Vahan avait acheté à Constantinople un cahier aux feuilles réglées, d'un papier vaguement bleuté, d'excellente qualité, fabriqué en Allemagne, pour y résumer les discours, les diatribes et les discussions dont n'étaient pas avares ses camarades. Dans la matinée de ce mardi il l'ouvrit pour la première fois depuis son achat et inscrivit au crayon sur la page de garde un nom : Gladys Heather, qu'il entoura par les prénoms des enfants qu'il pourrait avoir avec elle – Endza, Noubar, Simon. Et qu'il n'aurait jamais. Il ne la reverrait plus, il en avait l'intuition. Ces prénoms filaient un espoir, un rêve. Puis il dressa la liste des personnes parmi lesquelles pouvait se trouver son assassin. Les treize gars du groupe lui apparurent aussitôt : silhouettes et faces d'hommes qu'un bref éclat de mémoire illuminait. Il n'avait plus d'amis, il n'y avait pas d'agneaux en ce monde. Les visages se surimposaient. Que tracer de plus que des noms ? Il écrivit ensuite ceux-ci : Verginé Papazian, Atom Papazian, Arsinée, Haygouhie, auxquels il ajouta des mots sans suite, d'une consolante absurdité : roc, manger, cendres, pipe, crin, corne, rivière, huile, peuplier, carpe, héron. Il enverrait cet après-midi un télégramme à Gladys Heather. Il irait de par les rues et s'exposerait à la vue de tous. Il verrait certainement l'autre, celui qui est muet et qui frappe. Il y aurait combat. Je serais vainqueur, je le dois, se dit-il, je le dois à Atom et Verginé. On ne touchera pas à un cheveu des Papazian.
Avril 1909. Nous sommes en Turquie, à Adana, au sud du pays. Adana, ses champs de coton, la plaine de Cilicie, le fleuve Saros, la mer Méditerranée à trente kilomètres de là. Qui aurait pu prévoir que des massacres ravageraient cette terre ? Quelle folie saisit les étudiants turcs, ces fanatiques du parti Union et Progrès ? Aucune union en vérité, aucun progrès. Vahan Papazian, fuyant Constantinople, retrouve sa famille et vit dans la crainte du quotidien, de cette atmosphère qui progressivement, de soupçons en preuves irréfutables, tourne au cauchemar. L'horreur s'installe, le génocide arménien est à l'œuvre. Face à cela, au milieu des autres personnages forts du roman, Vahan incarne la figure du messager, de l'ami, celui qui serait le plus à même de réconcilier les deux civilisations.
Écrivain et éditeur, Daniel Arsand est notamment l'auteur de :
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