméniens, à part quelques Arméniens catholiques dans la ville principale, Midiat, siège du gouverneur ; et pourtant, à l’instar des autres provinces de l’Empire, le Tur Abdin eut sa part de massacre. »3.
De Courtois précise également qu’en 1895 les populations jacobites avaient été attaquées et massacrées par les Kurdes.
L’analyse des événements permet de décrire deux vagues d’assaut menées contre les villages du Tur Abdin. La première est lancée au début du printemps 1915. La résistance s’est organisée en plusieurs lieux, mais elle ne fut efficace que dans deux cas. En 1917, l’armée ottomane conduit une nouvelle attaque et tente de prendre position dans le massif du Tur Abdin. Le récit du père Armalé ne couvre qu’une dizaine de villages, dont le sort est examiné ici. En fait, dès qu’ils apprennent les massacres survenus dans les villages jacobites autour de Mardin, de nombreux habitants du Tur Abdin se réfugient à Midiat.
Midiat est la seule ville du Tur Abdin. Le père Armalé dénombre 7 000 habitants, en grande majorité jacobites – avec quelques maisons d’autres <p.168> confessions chrétiennes : syriennes catholiques, arméniennes, chaldéennes, protestantes et des maisons musulmanes. Selon Kévorkian et Paboudjian, en 1914, le caza de Midiat compte 1 452 Arméniens, concentrés à Midiat5. Cette ancienne cité séleucide, entièrement détruite par les Sassanides, est devenue chrétienne dans les premiers siècles après J.-C.
Le dimanche 6 juin, le kaïmakam apprend que des chrétiens ont été tués par le directeur de la forteresse Kaïfa. L’enquête confirme cette information et le kaïmakam organise la protection des chrétiens de Midiat. Le 11 juin, il envoie des soldats à Habsenas, au nord de Midiat, afin de protéger les chrétiens de ce village assaillis par des Kurdes6. Cependant, le 21 juin à l’aube, des soldats arrivent aux portes des maisons chrétiennes pour perquisitionner et rechercher des armes. Les propriétaires refusent de les laisser entrer. Le commandant de gendarmerie, Rauf bey, force l’entrée de ces maisons. Les gendarmes arrêtent 100 hommes, dont les Arméniens catholiques et protestants. Ils les enferment une semaine dans la prison. La nuit du 28 juin, les détenus sont enchaînés. En dépit de l’intervention des pères Ephrem et Hanna Safar, le kaïmakam donne l’ordre de conduire ces personnes en dehors de la ville, tandis qu’un crieur public parcourt les rues pour annoncer le couvre-feu. Les prisonniers sont conduits au puits de Saïta, où ils sont torturés, déshabillés, égorgés et jetés dans le puits.
Le vendredi 2 juillet, le kaïmakam envoie à Salah un émissaire, Bachar bey, demander au mudir de ce nahié, Hessno, de réunir les tribus kurdes pour qu’elles mettent les chrétiens à mort. Le lendemain, Salah est attaquée : les hommes sont tués, les femmes violées, les maisons pillées, le bétail volé. Hessno s’empare des maisons et des biens. Salah comprend 80 maisons musulmanes, 30 jacobites. C’est un siège épiscopal. C’est là que se trouve le célèbre monastère de Mar Yakoub7.
Apprenant ce qui vient d’arriver à Salah, les jacobites de Midiat décident de résister. Ils cherchent des armes. Le kaïmakam est averti de leur résolution et il décide de ruser : il leur propose d’installer un soldat dans chaque maison pour la protéger. Les jacobites refusent et se retranchent dans leurs demeures. Le 16 juillet, le kaïmakam ordonne à ses soldats d’attaquer les maisons jacobites. La résistance s’intensifiant, il fait venir les Kurdes de tout le vilayet, et même d’au-delà, de Séert. Les combats durent une semaine, puis les chrétiens succombent sous le nombre. Ils <p.169> sont massacrés. Selon le père Armalé, il y aurait 10 000 victimes, dont le père Hermoz Danho. Mais 1 000 hommes, dont le père Boutros Hammal, parviennent à s’échapper et à gagner Aïn Warda où ils se joignent aux assiégés qui résistent plus de cinquante jours8. En fouillant les maisons, Kurdes et soldats découvrent 500 personnes qu’ils enferment dans un khan. Puis ils sélectionnent les enfants de moins de cinq ans et ils les emmènent dans le village jacobite de Enhel où ils disent aux habitants : « Voici les vôtres. Faites-les grandir ».
