Chapitre XVI
LA TROISIÈME Assemblée de la Société des Nations qui siégea au mois de septembre 1922, précédant de quelques semaines la Conférence de Lausanne, s’occupa, comme ses devancières, de la question arménienne. À la 10e séance plénière, le 18 septembre, lord Robert Cecil présenta à l’Assemblée un projet de résolution ainsi conçu :
« L’Assemblée prend acte avec reconnaissance des résolutions du Conseil relatives à l’Arménie et déclare qu’à son avis une des conditions essentielles de toute paix avec la Turquie doit être l’octroi aux Arméniens d’un Foyer national. L’Assemblée invite le Conseil à prendre toutes les mesures qu’il jugera nécessaires à cet effet ».
La sixième Commission de l’Assemblée, à laquelle fut renvoyé le projet de résolution de lord Robert Cecil, se trouva d’accord sur le fond de celui-ci, mais elle crut devoir apporter une atténuation à sa forme. Elle proposa, en effet, la rédaction suivante :
« L’Assemblée prend acte avec reconnaissance des résolutions du Conseil relatives à l’Arménie et émet le vœu que, dans les négociations de paix avec la Turquie, on ne perde pas de vue la nécessité de constituer le Foyer national pour les Arméniens. L’Assemblée invite le Conseil à prendre toutes les mesures qu’il jugera utiles à cet effet ».
En présentant cette rédaction à la 14e séance plénière le 22 septembre 1922, le rapporteur M. Motta expliqua que la sixième Commission avait « voulu souligner que la Société des Nations ne pouvait pas avoir l’air de se conduire en quelque sorte comme belligérante, lorsqu’elle traitait de la question de l’Arménie ». « La Société des Nations, dit M. Motta, ne se place pas à un point de vue, si je puis dire, strictement politique ; elle se place a va ni tout sur le terrain humanitaire. Elle estime que les massacres, les déportations, les atrocités, les spoliations doivent avoir une fin et que le meilleur moyen pour atteindre ce résultat est bien la constitution d’un Foyer arménien indépendant ». La Société des Nations se place également au point de vue de l’article 22 du Pacte. Elle pense, en outre, « qu’il est de l’intérêt de la Turquie elle-même que cette douloureuse question de l’Arménie reçoive enfin une solution ».
L’éminent rapporteur sentait cependant la nécessité de répondre en même temps à une question qui certainement se posait à l’esprit de tous ses collègues : celle de l’utilité pratique de pareilles manifestations platoniques. « Est-il sage, s’écria-t-il, est-il vraiment nécessaire, est-il opportun que la Société des Nations, qui déjà a adressé au Conseil suprême, l’an dernier, un vœu en faveur de l’Arménie, le renouvelle cette année ? N’y a-t-il pas un certain danger à constater que certains vœux ne peuvent pas toujours être suivis d’effets immédiats, à constater, en somme, une sorte d’impuissance matérielle inhérente à la nature même de la Société des Nations » ?
M. Motta crut toutefois que cette fois le vœu de la Société ne serait pas stérile, car il poursuivit en disant : « Cette question, nous nous la sommes posée, nous l’avons examinée et nous y répondons dans le sens suivant : il est tout à fait dans le rôle de la Société des Nations, il est conforme à sa mission et à sa nature, conforme aussi à l’autorité morale dont elle est entourée, que nous élevions encore une fois la voix en faveur de l’Arménie. Le peuple arménien le désire, et ses représentants nous sont profondément reconnaissants de toute parole de réconfort qui leur vient de cette noble Assemblée. Cette parole de réconfort, nous voulons la donner au peuple arménien. Nous espérons que, cette fois, elle aura un effet immédiat sur la réalité et que les parties qui négocieront la paix entre la Turquie et les pays en guerre avec elle voudront bien ne pas oublier cette nécessité impérieuse de la civilisation. Ne pas résoudre enfin la question de l’Arménie serait, sans exagération, une souillure, une honte pour la civilisation humaine ».
Lord Robert Cecil n’insista pas sur sa première rédaction et appuya la motion de la sixième Commission. Il dit l’appuyer, parce que « persuadé que le règlement de la question arménienne contribuerait beaucoup à sauvegarder la paix » et parce que ce n’était là qu’une partie de la politique que les Puissances avaient adoptée en acceptant de protéger les minorités dans d’autres pays. Lord Cecil insista sur ce qu’en dehors de la résolution proposée il n’y avait aujourd’hui aucune autre politique possible ; examinant tous les moyens de résoudre le problème arménien, le noble lord s’arrêta même à celui, très radical, d’extermination, appliqué autrefois par Talaat Pacha. « Théoriquement, dit lord Robert, qui décidément faisait un effort pour se placer au point de vue de la raison d’État turque, on peut concevoir qu’une telle politique puisse réussir en ce sens qu’elle ferait disparaître la question arménienne. Mais elle la ferait disparaître en créant des sentiments tels qu’elle y substituerait des problèmes bien plus difficiles et bien plus terribles. C’est là, en réalité, une politique impossible. Elle ne peut être pratiquée, même si elle devait recevoir une approbation quelconque, parce que la grande masse des Arméniens, le reste de la population arménienne, a fui vers d’autres pays. Ces Arméniens resteront, quoi qu’il advienne ; et plus il y aura de cruautés et de massacres, plus grandes seront leur indignation naturelle et leur détermination de n’avoir de cesse qu’on n’ait garanti leur sécurité et leur situation nationales. Vous en revenez donc à ceci, qu’il n’y a pas d’autre politique possible que celle préconisée ici. Ce n’est pas seulement une question d’humanité ; c’est purement une question de politique pratique. La seule façon do résoudre ce problème est d’assurer un foyer national à la nation arménienne »[361].
La troisième Assemblée de la Société des Nations vota à l’unanimité le projet de la sixième Commission. Mais les espérances de la Société en la force morale de ses vœux étaient destinées à subir, pour la troisième fois, une rude épreuve.
Compte-rendu de la IIIe Assemblée de la Société des Nations, 10e et 14e séances plénières.