Article du célèbre cinéaste Henri Verneuil, né sous le nom d'Achod Malakian, paru en 1989 dans le journal Libération.
Dans une semaine aussi chargée d'une actualité explosive, l'écrivain d'une « Chronique du temps qui passe » nous a conté son excursion en Anatolie. C'est bien son droit, et tout poète est libre de faire escale où bon lui semble pour rêver, l'espace d'une halte, au passé des lieux qu'il visite.
Cher Monsieur d'Ormesson, puisqu'il s'agit de vous, j'ai lu votre évocation avec tristesse car, malgré votre talent, on y décelait une sorte de remerciement à un office du tourisme qui sait si bien recevoir… « avec sa jolie ville d'Antalya, son cadre d'Aspendos, ses monuments de Sidé et ses ruines fascinantes de Termessos », etc.
Il n'y a rien de plus normal que de parcourir un pays, de l'aimer et convier ses contemporains à tenter l'expérience.
Mais on ne peut pas traverser Verdun en évoquant la conquête de Clovis en 50 ou le royaume d'Austrasie sans citer les 700000 morts (des deux côtés) de la Première Guerre mondiale. Il me parait difficile de parler de Dachau en limitant le propos à son château ou à son église du XVIIe siècle.
Dans cette « Anatolie inépuisable », en quelques jours vous avez vu défiler des millénaires, vous avez retrouvé la « Turquie profonde » ou la ville austère de Konya sans jamais rencontrer l'ombre de ces pyramides de têtes coupées qui jalonnaient votre itinéraire enchanté.
Sur ces routes, vastes ossuaires d'un million et demi de cadavres d'Arméniens sans sépulture, vous avez traversé un charnier de l'Histoire avec ces mélancolies des écrivains d'autrefois qui s'en allaient sur leurs caravelles gavées d'un Orient immuable et naïf.
Pour ces nuits des Mille et Une Nuits en compagnie des petits garçons d'Istanbul, Pierre Loti fit semblant d'ignorer que, derrière le calme trompeur des minarets qui invitaient à la prière, on massacrait de milliers d'hommes, de femmes (en forçant les plus belles à entrer au harem) et d'enfants dont les plus robustes étaient expédiés deux par deux, chez les familles turques que en faisaient la demande.
Je suis resté pétrifié devant votre vision de cette tragédie qui devient sous votre plume : « En Turquie, les civilisations se succèdent, se mêlent, se bousculent les unes les autres, s'exterminent et COEXISTENT… »
C'est vrai, elles coexistent, comme les cadavres aux pieds des assassins.
En effaçant sur votre trajet anatolien les traces de la barbarie du premier génocide de ce siècle, vous favorisez involontairement les officines d'un Etat où l'on falsifie l'Histoire pour faire partie un jour du club européen des nations civilisées. Et l'on sait bien que ces « voyages organisés » ne sont pas tout à fait innocents.
Sous quelles pressions, dans une France incorruptible lorsqu'il s'agit des droits de l'homme du Grand Robert au Petit Larousse, on peut lire : « Talaat Pacha : ministre ottoman, né à Edirne en 1874 et assassiné à Belin par un Arménien en 1921. »
Pas la moindre allusion à l'événement majeur placé entre ces deux dates gravées sur le mausolée que la Turquie aujourd'hui reconnaissante a érigé au grand exterminateur.
On m'a dit que les Etats avaient des « raisons d'Etat ».
Pas vous, monsieur. Vous êtes honoré, fêté, décoré, lu, applaudi ou respecté, et vous êtes surtout un homme libre, toujours prêt à dénoncer avec courage l'injustice et la barbarie.
Alors pourquoi ces indignations sélectives ?
Nous savons bien ce qu'il en coûte dans ce pays-là en années de prison et en tortures (dénoncées chaque année par Amnesty International) pour toute réserve contre l'histoire officielle imposée.
Mais vous êtes un Immortel intouchable, hors de portée des opérations de basse police.
Alors pourquoi cette crainte de décevoir Ankara ?
Un jour, monsieur, moi aussi j'irai en Anatolie. Si ce n'est moi, ce seront nos enfants, ou peut-être mes petits-enfants. Nous irons fraternellement à la rencontre d'un peuple qui aura enfin compris qu'il y a de la grandeur à assumer son passé et qu'il ne sert à rien d'arracher une page de l'Histoire universelle pour effacer une période gênante.
Aujourd'hui, l'office du tourisme de mon peuple n'a rien d'autre à vous offrir que quelques millénaires d'une riche culture, des villes détruites par le séisme et un pays au bord de la famine face à un blocus.
Vous voyez… Un bien maigre programme pour voyageurs de troisième classe.
En traversant le cimetière des innocents qui fut votre lieu d'excursion de ces jours entiers, un poète arménien a écrit ces quelques mots : « De l'os d'un enfant le vent avait fait une flûte… Et dans la paix de l'aurore il sifflait des chants immortels de la mort. »
Me pardonnerez-vous cette impertinence si je vous dis avec humilité que, cette semaine vous avez été malgré vous du côté de ceux qui arrêtent le vent et empêchent ce paisible pipeau d'égrener ses mystérieux trilles dédiés à un temps qui passe mais ne s'oublie jamais ?
Par Henri Verneuil, publiée dans Libération du 26.10.1989