Le rapport du révérend Andrus est différent de celui du père Armalé. Il est basé sur le récit de témoins oculaires et sur celui de personnes qui ont mené une enquête. Les jacobites de Midiat auraient pris les devants et soutenu un siège : « Après les deux premières déportations d’hommes de Mardin, le gouvernement a commencé à procéder à des arrestations à Midiat. Il s’est emparé de 70 notables. Dix jours après, ils furent liés par groupes de quatre et sortis de la prison. On leur dit qu’ils devaient être conduits à Diarbékir pour passer devant une cour martiale. Au lieu de cela, ils furent emmenés à pied dans les montagnes et tués sauvagement. Quelques habitants de Midiat avaient suivi le convoi en se cachant pour tenter d’aider les prisonniers. Quand ils virent avec quelle folie on les avait traités, ils se précipitèrent à Midiat où ils provoquèrent une panique parmi les habitants par le récit de ces horreurs. Les parents des victimes dirent : « Demain, ce sera notre tour. Allons-nous nous laisser massacrer comme des moutons ? Agissons tout de suite. » A la tombée de la nuit, une multitude d’hommes se rassembla. Ils se rendirent directement au dépôt d’armes du gouvernement. Ils s’emparèrent des armes et des munitions et attaquèrent les bâtiments officiels et les cantonnements des soldats et des gendarmes et en chassèrent environ 200 personnes. Puis ils prirent position aux points stratégiques de la ville et se préparèrent pour un siège.
Le gouvernement envoya aussitôt des troupes de Mardin et convoqua les aghas kurdes de Savour et des autres cantons pour aider le commandant des troupes à investir Midiat. Les Kurdes vinrent d’autant plus volontiers que la ville était riche et grande et qu’ils escomptaient un bon butin.
Pendant dix jours, les habitants de Midiat résistèrent aux troupes et aux hordes de Kurdes Ils tuèrent ou blessèrent une centaine de Kurdes. Ils furent assez perspicaces pour refuser de répliquer au feu des soldats : ils affirmèrent qu’ils n’étaient ni des traîtres à leur pays, ni des rebelles à leur gouvernement, mais qu’ils se défendaient contre les Kurdes qui étaient leurs ennemis.
Trouvant que la place était trop grande pour être tenue, la pression <p.170> d’un nombre croissant de Kurdes trop forte et qu’ils commençaient à manquer de munitions, ils prirent contact avec des villages alentour pour organiser leur repli, rompre l’encerclement kurde et prendre position à Aïn Warda, un village plus petit et une place forte naturelle et bien approvisionnée en eau et nourriture. Au signal donné, ils s’élancèrent et un grand nombre d’habitants de Midiat parvint à s’échapper à la faveur de l’obscurité. Pendant plus d’un mois, les montagnards au cœur vaillant tinrent le siège et tuèrent tant d’assaillants que les Kurdes commencèrent à se retirer et que le gouvernement, constatant qu’il ne pouvait faire confiance plus longtemps aux Kurdes, choisit de parlementer avec les habitants de Midiat. Le matin du jour où je quittais Mardin – le 1er octobre 1915 –, je vis l’évêque qui était envoyé par le gouvernement pour tenter de négocier avec les vaillants montagnards. Il dit qu’il ne pouvait être d’aucune utilité parce que les assiégés n’avaient pas confiance dans le gouvernement. A l’évidence, un arrangement fut pris, puisque j’ai appris que les services protestants avaient repris à Midiat et qu’ils étaient assurés par le frère du pasteur, lequel avait été l’une des premières personnes arrêtées et tuées9 ».
