Y.Ternon, Mardin 1915, Livre I, quatrième partie, L'élimination des Chrétiens du Sandjak de Mardin.
Situé sur le versant oriental du Tur Abdin, sur la rive droite du Tigre, ce caza est divisé en neuf nahié et comprend deux cent dix villages. Djezireh ibn-Omar est à 125 km de Mardin. La ville est entourée de murailles. Deux bataillons de rédif y stationnent. Elle compte environ 10 000 habitants dont la moitié sont des chrétiens de diverses confessions : Arméniens2, syriens catholiques, chaldéens3 et jacobites. Les pères dominicains français entretiennent à Djezireh une école chaldéenne et une école syrienne catholique. Ils ont également des écoles de ces deux confessions dans les environs. Mais Djezireh est d’abord une ville kurde. Comme dans le reste de l’Empire ottoman, le commerce et l’industrie. Au début du XIXe siècle, Bedri khan, le chef kurde qui gouvernait alors la région, avait très bien compris que la prospérité de sa région dépendait de cet équilibre économique et il tenait à le préserver4.
En avril 1915, Rechid nomme à Djezireh un kaïmakam, Zalfi. Celui-ci incite les Kurdes à tuer tous les chrétiens, sans exception confessionnelle. A la fin avril, le député de Diarbékir, Feyzi, part à Djezireh pour une tournée de propagande : il excite les Kurdes et les Turcs qu’il rencontre à se préparer à faire leur devoir conformément aux prescriptions du Coran5. Les menaces se précisant, l’évêque chaldéen, Monseigneur Yacoub – Jacques Abraham – rend visite au kaïmakam qui l’insulte et le chasse en disant : « Un jour viendra où nous te ferons porter un sac de cent kilos d’orge et où tu seras conduit comme un âne ». Dès que les massacres commencent à Diarbékir, l’évêque jacobite, Monseigneur Benham s’enfuit à Azekh. Mais trois prêtres jacobites restent dans la ville – ils seront victimes des massacres.
La nuit du 28 août, Monseigneur Yacoub est arrêté, torturé et assassiné6. Son corps est abandonné sur les rives du Tigre. Les autres prêtres catholiques sont arrêtés : un évêque, Monseigneur Flavien Melki, syrien <p.180> catholique7 ; deux syriens catholiques, l’archiprêtre Khouri Chamoun et le religieux ephrémite, Paul Castan ; trois prêtres chaldéens, élèves du séminaire dominicain de Mossoul, les abbés Elias Issa, Marcos Thomas et Hanna Khatoum. Ils sont fusillés sur une colline dominant la ville. Leurs corps sont ensuite jetés dans le fleuve. La mission des sœurs tertiaires dominicaines de Djezireh est tenue par les sœurs Suzanne Semhéri, Radji Raffo et une auxiliaire, Warda. Au moment des massacres, sœur Suzanne est absente8. Ses compagnes sont arrêtées.
Le 29 août, tous les chrétiens sont arrêtés, les notables torturés pour qu’ils révèlent des caches d’armes. Puis, selon la procédure habituelle, ils sont enchaînés ou attachés avec des cordes et conduits en dehors de la ville où ils sont tués. Toutes les victimes sont déshabillées avant d’être exécutées. Le tour des femmes et des enfants vient le 1er septembre, avec la promesse traditionnelle de les conduire à Mossoul rejoindre leurs maris et leurs pères. Elles sont embarquées sur des kélek, après que les Kurdes aient pris les enfants. Lorsque les kélek passent à proximité d’un village kurde, les femmes leur jettent des pierres ou les accueillent à coups de couteau, si elles cherchent à s’approcher du rivage. On retrouvera ainsi sur les bords du Tigre les cadavres de Radji et de Warda, poignardées9. Les embarcations sont ensuite chavirées dans le Tigre. Le fleuve est tellement chargé de cadavres qu’on interdit aux habitants de Mossoul de boire de l’eau pendant un mois. Une complainte arménienne évoque ces noyades : « Les fleuves savent bien ce que les Kurdes nous ont fait, ils nous ont torturés, tués [et] jetés dedans »10. A Djezireh, il ne reste plus que quatre femmes chrétiennes, cachées par un musulman. Elles sont vite repérées et tuées, sauf une, Afifa, la fille de Maleh Mamarbachi, qui en versant une forte somme, parvient à gagner Mardin. Les bâtiments religieux, en particulier le siège épiscopal chaldéen, les onze églises et les trois chapelles, sont confisqués11.
