L'esquisse historique qui précède nous permet de constater les traits généraux suivants de l'intervention d'humanité en Turquie.
L'Empire ottoman, dont le Sultan était devenu en même temps le Calife de tous les croyants, constituait un pouvoir despotique musulman dont un des fondements principaux était l'inégalité foncière entre les sujets musulmans et les sujets chrétiens. Depuis la destruction des Janissaires (1826), le gouvernement, en présence du désordre de son administration et de ses finances, avait compris la nécessité d'emprunter à l'Occident quelques-unes au moins de ses méthodes gouvernementales. Ainsi commença la période des Réformes turques (Tanzimât) inaugurée par le Hatti-Chérif de Gulhané (1839) et qui peut être considérée comme pratiquement close au moment de la guerre franco-allemande (1870). Le Tanzimât a effectivement modernisé la structure de l'administration et de la justice ottomane. Mais, n'étant accompagné ni d'une réforme sérieuse du régime fiscal, ni d'un relèvement de l'instruction publique, il n'a pu ni élargir l'esprit des administrateurs et juges, ni enrayer leur corruption. Le Tanzimât n'a pu surtout introduire l'égalité de tous les sujets ottomans, la loi sacrée (le Chéri) restant à la base de l'Etat et les ulema (les religieux musulmans) s'opposant à toute tentative de laïcisation. Enfin, le Tanzimât, qui n'était dû qu'à l'inspiration des Sultans Abdul-Medjid et Abdul-Aziz, et de leurs ministres libéraux Réchid, Ali, Fuad Pachas, n'a pas trouvé dans l'administration des exécuteurs fidèles et convaincus. Ses quelques lois libérales (comme la loi des vilayets) n'ont pas amélioré le sort des Chrétiens.
Le Sultan Abdul-Hamid a supprimé presque toutes les réformes de ses prédécesseurs: il a détruit notamment les libertés provinciales et communales découlant de la loi sur les vilayets. Il a gouverné exclusivement par l'espionnage et la terreur. L'ère hamidienne a été, en outre, caractérisée par une recrudescence des persécutions dirigées contre les Chrétiens, persécutions dégénérant le plus souvent en massacres.
L'avènement des Jeunes-Turcs a semblé tout d'abord amener une ère nouvelle. Mais bientôt le régime despotique hamidien a été remplacé par la tyrannie non moins sanglante du Comité Union et Progrès, tyrannie s'exerçant cette fois-ci non plus seulement contre les Chrétiens, mais aussi contre les Musulmans non-turcs, les Arabes, les Albanais, les Kurdes. Aux deux principes fondamentaux de l'Etat ottoman: le despotisme et l'islamisme, les Jeunes-Turcs ajoutèrent un troisième : le nationalisme turc.
Si l'on jette maintenant un coup d'œil d'ensemble sur l'évolution intérieure de l'Etat ottoman, on est frappé par le caractère nettement réactionnaire de ce mouvement. Les fondateurs de l'Empire avaient voué les rayas à l'exploitation, mais non pas au massacre. Depuis le Conquérant, le sort des Chrétiens n'a fait qu'empirer progressivement. L'essai du Tanzimât a échoué. Et si, pendant cette période du Tanzimât, les réformes étaient du moins sincèrement préconisées par les Sultans et leurs ministres, mais échouaient grâce à l'hostilité des autorités subalternes et au fanatisme des masses, ce sont, dans les périodes subséquentes, le Sultan Abdul Hamid lui-même, et, après lui, le gouvernement jeune-turc, qui ont poursuivi une politique violemment réactionnaire et visant à la destruction des éléments allogènes. L'histoire ottomane depuis un siècle n'est que l'acheminement, à pas, tantôt lents, tantôt accélérés, vers l'idéal de l'Etat ottoman turquifié par le fer et par le feu.