Le père Armalé mentionne l’anecdote suivante sur Midiat. En mars 1915, les autorités de la ville avaient réuni 120 ouvriers chrétiens qu’elles avaient chargés de démonter l’ancienne mosquée pour en construire une plus grande. Arrivés à la moitié de la construction et n’étant toujours pas payés, les ouvriers refusent de continuer le travail. Ils sont tués. Au printemps de 1916, le fils du mollah de Midiat, Zoubeir, veut achever la construction. Il rassemble 30 chrétiens survivants et leur ordonne de détruire l’église des syriens catholiques et d’en prendre les pierres pour terminer la mosquée. Il fait venir de Mardin un Arménien apostat, Hanna Sami, et lui confie la direction des travaux. Il lui demande de construire également un minaret à côté de la mosquée. La construction n’est pas menée à son terme10.
Kerboran est un village situé à trente km au nord-est de Midiat. Les <p.171> collines qui l’entourent lui procurent de l’eau en abondance et, dans le passé, les villageois utilisaient des moulins à eau pour irriguer leurs champs. Ses habitants chrétiens sont jacobites (350 familles), syriens et arméniens catholiques. Une église jacobite, Saint-Kyriakos, est construite en 1900. Les syriens catholiques ont aussi leur église. Quelques jacobites et syriens catholiques se sont convertis au protestantisme et il y a un temple dans ce village.
Lorsque les massacres commencent dans le sandjak, le mudir invite les chefs des tribus kurdes à tuer les chrétiens. Commandés par Mustafa, le fils d’Ali Ramo, les Kurdes marchent sur le village, l’encerclent et tentent de pénétrer dans les maisons des chrétiens. Le village résiste pendant quatre jours, puis les Kurdes détruisent les toits et lancent du foin et de la paille dans les habitations qu’ils incendient une à une. 600 personnes environ parviennent à s’échapper. Elles sont menées en prison, à l’exception des « belles femmes et des belles filles ». Les églises et les maisons sont ensuite pillées.
Puis le mudir convoque l’évêque jacobite de Deïr-el-Salib, Yakoub, et lui dit : « Nous ne pouvons empêcher les tribus de tuer et de piller. S’ils te capturent, ils te tueront. Suis mon conseil : convertis-toi ». L’évêque accepte d’apostasier et il est accueilli comme un hôte dans la maison du mudir. Apprenant cela, le diacre Yakoub ben Youssef prend le risque de se rendre à la mairie. Il obtient de rencontrer l’évêque, qu’il trouve assis à la droite du mudir, un turban blanc autour de la tête. Il ne peut s’empêcher de l’insulter et de lui cracher son mépris au visage. Aussitôt arrêté, il rejoint les autres chrétiens en prison. La nuit suivante, les soldats et les Kurdes attaquent la prison, sortent les chrétiens, les attachent deux à deux et les conduisent en dehors du village pour les tuer.
Après le massacre, il ne reste plus à Kerboran que 3 ou 4 chrétiens convertis à l’islam12. Quant à l’évêque apostat, il reste sous la protection du mudir qui refuse de le livrer au chef kurde Mustafa. Celui-ci s’en empare de force et le fait tuer par deux de ses hommes.
Ce gros village chaldéen est situé à l’extrémité septentrionale du Tur Abdin, sur une colline qui domine le plateau. Les maisons sont entourées de vignes, d’amandiers et de chênes. Le village a une église, Mar Yakoub [Saint-Jacques]. Au nord-ouest de Kerjaous, taillé dans le roc, le <p.172> cloître de Mar Barsamo est un des plus anciens et des plus célèbres monastères du Tur Abdin14. Dans ce village, chrétiens et musulmans sont en bonnes relations. Lorsque les massacres commencent, l’agha kurde, Hassan Chemdin, rassure les chrétiens et s’engage à les protéger. Peu après, il change d’avis : il fait arrêter les hommes du village. Ils sont conduits pieds nus jusqu’à un torrent dans lequel ils sont précipités. Les villageois survivants s’enfuient à Midiat en abandonnant tous leurs biens. Après juin 1915, Mar Barsamo est inhabité.
Bâté est un village jacobite à mi-chemin entre Midiat et Kerboran. Situé au cœur d’une plaine fertile, il est dominé par l’église forteresse de Mar-Ephrem qui, traditionnellement, sert de refuge à ses habitants lorsqu’ils sont attaqués. Le village est renommé pour ses poteries, de grandes jarres à trois anses qui gardent l’eau fraîche16.