Trois semaines avant les massacres de Djezireh, le 8 août, plusieurs villages jacobites et quinze villages chaldéens sont anéantis. Parmi les victimes, le père Rhétoré mentionne trois prêtres chaldéens : les abbés Augustin Murdjâni et Thomas Chérin, élèves du séminaire Saint-Jean de <p.181> Mossoul, et l’abbé Petros de Takian12. On raconte, ajoute le père Rhétoré, que l’abbé Augustin, desservant du village de Mansourieh13, est convoqué par le mudir qui lui transmet la volonté du sultan : il faut tuer tous les chrétiens à moins qu’ils ne se convertissent. L’abbé rend grâce au sultan et demande la faveur d’aller communiquer cette offre à ses paroissiens. Le mudir accepte. L’abbé réunit ses ouailles et leur annonce que le gouvernement a décidé de les tuer. Il les exhorte à demeurer fidèles à leur foi et leur promet la vie éternelle. Les chrétiens de Mansourieh sont prêts à mourir lorsque les Kurdes arrivent pour les tuer. Les tortionnaires s’acharnent particulièrement sur l’abbé Murdjâni : il est lardé de coups de poignards, puis étranglé par une corde que deux hommes placés de chaque côté tirent lentement pour faire durer le supplice.
Thomas Chérin est tué dans le village de Péchabour dont il est le prêtre. C’est un gros bourg de 1 300 habitants, très prospère, situé sur la rive gauche du Tigre, en aval de Djezireh, à une journée de marche. Le village est attaqué le 8 août par Mohamed agha, chef des nomades Artsuyi. Cette tribu descend chaque année dans la plaine de Mésopotamie pour y passer l’hiver. Puis elle remonte au printemps dans les monts du Kurdistan. Alors qu’ils viennent prendre leurs quartiers d’été, Rechid les invite à participer au massacre des chrétiens. Ils tombent d’abord sur Péchabour. Comme ils ont été informés de la procédure à suivre, ils prennent d’abord les notables, puis tous les hommes, enfin les femmes et les enfants. Ils les transportent par groupes sur l’autre rive du Tigre – Péchabour ne fait pas partie du vilayet de Diarbékir, mais de celui de Mossoul ; il ne dépend donc pas de la juridiction de Rechid, mais, de l’autre côté du fleuve, on est dans le caza de Djezireh. Selon une autre version, les habitants de Péchabour sont invités par Naïf agha, le fils d’un agha kurde ami, à traverser le Tigre pour se réfugier près de lui. C’est un piège dans lequel tombe le chef du village, Yakoub, qui part avec sa famille (quarante personnes), plusieurs habitants et l’abbé Chérin. à peine arrivés, raconte le père Rhétoré, ils sont fusillés ou poignardés – l’abbé Chérin a les deux bras coupés avant de tomber lapidé –, les femmes sont violées et tuées. La belle-sœur de Yakoub, la femme de son frère Nissan, a le nez, les oreilles, les membres et les seins coupés. Ses yeux sont sortis des orbites. Son mari, Nissan, est tué avec ses autres frères. Au total, 900 personnes sont tuées. Les cadavres sont jetés dans le Tigre. Quelques habitants de Péchabour, qui se sont méfiés <p.182> et sont restés, s’enfuient vers Zahlé. D’autres repassent le fleuve à la nage pour regagner le vilayet de Mossoul et se réfugier à Alcoche.
Son forfait perpétré, Mohamed agha se dirige sur le petit village de Mar Yakoub, à douze heures de marche au sud-est de Péchabour, où se trouve une maison des pères dominicains qu’il désire s’approprier. Comme Péchabour, le village dépend du vilayet de Mossoul dont le vali, Haïdar bey, s’oppose au massacre des chrétiens. Avant d’arriver à Mar Yakoub, Mohamed agha s’arrête dans le village chaldéen de Chizé qu’il pille. Il s’empare du blé que les paysans ont à peine engrangé. Avertis de son approche, les villageois de Mar Yakoub se précipitent chez le kaïmakam de Dehok, dont ils dépendent administrativement, pour l’informer de ce qui les attend. Celui-ci envoie des soldats à Mar Yakoub. Lorsqu’ils arrivent, Mohamed agha est confortablement installé dans la maison des dominicains et ses hommes ont commencé leur pillage. Apprenant l’arrivée des soldats, les Kurdes déguerpissent. Quelques jours après, Haïdar bey, fait arrêter Mohamed agha. Le père Rhétoré commente ainsi cette arrestation : « Ainsi on voyait l’autorité de Mossoul protéger les chrétiens et sa voisine les exterminer14 ».