Avant le Congrès de Paris, l'intervention a été souvent exercée individuellement, par la France en faveur de la religion et des religieux catholiques, par la Russie en faveur de la religion orthodoxe et des sujets orthodoxes du Sultan. Mais, même pendant cette époque, ces deux Puissances se sont parfois unies à l'Angleterre pour des interventions à trois. Depuis le Congrès de 1856, l'intervention en Turquie est devenue l'apanage collectif des six Grandes Puissances et s'est maintenue sous cette forme jusqu'à la fin du XIXe siècle. Depuis le partage des Grandes Puissances en deux camps rivaux, dont l'hostilité va toujours en s'accentuant, l'intervention collective d'humanité perd peu à peu sa cohésion. On observe déjà la diminution de sa force lors des massacres arméniens de 1895, quand l'Entente seule présente un projet de réformes; on la constate pendant les différentes phases de la question crétoise, lorsque les Empires centraux quittent le concert européen et ne participent pas à la création de l'Etat autonome crétois; on la constate, enfin, dans le rôle effacé de l'Allemagne pendant les réformes en Macédoine. Durant les deux dernières années précédant la Grande Guerre, l'Allemagne, ayant acquis la situation d'un véritable tuteur politique de la Turquie, a contrecarré, d'accord avec l'Autriche, toute action réformatrice du bloc de l'Entente. Pendant la Grande Guerre, l'Allemagne n'a pu ou su empêcher la politique d'extermination pratiquée par son alliée ottomane envers ses sujets non-turcs. En conséquence, après la guerre, la protection des races non-turques a été naturellement assumée par les seules Puissances alliées.
Cette protection n'appartient donc plus aujourd'hui aux anciennes «Grandes Puissances» d'avant guerre. Le traité de Sèvres, conclu par la Turquie avec treize Puissances alliées, limite la souveraineté ottomane tantôt au profit de ces Puissances, tantôt au profit des seules Puissances principales (France, Angleterre, Italie, Japon), tantôt envers la Société des Nations.
Jusqu'au début XXe siècle, les divergences des buts de leurs politiques dans le Proche Orient n'ont pas empêché les Grandes Puissances d'intervenir collectivement en faveur des populations opprimées. Il serait injuste d'attribuer ces interventions collectives à des motifs d'égoïsme national. Ce ne sont pas seulement les protocoles fréquents de désintéressement qui prouvent le contraire.
On peut dire, d'une manière générale, que la politique des Grandes Puissances dans le Proche-Orient s'est faite en quelque sorte à côté de l'intervention d'humanité collective qu'elle a tâché de maintenir au dessus des heurts violents des intérêts particuliers. Nous voyons, au Congrès de Paris de 1856, les Puissances occidentales s'unir à la Russie, leur ennemie d'hier, pour imposer des réformes à la Turquie, leur alliée. Et si l'on parcourt les procès-verbaux de la Conférence de Constantinople de 1876 et de celle de Londres de 1877, aucun doute ne subsiste sur les causes qui ont provoqué la guerre russo-turque, tolérée par toute l'Europe. La Russie a pu se voir restituer, par le Congrès de Berlin, la partie de la Bessarabie détachée d'elle par le Congrès de Paris et se faire attribuer quelques villes en Asie turque; l'Autriche-Hongrie a pu réaliser ses visées politiques en occupant la Bosnie et l'Herzégovine. Et ces agrandissements ont même pu faire l'objet d'accords préalables entre l'Autriche et la Russie conclus pour le cas d'un remaniement territorial de l'Empire ottoman résultant de la guerre[40]. Il n'en reste pas moins vrai que ce ne sont pas ces combinaisons politiques qui ont déterminé l'intervention collective des Grandes Puissances en 1867. Cette intervention visait à un but infiniment plus important pour l'Europe entière : à l'extinction du foyer d'anarchie qu'était devenue la Turquie ou, du moins, à la réduction de ses dimensions, absolument nécessaire pour le maintien de la paix générale. Et ce but a été, dans la mesure du possible, atteint par le traité de Berlin émancipant une grande partie de la population chrétienne de la Turquie.
Depuis la défection de l'Allemagne et de l'Autriche à la cause de l'intervention d'humanité et la concentration de celle-ci entre les mains des seules Puissances de l'Entente, cette intervention, tout en perdant parfois en efficacité, n'a aucunement aliéné son caractère désintéressé. Et le traité de Sèvres, imposé par les Puissances alliées à la Turquie vaincue dans sa guerre d'agression, apparaît, dès qu'on se place au point de vue des races opprimées, non pas comme une œuvre de violence, mais comme une œuvre de justice. Certes, le traité de Sèvres démembre la Turquie, mais il n'annexe pas les parties qu'il en détache aux territoires des Grandes Puissances victorieuses. Il les émancipe ou les réunit aux nations congénères ou bien les place provisoirement sous le mandat de la France ou de l'Angleterre, mandat qui doit être exercé au nom de la Société des Nations et qui cessera dès que ces contrées « seront capables de se conduire seules ». En même temps, le traité de Sèvres impose à la Turquie, au profit des populations qui restent sous sa domination, une véritable Constitution des droits de l'homme, du citoyen et des minorités, qui se présente comme l'aboutissant logique de toute l'intervention d'humanité en Turquie.