Le maître de Bâté, Osman, envoie ses deux fils, Djemil et Nedjim, tuer tous les chrétiens du village. Avant qu’ils puissent fuir, ils les rassemblent dans les deux églises, jacobite et syrienne catholique, font un bûcher et les brûlent. Seuls quelques habitants parviennent à gagner Aïn Warda.
Au nord du plateau, à trente km de Mardin, Killeth est un gros village de 1 000 habitants, situé sur le flanc d’une colline de 1 500 mètres, avec des vignes et des jardins potagers. Au-dessous du village s’étend une forêt de saules qui borde une rivière. Killeth est surnommé « le paradis du Tur Abdin »18. Au centre du village se dresse une vieille église jacobite du VIIe siècle, Mar Yohannon – Saint-Jean – où officient cinq prêtres. Les trois-quarts des habitants sont chrétiens : 600 jacobites, 100 protestants, 60 syriens catholiques. L’église des syriens catholiques est de 1881, le temple protestant de la même époque. Les villageois sont aisés : ils possèdent des terres et des troupeaux. Les aghas kurdes sont invités par le gouvernement à attaquer le village. Les chrétiens se réfugient dans l’église. Ils sont brûlés vifs. Parmi eux, trois prêtres jacobites : les pères Ibrahim, Thomas et Massoud et un moine, Abdallah19. <p.173>
Un jeune protestant parvient à échapper au massacre en montant par le conduit de sa maison. Il gagne Mardin où il raconte au révérend Andrus ce qui est arrivé à la station protestante de Killeth : « Les Kurdes de Rajdeya, Makachneya et Devovareya attaquent le village tôt le matin. Le pasteur Hanouch Ibrahim est tué sur le seuil du presbytère, ainsi que sa vieille mère. Comme de nombreux villageois sont armés, ils défendent leur foyer, mais la plupart sont tués. De nombreuses femmes et enfants sont enlevés. Très peu s’échappent. Les Kurdes n’aident pas les autorités à déporter : ils tuent, enlèvent et pillent seulement. Ce village, entièrement chrétien (deux tiers syrien, un tiers protestant), de 250 maisons, est entièrement vidé. Les Kurdes s’approprient les maisons et les terres20 ».
Hisn-Kaïfa est un village perché sur des falaises dominant la rive droite du Tigre. C’est la porte du Tur Abdin et, comme Salah, un siège épiscopal. 500 chrétiens y vivent, en majorité jacobites, mais il y a aussi des Arméniens et des protestants. Les troubles commencent très tôt, le 5 juin. Le kaïmakam de Midiat fait transmettre par le fils de l’agha kurde d’Achkafta, Amin, au commandant du fort, Ahmed Munir, l’ordre d’exterminer les chrétiens. Soldats et Kurdes se réunissent. Des chrétiens se sont réfugiés dans le fort, pour se mettre sous la protection du commandant. Les autres sont restés dans leurs maisons. En quatre heures, tous sont égorgés. Les corps sont précipités dans le Tigre du haut des falaises. Des femmes se jettent vivantes dans le Tigre pour échapper à leurs agresseurs. Quelques notables sont maintenus en prison, dont le diacre jacobite Zakki et un notable protestant Gergeos. Ils sont ensuite tués. Il n’y a aucun survivant. Le couvent de la Croix, siège de l’évêché, est détruit22.
Alors que les jacobites n’ont résisté que quelques jours à Kerboran, que la résistance de Bénébil s’est étalée dans le temps mais bénéficiait de la proximité de Deir-al-Zaafaran, la résistance d’Aïn Warda, un village entièrement jacobite, dure cinquante-deux jours. Aïn Warda est à dix km à l’est de Midiat, au pied de la chaîne de montagnes qui bordent au nord le Tur Abdin et le sépare de la vallée du Tigre.
