André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chaptire IV

La Question arménienne devant la Conférence de la Paix

PENDANT la réunion de la Conférence panarménienne,les deux Délégations présentèrent à la Conférence de la Paix un Mémoire commun daté du 12 février 1919, et revêtu des signatures des deux Présidents MM. Boghos Nubar et Aharonian. Voici comment ce Mémoire, intitulé «La question arménienne devant la Conférence de la Paix», résume le programme des revendications nationales arméniennes :

«Nous demandons:

1° La reconnaissance d'un Etat indépendant arménien, formé par l'union des sept vilayets et de la Cilicie avec les territoires de la République arménienne du Caucase[95].

Des Commissions de délimitation, composées de délégués des Puissances garantes, assistés de Commissaires arméniens, seront chargées de fixer sur les lieux les frontières définitives de l'Arménie. Ces Commissions auront pleins pouvoirs pour trancher souverainement toutes les difficultés qui se présenteraient avec les pays limitrophes lors de l'application sur le terrain du tracé de la carte;

2° Que l'Etat arménien, ainsi constitué, soit placé sous la garantie collective des Puissances alliées et des Etats-Unis, ou de la Société des Nations, dont il demande à faire partie;

3° Qu'un mandat spécial soit donné par la Conférence de la Paix à l'une des Puissances pour prêter son assistance à l'Arménie pendant une période transitoire. Pour le choix de la Puissance mandataire, la Conférence arménienne réunie actuellement à Paris, représentant toute la Nation arménienne, devrait être consultée. La durée du mandat serait au maximum de vingt ans;

4° Qu'une indemnité soit fixée par la Conférence de la Paix pour réparer les dommages de toute nature subis par la nation arménienne du fait des massacres, des déportations, des spoliations et des dévastations ;

L'Arménie, de son côté, sera prête à supporter sa part de la Dette publique ottomane consolidée, antérieure à la guerre.

5° Que la Puissance assistante ait notamment pour mandat :

a ) D'obliger les autorités turques, tatares, et autres, qui occupent encore ces territoires, à les évacuer;

b ) De procéder au désarmement général des populations;

c ) D'expulser et de châtier ceux qui ont participé aux massacres, violenté les populations, pris part aux pillages ou qui ont bénéficié des dépouilles des victimes;

d ) De chasser hors du pays les éléments perturbateurs de l'ordre et des tribus nomades réfractaires ;

e ) De renvoyer les mouhadjirs (colons musulmans) qui y ont été amenés et implantés sous les régimes hamidien et jeune-turc;

f ) De faire prendre enfin partout, à l'intérieur et à l'étranger, les mesures nécessaires pour le retour à leur religion primitive des femmes, jeunes filles, enfants et autres convertis de force à l'Islamisme ou séquestrés dans les harems.

La Turquie devra s'engager également à payer la contre-valeur de ses réquisitions et à restituer, avec indemnité équitable aux ayants-droit arméniens, les propriétés immobilières sises sur son propre territoire, de même que les églises, écoles, monastères avec leurs dépendances, terres et biens, qui ont été enlevés à la communauté arménienne sous une forme quelconque.

Quant aux propriétés nationales ou particulières des Arméniens qui se trouveraient en déshérence en Turquie, les autorités religieuses arméniennes de Constantinople auront le droit d'en disposer, de les vendre et d'en affecter le produit aux besoins de leurs ouailles.

Toute personne, d'origine arménienne, domiciliée ou naturalisée en pays étranger, jouira pendant un terme de cinq ans de la faculté d'opter, tant en son nom qu'au nom de ses enfants mineurs, pour la nouvelle nationalité, et de devenir citoyen arménien, en informant au préalable par écrit les autorités compétentes des deux pays».

Les statistiques qui, dans ce Mémoire, appuient les demandes arméniennes, et qui reproduisent les statistiques du Patriarcat arménien, méritent la confiance. Elles ne tâchent nullement de grossir le nombre des populations arméniennes, comme le font les statistiques officielles turques pour le nombre des Musulmans. Au contraire, elles enregistrent fidèlement la diminution numérique du peuple arménien sous le coup des massacres et des déportations. Ainsi, le Patriarcat aménien comptait en 1912, dans les six vilayets arméniens de Turquie 1.018.000 Arméniens contre 1.178.000 Musulmans, dont 666.000, d'ailleurs, seulement étaient Turcs. Mais le Mémoire est d'avis «qu'il est inadmissible que les crimes puissent profiter à leurs auteurs et que le résultat que se proposait leur abominable dessein d'assurer la majorité et la suprématie aux Musulmans soit atteint. La voix de tous les Arméniens, des vivants et des morts, doit être entendue»[96]. Et, plus loin, il étaye cette thèse sur l'argumentation suivante :