Les méthodes employées, au cours de l'histoire, par les Puissances pour la réalisation des buts de leur intervention d'humanité se présentent sous un triple aspect : les réformes, l'autonomie et la séparation totale de l'Empire.
Les conseils des Puissances concernant l'introduction de réformes générales, comme celles qui ont précédé le célèbre Hatti-Houmayoun de 1856, ont été ordinairement accueillis assez favorablement par la Sublime Porte qui se rendait compte du vague et, partant, du caractère inoffensif de pareilles déclarations de principe. Bien plus, la Porte ne manquait pas d'y avoir recours elle-même, lorsqu'il s'agissait d'esquiver des réformes réelles dans telle ou telle province : il suffira de rappeler la proclamation théâtrale de la Constitution en 1876 en vue d'éviter les réformes en Turquie d'Europe et «les articles additionnels à la loi sur l'administration des vilayets», promulgués en 1914 dans le but d'éluder les réformes en Arménie.
Au contraire, les projets de réformes particulières, destinées à une partie seulement de l'Empire, étaient invariablement accueillis par la Sublime Porte avec la plus grande hostilité. Elle discutait âprement chaque point du programme des Puissances et arrivait presque toujours à le mutiler, ou, du moins, à en affaiblir considérablement la portée. Le programme réduit lui-même n'était accepté par le gouvernement turc que sous une forte pression et, d'ailleurs, avec la ferme résolution d'éluder, ou du moins de contrecarrer son exécution par tous les moyens à sa disposition. Dans ce sabotage des réformes, la Porte fit preuve d'une maîtrise incomparable, servie, d'ailleurs, parfois et surtout après le traité de Berlin, par les contingences politiques. Ainsi elle réussit à esquiver toute application des réformes pour la Roumélie élaborées, en 1880, par une Commission internationale, ainsi que l'exécution des réformes arméniennes introduites par le décret de 1895. Le sabotage des réformes était au surplus presque toujours facilité par l'absence d'une surveillance internationale efficace. C'est pourquoi aussi, dès qu'il s'agissait de l'introduction d'un pareil contrôle, l'opposition de la Porte devenait irréductible : ainsi elle préféra, en 1876, la guerre à l'établissement du contrôle européen sur l'administration de la Bosnie-Herzégovine et de la Bulgarie. Deux fois seulement il a été possible d'imposer à la Porte ce contrôle, en Macédoine en 1905, et en Arménie en 1914. Le contrôle de la Macédoine a, au reste, précipité la révolution jeune-turque qui a entraîné son abolition. Et la Grande Guerre a empêché l'entrée en fonctions des inspecteurs généraux étrangers en Arménie.
La non-application ou le sabotage des réformes préconisées par les Puissances provoquaient infailliblement des insurrections de la province à laquelle elles étaient destinées, et des répressions sanglantes de la part de la Porte. L'intervention, pacifique ou armée, des Puissances s'ensuivait fatalement et aboutissait à l'autonomie garantie par les Puissances, prélude de la séparation complète de l'Empire. Il est, d'ailleurs, curieux de constater que les Puissances ont presque toujours observé une gradation dans l'émancipation des nations ottomanes, et ne les ont, à la seule exception de la Grèce, jamais libérées d'un trait.
La perte d'une province n'a presque jamais produit un effet bienfaisant sur la politique de la Porte envers les allogènes restés sous son pouvoir. Abdul-Hamid surtout, ainsi que les gouvernants jeunes-turcs, ont fait suivre les démembrements de la Turquie, après les guerres de 1877-78 et de 1912, d'une recrudescence de la terreur contre tout ce qui n'était pas turc. Au lieu de voir dans la réalisation des conseils des Puissances civilisées le seul moyen de conserver les restes de l'Empire, les gouvernements turcs se sont obstinés à voir la cause véritable du déclin de l'Etat dans les réformes, et ont continué à mener contre elles une lutte désespérée.
En résumé, les traits généraux caractéristiques de l'intervention d'humanité en Turquie nous paraissent être les suivants :
(Accord de Reichstadt du 26 juin/8 juillet 1867 et convention Novikow-Andrassy du 3/15 janvier 1877. Comp. Goriainow, Le Bosphore et les Dardanelles, p. 318-336.