à l’annonce du massacre des chrétiens, le chef de la communauté <p.174> jacobite, Massoud, rassemble les hommes du village et les engage à se défendre contre les Turcs et les Kurdes. Arrivent alors à Aïn Warda des chrétiens de Midiat, de Bâté, de Kerjaous, de Zass, d’Habsenas et d’autres lieux qui rapportent à Massoud les crimes commis dans leurs villages. Ils sont 6 000 à unir leurs forces.
Le kaïmakam de Midiat réunit les chefs des villages kurdes et leur propose de diviser leurs hommes en deux groupes. L’un irait sur Enhel, un village au sud de Midiat, l’autre sur Aïn Warda. Un chef kurde, Aziz agha, explique au kaïmakam qu’il est préférable de concentrer les forces pour attaquer d’abord Aïn Warda. Le kaïmakam accepte cette stratégie. Il réunit à Midiat les tribus Arnas, Muzeza, el-Ramah, les hommes d’Ahmed agha, de Salem agha et la totalité des tribus de Mardin, au total une troupe de 13 000 hommes. Il les arme et les paie. La troupe kurde part pour Aïn Warda avec femmes et enfants. Elle occupe une colline surplombant le village, de laquelle elle tire sans cesse. Les assaillants finissent par manquer de munitions et en demandent aux autorités de Diarbékir et de Mardin. Rechid et Bedreddine leur en font parvenir et ajoutent une pièce d’artillerie commandée par Chaoukaz bey, fils de Mohamed Saïd agha. Le combat se poursuit : 200 assaillants et 300 villageois sont tués. Pendant ces combats, un syrien catholique, Nano Makdessi, qui tente de se réfugier avec sa famille à Aïn Warda, est intercepté par les Kurdes qui les tuent, à l’exception d’un petit garçon, Nasser, qui restera pendant deux ans chez le cheikh Sadhi avant que Monseigneur Tappouni le rachète pour l’envoyer à son oncle à Alep.
Pendant le siège, Massoud fait fondre tous les objets en fonte et en plomb pour en faire des cartouches. Le kaïmakam de Midiat fait alors appel au cheikh Dara pour négocier avec les assiégés. Le cheikh fait venir trois villageois – et jure de divorcer s’il les trompe ! Il promet aux émissaires de leur laisser la vie sauve s’ils remettent leurs armes. Massoud et ses hommes refusent et continuent le combat. Furieux de cette résistance, les Kurdes intensifient leur pression. Le siège se poursuit pendant trente jours encore. Les assaillants informent Bédreddine qui envoie à Aïn Warda deux jacobites, le moine Yakoub et le père Hanna, convaincre les villageois de se rendre. C’est un échec. Dans le village cependant, les vivres sont épuisées, le bétail est tué : les assiégés meurent de faim. Les munitions manquent. Les cadavres se décomposent. Après cinquante deux jours de siège, les Kurdes font savoir aux chrétiens que les habitants d’Ernass se sont convertis à l’islam et ont bénéficié d’une amnistie. Puis ils leur proposent de choisir eux-mêmes un négociateur pour mettre un terme aux combats. Les chrétiens demandent qu’on aille chercher le cheikh Fathallah, fils du cheikh Ibrahim d’Aïn Kaf. Le cheikh rencontre <p.175> trois notables d’Aïn Warda qui s’en remettent à lui pour décider de leur sort. Fathallah contacte des responsables du gouvernement qui lui promettent qu’il feront éloigner les Kurdes du village. Les chrétiens rassemblent alors leurs armes et les remettent au cheikh qui fait lever le siège et ordonne de ne faire aucun mal aux chrétiens d’Aïn Warda.
Le siège a duré cinquante deux jours – on évoque, bien entendu, les quarante jours du Moussa Dagh. Les chrétiens restent barricadés dans leur village : ils savent que les Kurdes des villages voisins les guettent pour les tuer. Ainsi, le père Boutros Hammal est resté à Aïn Warda jusqu’à l’hiver de 1917. Il envoie un messager demander à Monseigneur Tappouni de lui donner de quoi dire la messe. L’évêque lui propose de venir à Mardin. Il a peur et se rend seulement à Midiat. Lorsqu’il revient à Aïn Warda, il est tué en chemin. Après la levée du siège, un grand nombre de villageois sont tués en dépit des promesses, ce qui prouve, conclut le père Armalé, « que le traître avec sa ruse fait plus que le héros valeureux avec sa force ».