«Les questions ethnographiques de l'Empire turc ne peuvent pas être envisagées et étudiées avec les mêmes méthodes que celles des pays européens. En voulant appliquer le principe des nationalités en Turquie d'Asie pour la création d'unités nationales politiques, il serait absolument illogique de prendre pour base l'aspect ethnographique des diverses régions. Il n'y a en Turquie que des questions politiques; et l'aspect ethnographique qu'une partie quelconque de cet Empire présente à un moment donné n'est que l'effet d'une situation politique. Or, on ne peut pas se baser sur l'effet quand on veut supprimer la cause. Jusqu'à la conclusion du traité de Berlin, l'Arménie, bien qu'opprimée pendant cinq siècles, présentait une population arménienne compacte, formant une majorité absolue. Depuis la conclusion du traité de Berlin, qui devait garantir aux Arméniens la sécurité de leur vie et de leurs biens, l'aspect ethnographique de l'Arménie a été transformé radicalement par la violence et le massacre. En comparant les statistiques dressées par le Patriarcat arménien en 1882 et en 1912, on trouve qu'en 1882 le nombre des Arméniens en Turquie était évalué à 2.600.000 dont 1.680.000 dans les six vilayets, tandis qu'en 1912, ces chiffres tombaient respectivement à 2.100.000 et 1.018.000. On trouve donc une diminution de 500.000 âmes dans le nombre total des Arméniens de Turquie. En réalité cette diminution dans les six vilayets a été de 662.000, ce qui signifie qu'en dehors de l'Arménie le nombre des Arméniens de Turquie s'était augmenté de 162.000. C'est une preuve éclatante du fait que la question ethnographique, en Turquie, n'est qu'une fonction du degré d'acuité de la question politique: le fait qu'en trente ans (1882-1912) le nombre des Arméniens des six vilayets, au lieu d'augmenter, a diminué de 662.000, tandis que celui des Arméniens, dans les autres parties de la Turquie, a augmenté de 162.000 âmes, n'est dû qu'à ce que l'oppression a été moins féroce dans les autres parties de la Turquie que dans les six vilayets. Pour revenir à la diminution totale du nombre des Arméniens, peut-on croire que cette diminution n'ait été que de 500.000? Evidemment non: une race prolifique comme l'arménienne aurait augmenté par la natalité, pour cette période de trente ans, d'un nombre qui peut être évalué à un minimum de 500.000. Il s'ensuit que le nombre des Arméniens supprimés par les Turcs, durant cette période de trente ans, a été en réalité d'un million, en évaluant à 100.000 personnes l'émigration provoquée par la violence.

Pendant cette guerre, plus d'un million d'Arméniens ont péri. Donc, depuis le traité de Berlin, par lequel les Puissances prenaient un solennel engagement de garantir la sécurité aux Arméniens, plus de deux millions de ceux-ci ont été tués par les Turcs. Les mêmes Puissances ne pourraient maintenant nier le caractère purement arménien de l'Arménie en s'appuyant sur une ethnographie fondée sur la violence».

Nous trouvons, pour notre part, la théorie du Mémoire arménien fort juste et conforme à la doctrine de l'intervention d'humanité. En effet, la justice exige avant tout que les crimes perpétrés par les Turcs, aussi bien avant que pendant la Grande Guerre, n'aient pas l'effet voulu par les criminels: celui de turquifier, par le fer et par le feu, des pays non turcs. Il serait contraire à tout droit et à toute morale de reconnaître aux Turcs une prime pour les massacres qui ont bouleversé les rapports entre les nationalités. On ne saurait opposer aux revendications des Arméniens et des Grecs leur nombre réduit par les persécutions de leurs anciens maîtres. D'ailleurs, les anciennes proportions se trouveront bientôt rétablies par le retour des déportés et l'immigration de nouveaux éléments chrétiens. Bien plus, grâce au jeu des naissances, qui ne sera plus contrarié par des massacres, les anciennes minorités ne tarderont pas à devenir la majorité, comme le prouvent les exemples de la Bulgarie et de la Grèce depuis leur émancipation.

La théorie arménienne, loin d'être opposée au principe des nationalités, part, au contraire, de la plus haute conception de ce principe. Car elle demande qu'en assignant aux nations civilisées, persécutées pendant des siècles par des barbares, les territoires où elles pourront dorénavant se développer librement, les Puissances ne se basent pas seulement sur la force actuelle de ces races; elle leur demande de se baser aussi sur leur vitalité, leur histoire, leur civilisation, et, en général, sur tous les facteurs qui rendent leur développement précieux pour l'humanité.

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95)

En ce qui concerne les demandes territoriales arméniennes il y a lieu d'ajouter: 1° que le Mémoire exclut des sept vilayets les régions situées au Sud du Tigre et à l'Ouest d'une ligne Ordou-Sivas, dont la population n'est pas arménienne; 2° que sous la dénomination Cilicie le Mémoire comprend les quatre sandjaks Marache, Khozan ou Sis, Djebel-Bereket et Adana avec Alexandrette ; 3° que le territoire revendiqué de la République arménienne du Caucase comprend: toute la province d'Erivan, la partie méridionale de l'ancien gouvernement de Tiflis, la partie Sud-Ouest du gouvernement d'Elisabethpol et la province de Kars, en exceptant la région située au Nord d'Ardahan (Voir Mémoire arménien, p. 5).

 ↑
96)

Mémoire arménien, p. 4.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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