André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

1) La situation générale des populations chrétiennes

LORSQUE l'on reproche aux Turcs le long martyrologe des populations chrétiennes qui pendant de longs siècles ont été soumises à leur domination, ils ont coutume d'opposer à cette accusation les privilèges qu'ils ont octroyés, dès la conquête de Constantinople, à leurs sujets chrétiens.

C'est, en effet, un fait historique qu'après la prise de Constantinople et après les massacres qui accompagnèrent cette prise, le Sultan Mohammed II concéda certaines autonomies aux vaincus. Les Chrétiens furent constitués en communautés appelées Nations (Millet) et soumises à l'autorité de leurs patriarches. Tous les Orthodoxes furent soumis, sous le nom de Nation grecque (Roum Milleti), au Patriarcat œcuménique, lequel vit ainsi son autorité étendue non seulement aux Grecs, mais aussi aux Serbes et aux Bulgares[2]. A côté du Patriarcat œcuménique, les conquérants ottomans reconnurent aussi un Patriarcat arménien, dont se détacha, au XIXe siècle, une partie des ouailles qui fut constituée en Patriarcat arménien catholique. Il existait, en outre, d'autres petites communautés, les Melchites (Grecs Unis), les Maronites, les Syriaques, les Chaldéens, les Latins, etc., enfin le Rabbinat juif.

Les autonomies accordées aux « Nations » étaient d'un caractère personnel, en ce sens que l'autorité des Patriarcats s'étendait non pas à certaines portions du territoire ottoman, mais à toutes leurs ouailles vivant dans l'Empire. Quant à la compétence des Patriarcats ratione materisae elle était triple. L'autonomie se manifestait avant tout dans le domaine religieux, comprenant le libre exercice du culte et la libre administration des affaires ecclésiastiques. L'autonomie était aussi assez large dans le domaine scolaire, où le contrôle du gouvernement s'exerçait — jusqu'à l'avènement des Jeunes-Turcs — sous des formes très relâchées. Les Patriarcats exerçaient, enfin, une juridiction sur leurs ouailles, en matière de statut personnel, comprenant les questions d'état, de capacité, de mariage, de divorce, etc. ; le Patriarcat œcuménique jouissait même du privilège de la juridiction testamentaire.

Il semble donc exister une contradiction troublante entre cette constitution libérale, concédée par les vainqueurs turcs à leurs sujets chrétiens, et leur politique envers ces mêmes sujets, faite de persécutions, de spoliations et de massacres. Cette contradiction s'explique cependant aisément.

Le peuple turc était, au moment de la conquête de Constantinople, une nation purement militaire, totalement étrangère à la civilisation. Le Sultan Mohammed II sut comprendre tout le parti que le nouvel Empire pouvait tirer des éléments non-turcs, pour le développement du commerce, de l'industrie et des métiers. D'autre part, le droit sacré musulman imposait aux sujets non-musulmans (les rayas, littéralement bétail) une taxe personnelle (le kharadj) — la capitation, à laquelle échappaient les sujets musulmans. Dès lors, l'intérêt de l'Etat Turc exigeait la conservation des vaincus, mais s'opposait en même temps à leur conversion à l'Islam, conversion qui, en en faisant les égaux de leurs maîtres, les aurait soustraits à l'inégalité fiscale et ainsi aurait privé la Turquie d'un impôt qui, à l'époque de la conquête, formait son principal revenu.

Ayant décidé de conserver les vaincus comme une caste séparée destinée à les servir et dont ils ne désiraient nullement l'assimilation, les Turcs devaient nécessairement consentir aux Chrétiens des privilèges dans le domaine de la religion et de la langue ; ils durent leur laisser, en même temps, une autonomie presque complète en matière de statut personnel, puisque le droit sacré musulman — le chéri — ne pouvait s'appliquer aux questions d'état, au mariage ou au divorce des Infidèles.

Les Turcs allèrent même plus loin. Ils laissèrent les Patriarcats, surtout les Patriarcats grec et arménien, et plus tard l'Exarcat bulgare, devenir de véritables organisations politiques, aux chefs desquelles ils reconnaissaient le droit de parler à la Porte et au nom de la nation. Les Grecs eurent leur Synode et leur Conseil mixte près du Patriarcat, et les Arméniens — au XIXe siècle — une véritable Assemblée nationale. Les organes officiels des Nations chrétiennes élevaient continuellement leur voix en faveur de leurs malheureuses ouailles. Cependant cette organisation des rayas était bien loin de répondre, dans l'esprit de la Porte, à une large conception de la mission de l'Etat. Elle n'était due qu'à la simple considération qu'il était parfois très opportun d'exercer une pression sur les rayas par l'intermédiaire de leurs organes officiels. Aussi les Turcs s'en prenaient-ils souvent à ces derniers: il n'y a qu'un siècle, lors de l'insurrection grecque en Morée (1821), que le Patriarche œcuménique fut pendu à la porte même de l'Eglise patriarcale où il venait de célébrer la messe de Pâques. Et, à aucun moment, les doléances des Patriarcats ou les protestations des Assemblées nationales n'ont pu exercer la moindre influence sur la politique intérieure turque. Pendant toute la durée de la domination Ottomane, les rayas restaient ployés sous le joug d'une administration fanatique, incapable et ignorante, les écrasant sous les impôts, taxes et exactions et ne sachant se maintenir que par la terreur perpétuelle et les massacres périodiques. C'est ainsi que, derrière la façade libérale desprivilèges des « Nations », le grand Empire fondé par les conquérants ottomans a gardé intact, pendant toute sa longue existence, son double caractère de théocratie musulmane et de despotisme turc.

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2)

Ce n'est qu'en 1870 que les Bulgares furent détachés du Patriarcat œcuménique et constitués en Nation distincte, sous l'Exarcat bulgare.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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