Perché sur une colline, à mille mètres d’altitude, Azekh est un village de montagne, proche de Djezireh, à la limite orientale du plateau du Tur Abdin. En août 1915 Il subit une première attaque, menée par des tribus kurdes venues de Djezireh. Il résiste victorieusement. En octobre, 3 000 à 4 000 soldats ottomans mettent le siège devant Azekh. La position interdit un assaut et les villageois sont armés. Le siège dure vingt-quatre jours, puis les troupes se retirent pour revenir plusieurs mois après avec des renforts envoyés de Diarbékir. « A l’intérieur du village, tous les ustensiles, dont les seaux en cuivre, sont fondus pour faire des balles et la poudre est composée à partir de racines de sumac »25. Azekh résiste jusqu’à la fin de la guerre mondiale. En 1927, les villageois rendent leurs armes aux troupes kémalistes en échange de garanties.
Savour est le chef-lieu du caza d’Awina26 (subdivisé en cinq nahié et 97 villages), situé au nord-ouest du sandjak de Mardin. Le caza n’appartient <p.176> pas au caza de Midiat, mais il est à la limite du plateau du Tur Abdin, à dix km à l’ouest de Killeth. Ce bourg de 4 000 habitants est situé au confluent des deux sources du Cheïkhan Sou, affluent du Tigre. Pendant le XIXe siècle, le caza a perdu une partie de sa population chrétienne et est devenu à large majorité kurde. En 1915, il ne compte plus que 300 chrétiens, en majorité jacobites. Pour le canton, Kévorkian et Paboudjian dénombrent en 1914 1 032 Arméniens, en majorité catholiques27.
On connaît, toujours par le père Armalé, le sort des chrétiens de Savour, et particulièrement celui du convoi de femmes et d’enfants parti après le meurtre des hommes28. En juin 1915, les musulmans de Savour contactent Mardin pour demander quelles mesures ils doivent prendre contre les chrétiens. Bedreddine leur donne toute liberté de les tuer. 4 notables sont arrêtés et torturés, puis les autres hommes sont arrêtés. Trois semaines après, ils sont sortis de prison. Ils sont censés se rendre à Mardin, mais, après avoir quitté Savour, ils sont tués – parmi les victimes, Youssouf, le fils du professeur Elias. Les assassins rentrent dans le bourg et demandent aux femmes des victimes de leur remettre l’or, l’argent et les bijoux qu’elles possèdent, car, leur annoncent-ils, elles vont partir à Mardin rejoindre leurs maris et les routes ne sont pas sûres. Tous les chrétiens – des femmes et des enfants – sont alors arrêtés et enfermés dans la caserne. Les musulmans pillent les biens des chrétiens ou les remettent à la mairie. Les femmes et les enfants restent deux jours dans la caserne, sans eau ni nourriture. Ils sont ensuite emmenés pieds nus, sur la route de Mardin. Arrivés aux ruines proches de Savour, les soldats qui les escortent tirent sur le convoi, frappent de leurs sabres ou égorgent quelques personnes. Ainsi décimé, le convoi parvient à travers des chemins de montagne à Bakais. Les soldats déshabillent alors les femmes pour chercher de l’or dans leurs vêtements. Puis ils leur donnent de quoi se couvrir et ils repartent. Les déportés contournent Mardin par l’est, parviennent à Kabalu, puis à Rechmoul. Les habitants de ces deux villages kurdes choisissent des enfants dans le convoi et les enlèvent. Ils s’acharnent sur les femmes, les insultent et les frappent. Les survivants poursuivent leur marche, toujours à travers des sentiers de haute montagne, vers Harrin, puis ils arrivent à Nisibe et repartent vers Kharabkhond. Les soldats autorisent enfin les déportés à se reposer – depuis leur arrestation, ils n’ont reçu aucune nourriture. Le lendemain matin, les Kurdes des villages voisins viennent déshabiller les femmes une par une. Ils les assomment et les jettent dans un puits [récit M3f]. <p.177>
Ces trois villages sont situés au sud-est de Midiat, au sud d’Aïn Warda, à l’ouest d’Azekh. Ce sont des villages jacobites, avec une faible minorité syrienne catholique. Il semble qu’ils aient été attaqués en 1915, mais que cette attaque aurait échoué. Une seconde attaque est menée en 1917. Ceci témoigne d’une situation permanente de guerre entre chrétiens et Kurdes sur le plateau du Tur Abdin.