L’exemple de Mar Yakoub démontre que la responsabilité des massacres dans le vilayet de Diarbékir et leur extension aux chrétiens de toutes confessions – dans les villages du moins – incombe bien à Rechid. Le comportement d’Haïdar bey est certes exemplaire. Cependant le vali ne doit d’être maintenu à son poste qu’au fait qu’il n’y a pratiquement pas d’Arméniens résidant dans le vilayet de Mossoul et que ceux qui sont censés y être déportés n’y parviennent qu’en très petit nombre.
Situé au sud de Mardin, le caza de Nisibe est divisé en huit nahié et comprend deux cent quarante villages. Nisibe – l’ancienne Nisibis de Mygdonie, longtemps perse, puis devenue ottomane en 1514, après la bataille de Tchaldiran – compte 2 000 habitants. 800 sont chrétiens : 200 jacobites, 200 chaldéens, 60 protestants et à peine 90 Arméniens. La ville possède une importante communauté juive de 600 personnes. Il y a à Nisibe trois églises : l’église Saint-Jacques où se trouve le tombeau de saint Jacques, dit de Nisibe, jacobite ; une arménienne, l’église Notre-Dame, et une chapelle en ruine, chaldéenne.
La première victime chrétienne de Nisibe est un homme de trente ans, le prêtre chaldéen Hanna Chouha, desservant de l’église chaldéenne. Fils d’un consul honoraire d’Espagne à Mardin, il appartient à l’une <p.183> des plus anciennes familles de Mardin15. En février 1915, un inconnu entre dans son église. C’est un chaldéen, déserteur de l’armée ottomane d’Erzeroum. Le fait était courant à l’époque et, dans la ville comme dans les environs, les maisons musulmanes étaient pleines de déserteurs qui souvent ne se cachaient pas et payaient seulement la police pour être tranquilles. Le père Chouha abrite ce déserteur quelques jours. Mais les musulmans de Nisibe, qui attendaient l’occasion de se venger de la famille Chouha, trop riche à leur gré, dénoncent l’abbé Chouha qui est arrêté et conduit à Mardin où il est emprisonné une semaine en dépit de l’intervention de l’évêque chaldéen de son diocèse. Le 21 mars, il est déporté à Diarbékir avec quatre autres chrétiens. Il traverse Mardin, un anneau de fer autour du cou, sous les quolibets et les jets de pierre de la populace. Il parvient à Diarbékir couvert de boue, une clochette au cou. Dans le courant de mai, il est emmené sur la route de Kharpout avec d’autres chrétiens et tué16.
Les massacres commencent à Nisibe le 16 août 191517. Les notables sont tués les premiers, dont l’évêque jacobite. Ils sont emmenés à quelques heures de la ville et exécutés. Puis vient le tour des hommes et celui des femmes. La famille Chouha est particulièrement visée. Ses membres sont transférés à Diarbékir via Mardin pour être jugés. Un garde se charge d’Abdelkarim Chouha, de sa mère, Myriam, de sa femme, Chemmé, âgée de vingt-quatre ans, et de leurs enfants. Le gendarme impose à Madame Chouha d’assister au meurtre de son mari et de ses enfants. Puis il l’emmène chez lui et tente de la violer. Comme elle se débat, il la poignarde18. Une enfant de douze ans, une fille de Myriam, la soeur d’Abdelkarim, qui a survécu, assiste au meurtre. Elle reste captive pendant plusieurs mois avant de retourner près de sa mère, Myriam, qui, elle aussi, survit19. Un autre récit [SM4] confirme que tous les chrétiens de Nisibe sont tués, à l’exception de quelques personnes qui parviennent à gagner le Sindjar.