L’attaque du couvent de Deïr el-Omar est menée par le cheikh Chandi, qui prétend que le couvent lui appartient : le calife Omar l’aurait fait construire au VIIe siècle, alors que le nom syriaque est Amr – et non Omar – qui signifie couvent et que l’édifice a été construit à la fin du IVe siècle, avant le concile de Chalcédoine. Ses hommes tuent les moines et 70 personnes. Seuls deux jeunes gens peuvent s’échapper : l’un se réfugie à Aïn Warda, l’autre à Bâsabrina. Mar Gabriel (Deïr el-Omar) est le monastère jacobite, le plus célèbre du Tur Abdin. Il est situé à deux km de Kartmin et à vingt-deux km de Midiat. Il conserve des constructions des Ve et VIe siècles, dont la crypte avec la tombe de Mar Shmuel, le dôme de Théodora, du début du VIe siècle et le narthex de l’église construite en 512 pour la béatification de l’empereur Anastase30.
Kefarbé résiste six mois, puis le siège est levé. Les tribus kurdes reviennent et massacrent les villageois rassemblés dans l’église31.
En 1915, comme dans les autres villages jacobites du Tur Abdin, les autorités rassurent les habitants de Bâsabrina (environ 200 foyers). Mais le chef jacobite du village, Melki Hammo Hido, demande aux soldats qui sont censés protéger Bâsabrina de lui céder des armes pour qu’il puisse assurer l’autodéfense. Il essuie un refus, s’empare de leurs armes et les chasse du village. Les soldats reviennent à Midiat où le kaïmakam rumine sa vengeance. Au printemps de 1917, il envoie deux jacobites, le père Issa et un notable d’Aïn Warda, Georgeos, récupérer les armes volées. Melki pense que le temps des combats est passé et il consent à remettre les armes. Il se laisse abuser : il cède à la demande des soldats de passer la nuit dans l’église. Entre temps, les tribus kurdes sont prévenues que les villageois de Bâsabrina sont désarmés. Des renforts de troupes arrivent, jusqu’à 100 hommes. Ils s’emparent de Melki et le tuent quand les tribus kurdes arrivent à Bâsabrina. Puis les soldats quittent le village et le livrent aux Kurdes. La situation est en fait plus compliquée. Le village est divisé en deux groupes : les partisans de Melki et ceux d’un notable, Eugène. Les hommes d’Eugène sont alliés aux Kurdes. Ceux-ci tuent les partisans <p.178> de Melki, à l’exception d’un petit groupe qui se réfugie à Barsama, où il est tué. Bâsabrina est alors occupée par deux tribus kurdes, qui pillent l’église et les maisons et ne laissent en vie qu’une vingtaine de familles, des partisans d’Eugène. Lorsque l’imam de la tribu Hafir, Ali Batti, apprend ce qui est arrivé à son ami Melki, il fait venir dans son village les survivants de sa famille et les héberge jusqu’à la fin de la guerre.
Les conditions dans lesquelles sont perpétrés ces massacres et est réalisée l’autodéfense de plusieurs places fortes, soulignent la complexité de ces situations locales et les nombreuses interférences qu’elles supposent. Faute d’informations sur les relations entre ces différentes communautés chrétiennes et kurdes, relations faites de conflits, de vengeances à assouvir, mais aussi de dettes à payer et de paroles à respecter, on ne peut qu’ébaucher une reconstitution des événements. Tant que le lien social ne sera pas expliqué, on ne pourra que rapporter les faits. Il apparaît cependant que la guerre et l’ordre donné par les autorités ottomanes de mettre à mort les Arméniens est interprété largement dans des régions où les Arméniens sont en minorité, sinon absents, comme c’est le cas dans le Tur Abdin. Des tribus kurdes y voient l’occasion de régler définitivement de vieilles querelles. Les autorités leur lâchent volontiers la bride, elles les invitent même à tuer, alors qu’elles savent que les victimes seront des jacobites. Ces ordres viennent certainement de Midiat, probablement aussi de Mardin, peut-être de Diarbékir. Mais il est peu probable qu’à Constantinople le gouvernement ait donné l’ordre de détruire les chrétiens du Tur Abdin. Dans l’état actuel des recherches, c’est la seule hypothèse que l’on puisse se permettre de formuler. <p.179>
1) A. Beylerian, art. cit., p. 93.
2) Al qouçara [tr. B].
3) S. de Courtois, mém. cit., p. 154.
4) Al qouçara [tr. B], p. 395.
5) R. Kévorkian, op. cit., p. 415.
6) C’est à Habsenas que fut construite au VIIe siècle l’église de Mar Schemoun d-Zaïté (Saint-Simon des oliviers). Elle se trouve au sud-est du plateau du Tur Abdin, au milieu d’une vaste oliveraie ( Hans Hollerweger, Lebendiges Kulturerbe. Turabdin, op. cit., pp. 134-137).
7) Ibid., pp. 124-130.
8) Cf. infra, pp. 173-175.
9) Andrus, art. cit., pp. 101-103. Le chapitre XIII du manuscrit du père Rhétoré intitulé « Massacres à Djebel Tour » où figure le récit des événements survenus à Midiat a disparu. Seul subsiste le sommaire où il mentionne la résistance des habitants de Midiat, le « courage des femmes pour se soustraire au déshonneur » et l’assassinat par les soldats auxquels il donne des soins, du docteur Caragulla et de sa famille. Le père Simon (op. cit., p. 138) rapporte ce meurtre. Il précise que le docteur Naoum Caragulla est un Arménien protestant et que sa femme, Stella, est catholique : cf. biographie de Naaman Caragualla, infra, annexe 3.
10) Al qouçara [tr. B], p. 395.
11) Ibid., pp. 390-395.
12) En 1970, les deux tiers de la population de Kerboran (2 000 habitants) étaient encore chrétiens. En 1979, les derniers chrétiens ont quitté le village. Depuis, l’église jacobite Saint-Kyriakos est en délabrement ( Hans Hollerweger, Turabdin, op. cit., p. 213).
13) Al qouçara [tr. B], p. 409.
14) Hans Hollerweger, Turabdin, op. cit., pp. 194-197.
15) Al qouçara [tr. B], p. 395.
16) Hans Hollerweger, Turabdin, op. cit., pp. 188-191.
17) Al qouçara [tr. B], p. 411.
18) Hans Hollerweger, Turabdin, op. cit., pp. 142-149.
19) S. de Courtois, mém. cit., p. 148 (extrait du livre de Ray Jabre Mouawad).
20) Andrus, art. cit., p. 100.
21) Al qouçara [tr. B], p. 412.
22) S. de Courtois, mém. cit., p. 149.
23) Al qouçara [tr. B], pp. 405-409.
24) S. de Courtois (mém. cit., p. 159) a obtenu des informations d’un historien syriaque [jacobite], Jean Hannouche, originaire de ce village et qui prépare un ouvrage sur la résistance d’Azekh. Ce témoignage est confirmé par le rapport du patriarche Rahmani (f° 39).
25) S. de Courtois, mém. cit., p. 159. Parmi les officiers ottomans conduisant le siège se trouve un Allemand, Bernard Pulls, qui, après la guerre, se serait retiré dans un monastère trappiste en Bavière.
26) On sait seulement par le frère Simon (op. cit., p. 134) que 200 personnes ont été tuées à Awina, le 1er juin.
27) R. Kévorkian, op. cit., p. 415.
28) Al qouçara [tr. B], p. 413.
29) Al qouçara [tr. B], p. 392.
30) Hans Hollerweger, Turabdin, op. cit., pp. 49-91.
31) Deux églises sont près du village : Saint-Stéphane et Saint-Jean-Baptiste (ibid., pp. 244-249).