Les nombreux villages jacobites qui s’échelonnent sur le flanc sud du Tur Abdin, entre Nisibe et Djezireh, sont anéantis [récit SM5]. A Dara, <p.184> à l’écart de la route entre Mardin et Nisibe, se trouve un petit village mixte de 500 habitants, habité par des Kurdes et 100 Arméniens catholiques – la vieille chapelle arménienne a été restaurée par le délégué apostolique, Monseigneur Drure. Le 14 juin, les voisins kurdes des Arméniens, les sortent de leurs maisons, les ligotent et les conduisent aux citernes des ruines de l’ancienne Dara où ils les tuent. Seuls deux hommes parviennent à fuir à Boukhaïré où l’un d’eux travaille comme forgeron jusqu’à la fin de la guerre. L’élimination des Arméniens de Dara laisse le village libre pour la destruction en juin et juillet des convois venus du nord, dont les corps sont jetés dans les citernes [cf. récits M3].
En 1916, des Allemands, employés au chantier du chemin de fer de Bagdad, tout proche, viennent à Nisibe en villégiature. Ils se baignent nus dans les ruisseaux de la ville et se photographient dans ce simple appareil, à l’indignation des femmes musulmanes et à la colère des Kurdes qui les trouvent pires que les chrétiens qu’ils ont massacrés20. <p.185>
1) Al qouçara [tr. B], p. 383 ; H. Simon,op. cit., p. 146.
2) Pour le caza, Kévorkian (op. cit., p. 415) dénombre 2 716 Arméniens sédentaires et 1 565 Arméniens nomades, plus ou moins kurdisés, mais restés chrétiens.
3) Le diocèse chaldéen compte 6 300 personnes habitant dans seize villages et la ville de Djezireh (A. Sarafian, art. cit., tr. [B]).
4) J. Rhétoré, p. 224. Le manuscrit s’interrompt au milieu d’une anecdote traitant de Bedri Khan. Un cahier manque à partir de la p. 225.
5) Faits et documents, Diarbékir, op. cit., p. 14. C’est au retour de cette « tournée » que Feyzi s’arrête à Chkavtan pour préparer le massacre du premier convoi de déportés de Mardin.
6) Jacques Abraham est né le 3 janvier 1848. évêque de Djezireh depuis 1882. Son assassin, Abdelaziz Jawich, est originaire de Mardin.
7) Flavien Melki, né en 1862, est évêque de Djezireh depuis le 19 janvier 1913.
8) Sœur Suzanne échappe donc et rentre à Mossoul en 1917. Elle devient sœur Catherine et meurt en 1921, supérieure de la maison d’Alcoche. Ces informations sur les sœurs de la Présentation (une congrégation fondée en 1653 par mère Marie Poussepin) sont tirées du livre de Jean-Marie Mérigoux, Va à Ninive ! Un dialogue avec l’Irak. Mossoul et les villages chrétiens, Paris, Cerf, 2000, p. 462.
9) Ibid., p. 462.
10) « Akhpure kidé kurde mezi inch g’ené, gue charcharé, guengo g’espané, gue nédé ».
11) A. Sarafian, art. cit., tr. [B].
12) Le manuscrit du père Rhétoré reprend là, à la p. 234 et le chapitre sur Djezireh s’achève à la p. 239.
13) Mansourieh est différent du village du même nom, situé près de Mardin. Il est sur la rive gauche du Tigre.
14) J. Rhétoré, p. 239. Sur Haïdar bey, cf.infra, Ve Partie, chap. V, Mossoul.
15) Al qouçara [tr. B], pp. 140-141 ; J. Rhétoré, pp. 25-28.
16) H. Simon, op. cit., p. 164.
17) J. Rhétoré, p. 220.
18) Ibid., pp. 220-222. Le tueur aurait fait le récit de son crime : « Plusieurs l’ont entendu raconter son action en pleurant et il disait : ‘Malheureux que je suis d’avoir tué une femme si sage’».
19) Un récit voisin est fait par AYB ( V. Mistrih, « Mémoires de A.Y. B. », art. cit., p. 290). Le soldat qui enlève l’enfant s’appelle Chavkat bey. La petite fille s’enfuit de chez lui. Chavkat l’accuse d’avoir volé de l’argent. Le tribunal constate l’innocence de l’enfant, ferme les yeux sur l’assassinat des parents et la confie à son oncle.
20) J. Rhétoré, p. 221.